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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Novembre-décembre 2023 Michel Herland : L'Homme qui
voulait peindre des fresques. Andersen éditions,
octobre 2023 (136 p., 14,90 €) Note de lecture
par Dana Shishmanian (*) Photo de
couverture : © Détail de Lespwineg
7888 par Jérôme Sainte-Luce, 2020. Acrylique,
pastel et huile sur toile 150 x 180 cm. |
Faire « préfacer » son recueil
de poèmes (qui n’est en l’occurrence pas tout à fait le premier car Michel
Herland a vu publier en 2020 Tropiques suivi de Miserere,
livre de poèmes choisis et traduits en roumain par Sonia Elvireanu,
paru en édition bilingue en Roumanie – voir notre chronique
là-dessus dans le numéro de mars-avril), par un « manifeste
poétique » (même si « petit »), peut paraître, et certainement
est, dans la plupart des cas, un pari extrêmement risqué. Celui, notamment,
de faire lire votre poésie par le prisme de votre conception de la poésie –
en faussant ainsi, délibérément (ou peut-être seulement involontairement, par
la naïve croyance en la cohérence de votre esprit) la réception génuine et
spontanée de votre écriture dans l’esprit du lecteur. Pour ne plus parler de
la prétention qu’un « manifeste » peut s’arroger, celle de frayer
des voies, et particulièrement celles supposées empruntées par vous-même en
tant qu’auteur ! Autrement dit, vous vous donnez en exemple... tout en
vous enfermant dans un modèle procustien assumé de
plein gré, pour vous couper les ailes !… Et pourtant, rien de tel avec le
« petit manifeste poétique » de Michel Herland. Esprit
critique et fin esthète, le poète nous livre non pas tellement un art
poétique dans sa préface, mais un discours méta-textuel, glosant
gracieusement autant sur des idées reçues que sur des idiosyncrasies communes
chez les lecteurs, plutôt que chez les auteurs eux-mêmes – autour, bien
entendu, de l’éternelle question de « qu’est-ce que la poésie »
(voir à ce sujet, également, ses réflexions à la rubrique Gueule
de mots de notre précédent numéro). Ce qui n’a pas forcément
d’incidence sur la manière dont est perçue du lecteur sa propre poésie… car
l’auteur du manifeste garde vis-à-vis de son livre le détachement, voire
le doute nourricier dans lequel on reconnaît ce trait sublime de l’esprit que
les romantiques appelaient ironie, à savoir, « la forme du
paradoxe », d’après Schlegel. Voilà pourquoi, avant même de le
lire, nous savons que cet auteur n’est pas dupe du critique qu’il est
également, et vice-versa ! Et nous partageons du coup, pleinement, sa
manière de pivoter avec pertinence et justesse sur la pointe ambivalente de la
danseuse Poésie : « Cependant,
si le besoin de s’épancher est le primum
movens de l’acte poétique, il est remplacé assez vite par le
plaisir d’agencer les mots, le cas échéant de trouver des rimes, bref toute
la cuisine de l’écriture qui aide le poète à s’oublier. Sans compter
qu’il n’y a guère de bons poèmes sans un zeste d’ironie. » (n.s.) Ainsi le poète qui authentiquement
s’exprime, s’oublie lui-même en tant que sujet de ladite expression… pour que
celle-ci devienne littérature. L’ironie est là justement. Le poète peut donc
se voir aussi comme « l’homme qui voulait peindre des fresques »… –
ou « qui avait
peut-être peint des fresques »
(c’est le titre d’un des poèmes du volume quasi-éponyme)
– car
« je » est un autre. Dans cet espace de liberté –
l’autre face de l’ironie romantique comme forme du paradoxe – se présentent
alors toutes les misères et les beautés du monde, comme toutes les béatitudes
ou les souffrances du corps et de l’esprit : le poète n’a pas de « thématiques »
attitrées… car le poète est l’homme, et… nihil humanum !… Aussi n’a-t-il pas d’« esthétique » univoque ou exclusive à faire
valoir, car il en est riche de toutes… Le charme du volume vient justement de
cet apparent bric-à-brac déconcertant pour d’aucuns, tant pour ce qui est du
« contenu » que de la « forme » des poèmes, mais qui
révèle en fait l’authentique de l’entreprise, en amplitude comme en
profondeur, ainsi que le plaisir à façonner des vers, que ce soit en « glissement du vers classique au
vers libre »
ou résolument « sur le mode ancien ». Mais
ce qui saisit plus insidieusement le lecteur à l’oreille attentive est que le
poète semble se glisser dans la peau du poème tel un étranger, tout en
montrant ainsi son habileté toute singulière à le porter, à le dire, voire à
le faire admirer. Suprême ironie, encore ! Ainsi
Le chant du crapaud-buffle (p. 21) – déjà une métaphore
(auto-)persifleuse – qui érotise « la femme d’ébène »
par quelques rythmes et rimes aussi savants que surprenants (toujours
l’esprit « trobar », dont l’auteur est un
grand amateur sinon un spécialiste : voir sa série d’articles dédiés aux
troubadours à la rubrique Une
vie, un poète), donnant l’impression d’une parfaite imitation sinon d’un
exercice de style mené de main de maître. Ainsi
aussi le « soleil noir » dans lequel tout d’un coup « se
noie » tout un poème « descriptif » telle la toile d’un Claude
Lorrain aux tropiques (p. 24) : Le
visiteur qui passe se promène et se perd Dans
des rêves simples mystérieux et sauvages Debout
sur la jetée et tourné vers le large Il
se noie lentement dans
un grand soleil noir Ainsi
le raffiné poème Joyeux
néant, triste mangrove
(p. 25) qui est une merveille de l’art – finissant sur une pirouette
(auto)ironique, lui aussi : Lagune
d’écrasé soleil Frémissement
triste mangrove Quiétude
abruti sommeil Trois
caïmans lunette torve Allamandas le lent balan Arithmétique
fantastique De
la mer turque son élan Éclaboussée
d’un trait mystique Épanouit
déesse aux pieds nus Noire
beauté qui tant me gouste Ondine
d’où ne sait venue Couinent
manicous et mangoustes Jouissant
du rayon malséant Impure
et brune Brunehilde Tourbillonnant
joyeux néant Vers mon
naufrage ô ma sylphide Ainsi
également le Florilège (p. 27) fait de paysages picturaux (des
noms de maîtres y sont même évoqués) qui s’achève lui aussi dans une
« chute » évoquant la « moralité » d’une fable – et
rendant encore plus poreuses les parois entre « genres » poétiques : La
Camarde est sortie d’un tapis d’immortelles Fière
de sa beauté la nature est cruelle Amis
méfiez-vous de ses charmes rustiques Craignez l’enlisement sous
les tristes tropiques Et je devrais citer aussi les
déjantés Berkeley Memories, Itali-ques, Nouméa culpa (dont le titre est emprunté à Jean-Claude
Bourdais), Sydney, et Le Petit Rocher (Casablanca), qui jouent
des tours aux Autres ailleurs – supposés et/ou vécus – ou enfin
le bijou qu’est, dans ce même cycle, le poème Au long des azalées,
sorte de lai lyrique adressé à son âme en guise de bien-aimée… (p. 58). Et puis on a la « descente
aux enfers » du troisième cycle du livre, Amères destinées,
panorama des misères de notre monde : Migrations, Néolib’, Le cac
40 caracole, Guerre et pandémie, La complainte de la cloche,
Crash test. Pour ne donner qu’un exemple d’une
lecture frugale mais riche en surprises, je citerai La fureur est tombée sur la ville
écarlate (p.), qui a un
secret parfum villonesque de naturalisme médiéval,
à la « danse des morts », tout en jouant sur la corde du sarcasme
moderne évoquant le dandysme cynique et blasé du désespoir : Un
roi sans joie besogne la chambrière de la reine Un
cul-de-jatte hagard est posé contre un mur Les
aveugles en passant le piquent de leur canne Des
bourgeoises esseulées pleurent les jours d’antan Leurs
maris repus de trop de chère bedonnent au fumoir De
jeunes loups naïfs aiguisent leurs couteaux Sans
savoir qu’ils seront les premiers transpercés Les
tendres demoiselles découvrent l’art du stupre Elles
veulent les mâles mûrs affamés et brutaux Pour
cultiver l’obscène entre gens de bon goût Ailleurs
dans les fabriques un vain peuple s’agite Gens
de peu pauvres et puants Qui
triment pour le pain le vin et le taudis Où s’entasse une
marmaille infâme Tristes
odeurs de bouffe de merde et de pisse Avec
des cris parfois ou des vagissements Une
vieille à l’article gémit sur son grabat Peut-être
qu’elle entend les râles du coït Elle
qui aimait tant jadis foutre avec fougue En
bas dans la rue deux ivrognes s’embrassent Ils
mélangent leurs langues sans s’embarrasser des relents du pinard La
piquette des dieux Le
nectar des vieux cons Partout
dans la ville la vermine grouille On
est tous frères en Jésus-Christ, pas vrai Sauf
que
lui a laissé sa vie dans un film gore Alors
que nous mourrons dans un chenil crasseux Parce
que nous sommes bien des chiens n’est-ce pas darling Le
Sonnet sur le
mode ancien
qui clôt ce cycle (p. 84) prouve que celui-ci se conjugue bien
avec le dernier, intitulé Misères, où des patrons
« classiques » (tel le sonnet, ou le poème monorime) fixent des
images fuyantes, morbides et délétères, comme dans Dépression, Fièvre,
L’effroi, Sonnet
pour des amours défuntes,
Eros et thanatos, Sonnet rim-ant, Désespoir du soir, Dona eis
requiem, Jouissez
pauvres humains,
Et je vous dis adieu. Enfin
je devrais rendre honneur aussi à l’avant-dernier cycle du livre, Fantaisies,
qui regroupe des poèmes de libre inspiration composés en usant de toutes les
astuces ludiques voire humoristiques de la poésie « ancienne », si
riche en trouvailles sémantiques, prosodiques et lexicales – comme dans Le coquillard cornu, Historiette,
Sur son rêve
étendu le lac,
Fin’amor, Déréliction
(où l’on perçoit un envoûtement nervalien), Fantaisie éthylique et
pentasyllabique (qui évoque les noms des poètes-phares dont Villon), Coronavirus,
ou enfin Galimatias – mais aussi en recourant par
endroits au style « prosaïque » d’une certaine poésie post-moderne
en particulier américaine (the beat generation)
– comme dans Motomatique (p. 90) : La
moto est mécanique l’écriture est automatique le sexe est anatomique La
bombe est atomique l’orgasme est une bombe qui pète dans le désert de ma vie La mort est une bombe qui fait
exploser ma solitude Je
remarquais, dans ma chronique à Tropiques suivi de Miserere
(le volume bilingue paru en Roumanie en 2020), « une vocation à brouiller
en quelque sorte les pistes, en jouant avec les mots, dont des lexèmes rares
voire des archaïsmes [et des régionalismes], avec la syntaxe, lacunaire et
par endroits complètement cassée, et avec les formes de versification,
jusqu’à un certain hermétisme touché d’un surréalisme génuine, ce qui n’est
pas sans évoquer un air parnassien et donne des effets d’un baroquisme
post-moderne, si la formule n’est pas trop osée. » Mais à la
relecture, il y a aussi – et le paradoxe n’est là que pour conforter la
nature « ironique » de cette œuvre – une urgence de dire, de créer,
de « jouer de la lyre avant de mourir », qui nous ramène, encore et
toujours, à la source même de l’acte poétique. En fait, ne devrait-on pas
comprendre finalement que ce recueil est aussi une réponse véridique à la
bouleversante question : « Wozu Dichter
in dürftiger Zeit ? » Michel Herland nous la traduit et
nous l’explique ainsi : «
"Pourquoi [et non pas "À quoi bon" comme cela est repris systématiquement
en français] la poésie en temps de détresse ?" Cette question posée par
Hölderlin dans Brot und Wein (Le Pain et le Vin, daté de 1800-1801) reçoit
une réponse immédiate : la poésie est d’autant plus nécessaire quand souffle
la tempête ! » Alors
on peut aussi lire ce livre comme un acte de révolte, car le poète nous dit
(p. 60) : « Ma
poésie est une porte qui claque ». ©Dana Shishmanian (*) Pour la présentation de l’auteur,
voir dans ce même numéro son article sur les troubadours à la rubrique Une
vie, un poète. Au sujet du volume de poèmes commenté ici, à lire absolument l’entretien accordé par l’auteur à Jacques Brasseul, membre du comité de rédaction de la revue en ligne Mondes francophones. |
Michel Herland
Note de lecture de Dana Shishmanian
Francopolis, novembre-décembre 2023
Créé le 1 mars 2002