MARS-AVRIL 2020

 

 

 

 

L’étoile brisée...

nouvelle de Michèle Zwegers

 

 

Anne savait qu'elle n'était pas jolie, qu'elle n'était qu'une vilaine bouche à nourrir, sa mère ne se privait pas de le lui dire chaque jour en des termes crus. Anne le savait, mais ce matin-là, elle voulait l'oublier. Peut-être à cause de ce soleil qui tapait au carreau d'une manière insolente.

Après quelques instants d'hésitation, Anne se réfugia dans la salle de bain sans prendre la peine de tirer le verrou. Dans une précipitation de petite fille, elle se jeta sur le tube de fond de teint qui appartenait à sa mère, s'enduisit généreusement le visage d'une crème ambrée. Pour la première fois de sa vie, elle osait se maquiller, elle osait tricher afin de donner une bonne gifle à cette nature qui ne l'avait guère gâtée. Elle espérait une espèce de miracle et c'était avec application qu'elle barbouillait ses lèvres de rouge sang, ses paupières de bleu, qu'elle coloriait ses pommettes d'ocre orangé, qu'elle allongeait ses yeux d'un gros trait charbonneux, qu'elle noircissait ses cils, qu'elle écrasait une superbe mouche au milieu de sa joue. Pour terminer, elle ébouriffa ses cheveux courts, les laqua de telle façon qu'ils demeurèrent dressés au-dessus de son crâne.

Il ne restait plus rien de cette pâleur maladive qui, d'ordinaire, l'affublait d'une expression éteinte. Anne chantait, se trémoussait. Le miroir était plein d'elle. Elle avait l'air d'une poupée outrageusement fardée pour un bal imaginaire dont elle aurait été la reine et dont les lampions commençaient à s'allumer dans sa tête. Les prétendants ne manquaient pas, Anne les voyait alignés en rang d'oignons sur la tablette fixée au-dessus du lavabo. Elle leur adressa un sourire, les invita à danser. La fête débuta dans un extraordinaire désordre. Une musique endiablée arrivait de très loin, de ces régions où le temps n'a plus d'emprise, où les nébuleuses jaillissent des brumes telle une évidence heureuse.

D'un geste qu'elle voulait élégant, Anne rattrapait le drap de bain qu'elle avait posé sur ses épaules et qui, sans cesse, glissait. Elle rayonnait, riait, balançait les hanches de droite à gauche. Une sorte de frénésie s'emparait de son être. Les garçons la convoitaient, se bousculaient, tendaient leurs bras vers elle. Elle était belle, désirable. La lumière des appliques électriques ruisselait sur elle avec une grâce presque divine.

A quatorze ans, on est vite soulevé de terre, surtout quand on abuse des parfums qui vous tombent sous la main.

Anne, le corps et l'esprit enivrés par leur propre exaltation, entamait un slow contre la poitrine d'un invisible cavalier, lorsque se mère surgit comme une furie, la saisit brutalement par les cheveux, lui passa la figure sous le robinet d'eau froide.

- Pauvre fille, qu'est-ce que tu crois ? Qu'un peu de peinture va t'embellir ? Chimères ! Quand on est laide, c'est pour toujours. Fallait pas venir sur terre.

Anne serrait les poings avec la folle envie de se défendre, mais elle ne bougeait pas, elle connaissait trop la poigne maternelle pour se permettre de rétorquer quoi que ce fût. Sa venue au monde avait été le résultat d'une magistrale erreur. Elle était le fruit non souhaité d'un moment d'égarement, et sa mère, inconsciemment, s'était jurée de lui faire payer cher cette intrusion dans l'existence. Le supplice d'Anne ne dura que quelques secondes. Ensuite, il y eut un violent claquement de porte, suivi d'un bruit de talons s'éloignant vers la cuisine. Une sensation de vide s'installa, pesante, angoissante. La musique avait disparu. Disparus aussi les garçons, les guirlandes. La salle de bain n'était plus qu'un navire qui coulait dans le silence. Anne demeurait pétrifiée. Une fois encore, son rêve avait été poignardé. Un abîme se creusait en elle. Son avenir lui apparut comme un long couloir sinistre, tapissé de fenêtres closes. Des fenêtres qu'on lui interdisait d'ouvrir et qu'elle entrebâillait en cachette au risque d'être surprise par sa mère.

Anne pleurait. Des larmes chargées de rimmel laissaient des traces noires sur ses joues déjà abondamment mouillées Dans la glace, elle se voyait plus laide que jamais, plus pitoyable que jamais. Sa bouche entrouverte découvrait quatre dents mal plantées, ce qui apportait une touche à la fois comique et attendrissante à cette tragédie. Car c'était une tragédie. L'on meurt à chaque désillusion et l'on renaît amputé d'une étoile. Et, Anne, à force d'être amputée, avait l'impression que son ciel n'avait plus d'étoiles. La dernière gisait en miettes sur le carrelage de la salle de bain.

Anne s'épongea, renifla fort. Elle n'allait pas se laisser abattre sans réagir. Alors, elle se baissa, ramassa les morceaux de l'étoile brisée, les enfouit dans sa poche avec la ferme intention de les recoller. D'un pas rapide, elle regagna sa chambre, se jeta sur son lit, ferma les yeux et partit au plus profond d'elle-même à la recherche d'une éventuelle trouée de lumière.

 

 

Texte écrit dans les années 80...

paru dans la revue "Noréal" dirigée par Claude LE ROY

 

Michèle Zwegers a publié deux recueils de poésie aux éditions Accents poétiques : D'écorce et d'écume (2016) et Les galets bleus (2017). Voir aussi son interview sur le site de l’éditeur.

 

 



Michèle Zwegers,

 

recherche : Éliette Vialle

 

Mars-avril 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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