Anne savait qu'elle n'était pas
jolie, qu'elle n'était qu'une vilaine bouche à nourrir, sa mère ne se
privait pas de le lui dire chaque jour en des termes crus. Anne le savait,
mais ce matin-là, elle voulait l'oublier. Peut-être à cause de ce soleil
qui tapait au carreau d'une manière insolente.
Après quelques instants d'hésitation,
Anne se réfugia dans la salle de bain sans prendre la peine de tirer le
verrou. Dans une précipitation de petite fille, elle se jeta sur le tube de
fond de teint qui appartenait à sa mère, s'enduisit généreusement le visage
d'une crème ambrée. Pour la première fois de sa vie, elle osait se
maquiller, elle osait tricher afin de donner une bonne gifle à cette nature
qui ne l'avait guère gâtée. Elle espérait une espèce de miracle et c'était
avec application qu'elle barbouillait ses lèvres de rouge sang, ses paupières
de bleu, qu'elle coloriait ses pommettes d'ocre orangé, qu'elle allongeait
ses yeux d'un gros trait charbonneux, qu'elle noircissait ses cils, qu'elle
écrasait une superbe mouche au milieu de sa joue. Pour terminer, elle
ébouriffa ses cheveux courts, les laqua de telle façon qu'ils demeurèrent
dressés au-dessus de son crâne.
Il ne restait plus rien de cette
pâleur maladive qui, d'ordinaire, l'affublait d'une expression éteinte.
Anne chantait, se trémoussait. Le miroir était plein d'elle. Elle avait
l'air d'une poupée outrageusement fardée pour un bal imaginaire dont elle
aurait été la reine et dont les lampions commençaient à s'allumer dans sa
tête. Les prétendants ne manquaient pas, Anne les voyait alignés en rang
d'oignons sur la tablette fixée au-dessus du lavabo. Elle leur adressa un
sourire, les invita à danser. La fête débuta dans un extraordinaire
désordre. Une musique endiablée arrivait de très loin, de ces régions où le
temps n'a plus d'emprise, où les nébuleuses jaillissent des brumes telle
une évidence heureuse.
D'un geste qu'elle voulait élégant,
Anne rattrapait le drap de bain qu'elle avait posé sur ses épaules et qui,
sans cesse, glissait. Elle rayonnait, riait, balançait les hanches de
droite à gauche. Une sorte de frénésie s'emparait de son être. Les garçons
la convoitaient, se bousculaient, tendaient leurs bras vers elle. Elle
était belle, désirable. La lumière des appliques électriques ruisselait sur
elle avec une grâce presque divine.
A quatorze ans, on est vite soulevé
de terre, surtout quand on abuse des parfums qui vous tombent sous la main.
Anne, le corps et l'esprit enivrés
par leur propre exaltation, entamait un slow contre la poitrine d'un
invisible cavalier, lorsque se mère surgit comme une furie, la saisit
brutalement par les cheveux, lui passa la figure sous le robinet d'eau
froide.
- Pauvre fille, qu'est-ce que tu
crois ? Qu'un peu de peinture va t'embellir ? Chimères ! Quand on est
laide, c'est pour toujours. Fallait pas venir sur
terre.
Anne serrait les poings avec la folle
envie de se défendre, mais elle ne bougeait pas, elle connaissait trop la
poigne maternelle pour se permettre de rétorquer quoi que ce fût. Sa venue
au monde avait été le résultat d'une magistrale erreur. Elle était le fruit
non souhaité d'un moment d'égarement, et sa mère, inconsciemment, s'était
jurée de lui faire payer cher cette intrusion dans l'existence. Le supplice
d'Anne ne dura que quelques secondes. Ensuite, il y eut un violent
claquement de porte, suivi d'un bruit de talons s'éloignant vers la
cuisine. Une sensation de vide s'installa, pesante, angoissante. La musique
avait disparu. Disparus aussi les garçons, les guirlandes. La salle de bain
n'était plus qu'un navire qui coulait dans le silence. Anne demeurait
pétrifiée. Une fois encore, son rêve avait été poignardé. Un abîme se
creusait en elle. Son avenir lui apparut comme un long couloir sinistre,
tapissé de fenêtres closes. Des fenêtres qu'on lui interdisait d'ouvrir et
qu'elle entrebâillait en cachette au risque d'être surprise par sa mère.
Anne pleurait. Des larmes chargées de
rimmel laissaient des traces noires sur ses joues déjà abondamment
mouillées Dans la glace, elle se voyait plus laide que jamais, plus
pitoyable que jamais. Sa bouche entrouverte découvrait quatre dents mal
plantées, ce qui apportait une touche à la fois comique et attendrissante à
cette tragédie. Car c'était une tragédie. L'on meurt à chaque désillusion
et l'on renaît amputé d'une étoile. Et, Anne, à
force d'être amputée, avait l'impression que son ciel n'avait plus
d'étoiles. La dernière gisait en miettes sur le carrelage de la salle de
bain.
Anne s'épongea, renifla fort. Elle
n'allait pas se laisser abattre sans réagir. Alors, elle se baissa, ramassa
les morceaux de l'étoile brisée, les enfouit dans sa poche avec la ferme
intention de les recoller. D'un pas rapide, elle regagna sa chambre, se
jeta sur son lit, ferma les yeux et partit au plus profond d'elle-même à la
recherche d'une éventuelle trouée de lumière.
Texte écrit
dans les années 80...
paru
dans la revue "Noréal" dirigée par
Claude LE ROY
Michèle Zwegers a publié deux
recueils de poésie aux éditions Accents poétiques : D'écorce
et d'écume (2016) et Les
galets bleus (2017). Voir aussi son interview sur le
site de l’éditeur.
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