|   La collection bilingue « Littérature
    occitane – Troubadours dans laquelle sont publiés tous les recueils
    des troubadours dont nous avons rendu compte jusqu’ici a été abritée depuis
    son origine en 2011 par les éditions Fédérop,
    créées par l’occitaniste Bernard Lesfargues en 1975 et reprises en 1999 par Bernadette Paringaux et Jean-Paul Blot. Ses collections sont
    désormais sous la houlette des Éditions Pierre Mainard qui viennent de nous
    offrir un nouvel opus consacré à Cercamon, dans
    la même très belle maquette(1),
    présenté et traduit par Yves Leclair. Il est tentant de rapprocher ce livre
    de celui consacré à Jaufre Rudel,
    non seulement parce qu’il est également introduit et traduit par Yves
    Leclair mais encore parce que les deux sont à peu près contemporains,
    appartenant donc à la deuxième génération troubadour, celle qui suit
    Guillaume (IX) d’Aquitaine. Ajoutons qu’Yves Leclair est lui-même poète et
    qu’il traduit les troubadours en vers réguliers et rimés, au risque de
    s’éloigner parfois quelque peu du sens littéral.   Cherche
    Monde – Chansons de Cercamon.
    Édition bilingue occitan-français. Présentation et adaptation d’Yves
    Leclair, collection Littérature occitane « Troubadours », Pierre
    Mainard (collection Fédérop), 2023, 118 p., 15 €.   Jaufre Rudel, Chansons
    pour un amour lointain. Édition bilingue occitan-français.
    Présentation de Roy Rosenstein, préface et
    adaptation d’Yves Leclair, collection Littérature occitane
    « Troubadours », Fédérop, 2011, 88 p.,
    12 €.        Cercamon / Cherche-monde  
     E cerquet tot lo mon, lai on el
    poc anar, et per so fez
    se dire Cercamon.  Et
    il chercha à travers le monde entier partout où il put aller, et pour cela
    se fit appeler « Cherche-monde »   La vida du poète se résume à deux petites
    phrases. La seconde, que l’on vient de lire, nous apprend son surnom. On ne
    sait rien de précis sur ce troubadour. La lecture des poèmes permet tout au
    plus de conclure qu’il était actif sous les règnes de Guillaume X
    d’Aquitaine (1099-1137) – le successeur de Guillaume IX, le
    prince-troubadour – et d’Alphonse VII d’Aragon (1126-1157) qui furent sans
    doute ses protecteurs, puis sous le règne de Louis VII le Pieux
    (1120-1180), roi des Francs, qui épousa d’Aliénor d’Aquitaine, récupérant
    ainsi les domaines de Guillaume X. Tout le reste est conjecture mais l’une
    d’elle est particulièrement intéressante. Cercamon
    a dédié à un certain « Eble » son planh
    (poème de déploration) consacré à la mort de Guillaume X. Il n’est pas
    interdit de penser qu’il s’agit d’Eble II,
    seigneur de Ventadour, troubadour réputé et considéré même comme le chef
    d’une école (l’École d’Eble) mais dont,
    curieusement, il ne reste aucune chanson. De là à penser que le mystérieux Cercamon n’est peut-être que le pseudonyme d’Eble II, il n’y a qu’un pas qu’on est d’autant plus
    tenté de franchir que Cercamon est un maître du fin’amor comme le fut, de réputation, Eble. Rien de concret ne vient étayer, malheureusement,
    cette hypothèse qui aurait pourtant l’avantage de lever le secret sur la
    renommée du seigneur d’Eble.   On ne parlait pas encore de canso
    à l’époque de Cercamon, la vida évoque des
    vers (trobat vers : il
    trouvait des vers, c.-à-d. qu’il composait des poèmes). Elle
    évoque aussi des pastoretas, des
    pastourelles, qui auraient disparu à moins qu’elles n’aient été
    volontairement écartées par les rédacteurs des manuscrits en raison de leur
    caractère grivois.    Il nous reste donc huit chansons attribuées à Cercamon : le planh
    déjà mentionné, une tenson et six chansons d’amour. Dans Car vei fenir a tot dia (Puisque je vois chaque jour finir), nous
    assistons à la dispute nourrie de quelques allusions érotiques (la
    « caille » est une prostituée, le « poulain » une
    maîtresse) entre un troubadour et son disciple. Le débat qui commence par une
    critique des clercs, un thème que l’on
    retrouvera chez d’autres troubadours et de même en langue d’oïl(2),
    concerne précisément le mariage de Louis VII et d’Aliénor, présenté – à
    condition de lire entre les lignes – comme un risque pour les libertés du
    Midi.   La première chanson d’amour, Per fin’amor m’esjauzira (Par
    vrai amour serais en joie), est constituée de sept strophes unisonans(3) d’octosyllabes plus deux tornadas (envois). Modèle d’amour courtois,
    cette canso s’achève ainsi :   E
    si.m fezes tent de placer Qe.m laisses pres de si jazer Ja
    d’aquest mal non morira.   Si
    ce plaisir, elle m’offrait, / De me laisser coucher près d’elle, / Jamais
    de ce mal ne mourrais.   Dans Quant la
    douch’aura s’amarcis
    (Quand la douce brise se fait amère), Cercamon
    décline les affres du transi d’amour.   Totz tressaill e bram e fremis Per
    s’amor, dormen e veillan.    Partout
    je tremble et chancelle et frémis / Pour son amour, que je dorme ou bien
    veille.    Le chant s’achève néanmoins sur une note
    ironique :   Cercalmont
    ditz : greu er
    cortes Hom
    qe d’amor se desesper.   Cercamon dit :
    Bien difficile d’être / Courtois quand d’amour on se désespère.   Le pur amour apparaît dans Assatz
    es ora oimai q’eu chant (L’heure est venue désormais que je
    chante), poème unisonans d’octosyllabes avec
    uniquement des rimes masculines.   Ni
    no.n soi tan afolatitz Qe ja re.il qeira ni.l deman, Petit
    ni pro, ni tan ni qant, Ni
    mal ni be, ni re ni qei.   Mais
    fou ne le suis pas non plus assez / Pour lui faire requête ou demander / Ni
    peu ni prou, ni ceci ni cela, / Ni mal ni bien, et ni quoi que ce soit.   C’est l’amour de loin – qui sera particulièrement
    illustré par Jaufre Rudel
    – qui transparaît dans le poème suivant. Faute de pouvoir approcher l’aimée
    – Car no m’es plus aizinada(4) – il ne reste plus qu’à
    désespérer tout en la fantasmant.   Q’eu non puesc lonjamen estar  [De]
    sai vius ni de la guerir, Si
    josta mi despoliada Non
    la puesc baizar e tenir Dinz cambra encortinada.   Car je ne peux vivre plus longtemps, / Ici non
    plus que là-bas pour guérir, / Si, à côté de moi, dévêtue, / Je ne la puis
    baiser, ni tenir / Dans une chambre ornée de tentures.   Dans un autre poème, un sirventès
    moralisateur, Cercamon s’en prend à la femme
    infidèle : Non a valor
    d’aissi enan / Cela
    c’ab dos ni tres jai,
    soit, selon le traducteur, « elle n’a pas de valeur, dès ce jour-là, /
    celle qui couche avec deux ou trois », littéralement celle qui est
    avec deux ou trois « joyeux ».   Le dernier poème, Pus nostre
    temps comens’ a brunezir
    (Puisque notre temps commence à se rembrunir) démontre que ce n’est pas
    d’hier que l’on trouvait que c’était mieux avant. Ce sirventes
    qui critique les mœurs du temps renferme une critique inattendue de
    certains troubadours :   Ist trobador, entre ver e mentir, Afollon
    drutz e molhers e espos.   Ces
    troubadours, entre vérité et mensonge, / Corrompent les amants, les femmes,
    les époux.    Quant à la conclusion, dans la dernière tornade
    du recueil, elle résume tout un versant de l’amour courtois qui se nourrit
    de n’être pas satisfait :   Cercamon
    diz : qi vas amor
    s’irais, Meravill’es
    com pot l’ira suffrir ; Q’ira d’amor es paors et esglais, E
    no-n pot hom trop viure
    ni murir.   Et
    Cercamon dit : qui s’afflige envers amour, /
    C’est merveille qu’il puisse un tel chagrin souffrir ; / Peur et
    effroi, tel est le chagrin en amour, / On ne peut vraiment en vivre ni en
    mourir.       ***     Jaufre
    Rudel – l’amour de loin  
   Jaufre
    Rudel est de tous les troubadours celui qui a été
    le plus traduit (le plus souvent partiellement) et surtout cité tant son
    histoire – sa légende vaudrait-il mieux dire – peut faire rêver. Ce
    seigneur, prince de Blaye en Gironde, tomba amoureux d’une princesse dont
    il avait entendu vanter l’extraordinaire beauté. Hodierna
    de Jérusalem vivait à Tripoli, recluse par un mari jaloux. Jaufre la chanta dans ses poèmes avant de s’embarquer
    pour la Deuxième croisade (en 1147) à la suite de son seigneur et suzerain
    Louis VII et d’Aliénor. Il semble acquis que Jaufre
    partit bien pour la croisade et qu’il n’en revint pas mais la tradition
    ajoute que, tombé malade pendant la traversée, il fut conduit dans une
    auberge à Tripoli où Hodierna se rendit à son
    chevet et lui donna « le baiser d’amour ». Alors Jaufre qui avait miraculeusement recouvré l’ouïe et
    l’odorat, entendu la Dame et humé son parfum, mourut dans ses bras en
    louant le Seigneur. Quant à la belle Dame, après avoir fait ensevelir son
    « amant de loin » dans la maison des Templiers, elle prit,
    dit-on, « le voile de douleur ». Yves Leclair, qui rapporte la
    légende à peu près en ces termes, a donc nouvellement traduit les six
    chants (dont deux réellement attestés) de Jaufre Rudel, en réalisant le tour de force non seulement de
    nous offrir une traduction en vers rimés mais de s’en tenir de surcroît
    d’un bout à l’autre au mètre octosyllabique, celui de Jaufre,
    par ailleurs le plus prisé des troubadours.      De ces six chansons, les deux premières dans
    l’ordre du livre et dont l’attribution demeure incertaine, illustrent
    l’amour courtois de la façon qui deviendra la plus classique, en commençant
    par une description de la nature, avant de décrire des sentiments amoureux
    le plus souvent malheureux. L’amour pour une femme jamais vue (que anc no vi) apparaît dans le chant III. Dans le
    chant suivant Jaufre invoque son « amour de
    terre lointaine (Amors de terra lonhana) tandis que l’expression Amor de lonh revient presque à chaque strophe, comme un
    leitmotiv, dans la sixième et dernière canso.  Ainsi dans le premier verset, avec
    l’évocation traditionnelle de la nature.   Lanquan
    li jorn son lonc en mai m’es bels doutz chans d’auzels de lonh. E
    quan me sui partitz de lai, remembra.m
    d’un’amor de lonh : vau de talan embroncs e clis, si que chans ni
    flors d’albespis no.m
    platz plus que l’iverns
    gelatz.   Lorsque le jour s’allonge en mai, / doux me sont
    chants d’oiseaux lointains / mais quand loin de là je m’en vais, / me
    souviens d’un amour lointain : / j’erre tout triste et je décline, /
    n’aime chants ni fleurs d’aubépine, / non, pas plus que l’hiver glacé.     Post-scriptum Cercamon /
    Cherche Monde – Rosemonde / Rose du monde. Correspondance inattendue, au
    XXe siècle débutant, un autre fameux poète, Apollinaire, a écrit un poème
    intitulé « Rosemonde ». Trois petits quintets d’octosyllabes. Le poème s’achève ainsi : Je la surnommai Rosemonde Voulant pouvoir me rappeler Sa bouche fleurie de Hollande Puis lentement je m’en allai Pour quêter la Rose du Monde (Alcools, 1913)     Notes (1) Couverture avec
    rabats illustrée de la reproduction en couleur d’une lettrine, beau papier. (2) Voir par exemple « De l’Estat
    du Monde » de Rutebeuf. (3) Les rimes se
    répètent d’une strophe à l’autre. (4) Traduit ainsi par
    Y. Leclair : « Moi qui ne peux m’approcher d’elle ». Le mot aizinada paraît absent des dictionnaires
    occitans usuels. Aisina existe bien et
    signifie entre autres un récipient, un vase. Le vers en question aurait
    donc une signification bien plus crue. 
       ©Michel Herland   |