C'était
une de ces rues tranquilles de province ou de banlieue, dont le calme
effrayant met à vif les nerfs les plus sensibles, tout est si désert que la
vie semble en être retirée depuis longtemps ; mort, tout est mort, jamais
un enfant n'aurait joué sur ses pelouses si veloutées, aucune rosée
n'aurait jamais été cueillie par les mains gantées de tissus à fleurs d'une
élégante propriétaire, dont la tenue vestimentaire à la fois insouciante et
de bon ton se serait accordée à la discrète qualité de vie émanant du
quartier.
Rien
ne trahissait la vie, si ce n'était le furtif passage d'un chat dans les
hautes branches d'un arbre, guettant les pigeons roucoulants, ou encore
plus dissimulés, le bout des pattes soutenants le mufle d'un chien,
invisible dans sa niche en bois de pin verni. Ou de couleur en harmonie
avec le crépi de la façade ou des barrières extérieures.
C'est
dans cette ambiance si délicatement assortie, que vivait la famille Saffort, une famille aussi policée que leur pavillon,
une famille aussi ordonnée que leur rigides plates-bandes, une famille
aussi nette que leur frustrante pelouse, vierge de toute incongruité
sauvage et autre fantaisie botaniquement autant qu’humainement farfelue.
Madame était le reflet le plus parfait qu'il fut possible d'obtenir en ces
années cinquante de la famille idéale, vue par les magazines populaires et
une télévision révolutionnaire sur le plan technique, dont le but, très conscient
était d'uniformiser la population en une petite bourgeoisie bien-pensante
et, en apparence détentrice du bonheur terrestre. Et ce bonheur, elle
savait qu'elle le possédait ; elle savait qu'elle le tenait là, bien serré
dans son poing refermé avec une énergie toute destructrice, dans ce poing
ganté de filoselle assortie à ses tenues dominicales dont la coupe venait
tout droit d'un magazine féminin réputé pour son snobisme convenu, dans ce
poing durci par les convenances, et, qui, comme une serre écrasait
irrémédiablement tout son petit univers. Or, l'univers de Madame Saffort se réduisait à son pavillon, à son jardin et
aux êtres vivants sous sa coupe autant élégante qu'éclairée.
Outre
Madame Staffort, l'univers du numéro 66 de la rue
des Boqueteaux contenait Monsieur Staffort et les
filles Staffort. Si M. Stafford avait réussi à
s'intégrer dans ce décor bourgeois édulcoré, manipulé intérieurement et
tout autant façonné extérieurement par les mains à la fois expertes et sans
indulgence de son épouse ; les filles, quant à elles, offraient une
image inadéquate et bouleversante de tous les travers possibles de ce que
la société bien-pensante n'avait pas réussi à endiguer. Tout avait commencé
avec le meurtre du chat, si l'on peut dire. Musli avait quelques jours, à
peine sevré de sa mère, il avait été offert à Delphine pour son
anniversaire. Éveline ne supportait pas ne pas posséder ce que sa sœur
avait : à l'issue d'une bagarre homérique, le chat fut proprement écartelé
: Delphine eut la tête, Éveline arracha sauvagement la patte arrière
droite, qu'elle ne voulut pas rendre même pour l'enterrement.
Quelques
jours plus tard, une étrange odeur de putréfaction sembla régner dans un
coin du jardin mêlé aux suaves effluves du jasmin en fleur. Humant comme un
parfum de scandale, Madame Staffort, veillant
bien à ce que ses voisins ne la vissent pas, parcourut avec des ruses de
Sioux les moindres recoins du terrain. Un abri pour les oiseaux était
construit au milieu du massif, et, là, à hauteur d’homme, comme un trophée
cruel et primitif un morceau de chair Pourrie se désagrégeait lentement.
Madame
Staffort, horrifiée, n'eut que le temps de
vérifier que nul voisin malveillant n'était tapi derrière un quelconque
rideau, et, sans se poser d'autres questions, enleva l'objet du délit.
Confusément, elle sentit que la belle ordonnance de sa vie était menacée,
mais la seule clarté qui éclairait son esprit était : qu'il fallait sauver
les apparences ! ». Alors, elle regarda ses filles comme des dangers potentiels,
et plus que jamais décida que l'œuvre de sa vie ne serait plus troublée par
quelques fantaisies, même si on pouvait les qualifier d'humaines. Il n'y eut
plus de chat, plus de querelles, l'ordre régna à nouveau, la famille Staffort apparaissait toujours comme exemplaire.
A
douze ans, on retrouva une des filles pendue à la
corde de la vieille balançoire, quelques mois plus tard, sa sœur s'enferma
dans le garage, mit en marche le moteur de la voiture, toujours impeccablement
astiquée, de leur père, et finit silencieusement sa courte vie ; Deux
tombes jumelles de granit rosé, fleuries et régulièrement époussetées, font
l'admiration des visiteurs du petit cimetière local. Madame Staffort offre à chacun sa sérénité épanouie : l'ordre
a gagné malgré quelques sacrifices !
©Éliette Vialle
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