SEPTEMBRE-OCTOBRE 2019

 

 

 

 

La règle

 

nouvelle d’Éliette Vialle

 

 

 

C'était une de ces rues tranquilles de province ou de banlieue, dont le calme effrayant met à vif les nerfs les plus sensibles, tout est si désert que la vie semble en être retirée depuis longtemps ; mort, tout est mort, jamais un enfant n'aurait joué sur ses pelouses si veloutées, aucune rosée n'aurait jamais été cueillie par les mains gantées de tissus à fleurs d'une élégante propriétaire, dont la tenue vestimentaire à la fois insouciante et de bon ton se serait accordée à la discrète qualité de vie émanant du quartier.

Rien ne trahissait la vie, si ce n'était le furtif passage d'un chat dans les hautes branches d'un arbre, guettant les pigeons roucoulants, ou encore plus dissimulés, le bout des pattes soutenants le mufle d'un chien, invisible dans sa niche en bois de pin verni. Ou de couleur en harmonie avec le crépi de la façade ou des barrières extérieures.

C'est dans cette ambiance si délicatement assortie, que vivait la famille Saffort, une famille aussi policée que leur pavillon, une famille aussi ordonnée que leur rigides plates-bandes, une famille aussi nette que leur frustrante pelouse, vierge de toute incongruité sauvage et autre fantaisie botaniquement autant qu’humainement farfelue. Madame était le reflet le plus parfait qu'il fut possible d'obtenir en ces années cinquante de la famille idéale, vue par les magazines populaires et une télévision révolutionnaire sur le plan technique, dont le but, très conscient était d'uniformiser la population en une petite bourgeoisie bien-pensante et, en apparence détentrice du bonheur terrestre. Et ce bonheur, elle savait qu'elle le possédait ; elle savait qu'elle le tenait là, bien serré dans son poing refermé avec une énergie toute destructrice, dans ce poing ganté de filoselle assortie à ses tenues dominicales dont la coupe venait tout droit d'un magazine féminin réputé pour son snobisme convenu, dans ce poing durci par les convenances, et, qui, comme une serre écrasait irrémédiablement tout son petit univers. Or, l'univers de Madame Saffort se réduisait à son pavillon, à son jardin et aux êtres vivants sous sa coupe autant élégante qu'éclairée.

Outre Madame Staffort, l'univers du numéro 66 de la rue des Boqueteaux contenait Monsieur Staffort et les filles Staffort. Si M. Stafford avait réussi à s'intégrer dans ce décor bourgeois édulcoré, manipulé intérieurement et tout autant façonné extérieurement par les mains à la fois expertes et sans indulgence de son épouse ; les filles, quant à elles, offraient une image inadéquate et bouleversante de tous les travers possibles de ce que la société bien-pensante n'avait pas réussi à endiguer. Tout avait commencé avec le meurtre du chat, si l'on peut dire. Musli avait quelques jours, à peine sevré de sa mère, il avait été offert à Delphine pour son anniversaire. Éveline ne supportait pas ne pas posséder ce que sa sœur avait : à l'issue d'une bagarre homérique, le chat fut proprement écartelé : Delphine eut la tête, Éveline arracha sauvagement la patte arrière droite, qu'elle ne voulut pas rendre même pour l'enterrement.

Quelques jours plus tard, une étrange odeur de putréfaction sembla régner dans un coin du jardin mêlé aux suaves effluves du jasmin en fleur. Humant comme un parfum de scandale, Madame Staffort, veillant bien à ce que ses voisins ne la vissent pas, parcourut avec des ruses de Sioux les moindres recoins du terrain. Un abri pour les oiseaux était construit au milieu du massif, et, là, à hauteur d’homme, comme un trophée cruel et primitif un morceau de chair Pourrie se désagrégeait lentement.

Madame Staffort, horrifiée, n'eut que le temps de vérifier que nul voisin malveillant n'était tapi derrière un quelconque rideau, et, sans se poser d'autres questions, enleva l'objet du délit. Confusément, elle sentit que la belle ordonnance de sa vie était menacée, mais la seule clarté qui éclairait son esprit était : qu'il fallait sauver les apparences ! ». Alors, elle regarda ses filles comme des dangers potentiels, et plus que jamais décida que l'œuvre de sa vie ne serait plus troublée par quelques fantaisies, même si on pouvait les qualifier d'humaines. Il n'y eut plus de chat, plus de querelles, l'ordre régna à nouveau, la famille Staffort apparaissait toujours comme exemplaire.

A douze ans, on retrouva une des filles pendue à la corde de la vieille balançoire, quelques mois plus tard, sa sœur s'enferma dans le garage, mit en marche le moteur de la voiture, toujours impeccablement astiquée, de leur père, et finit silencieusement sa courte vie ; Deux tombes jumelles de granit rosé, fleuries et régulièrement époussetées, font l'admiration des visiteurs du petit cimetière local. Madame Staffort offre à chacun sa sérénité épanouie : l'ordre a gagné malgré quelques sacrifices !

 

©Éliette Vialle

 

 



Éliette Vialle,

septembre-octobre 2019

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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