En guise de présentation
Après le recueil Haïkus
Martinique (Fort-de-France, K-Éditions, 2018), ce volume de poèmes de
l’écrivain Michel Herland, par ailleurs historien des idées et
sociologue, nous apparaît comme révélateur d’une plume qui semble plonger
directement et sans complexes dans l’encre de fiel et de sang d’un vécu
trouble voire tragique, où rien n’est étranger à l’homme, pour rappeler
le vieil adage de Térence. D’où les deux volets contraires mais
complémentaires qu’a bien mis en exergue, avec autant de perspicacité et
d’accuratesse que d’empathie, Jean-Noël Chrisment, en écrivant dans sa
préface, pour décrire les poèmes réunis dans ce livre :
« … ce sont des poèmes essentiellement érotiques qu’il nous
offre. Les
voici donc sous vos yeux, livrés avec une sorte de désinvolture
contrainte, provocante parfois, jusqu’à l’obscène ou l’argotique, dont
une contraction syntaxique, par endroits, semble venir rectifier
l’abandon. L’exaspération du désir y est volontiers d’une leste crudité,
mais également distancée d’accents courtois, comme des clins d’œil
adressés à un fin amor oublié… (…)
Plus loin, mais à peine, si brutalement à proximité, ce sont
les misères du monde, les révulsantes notations du sordide, les
énumérations de la douleur, du désespoir.
Parce que, si rien n’est plus fragile, plus déchirable que la
peau, plus éphémère que la caresse, rien ne semble aussi plus durablement
encrassé en l’homme que la violence triste de sa condition. »
À
son tour, la traductrice de ses poèmes en roumain – la poétesse Sonia
Elvireanu – note pertinemment dans sa postface :
« L’exotique
et l’érotique se conjuguent en une sorte de duo provocateur, comme nous
aiguillonne la beauté sauvage de visions rappelant certains poèmes de
Baudelaire. Le paysage tropical, ses couleurs fascinantes et ses senteurs
enivrantes excitent la sensualité du poète qui s’abandonne à une passion
troublante pour sa noire déesse. La douceur de l’air, quand ce n’est pas la torpeur
torride ou la moiteur humide des forêts, fait s’épanouir en la
mystérieuse femme d’ébène un archétype qui hante les mythes et les
littératures du monde. (…)
L’exotisme
et l’érotisme de Tropiques s’opposent
au triste et au sordide qui dominent dans Miserere, intégré dans le même recueil. Les misères de la vie (pauvreté,
souffrance, chagrins, dégradation, perversion, vieillesse, solitude) sont
évoquées par une mosaïque d’images souvent hideuses, voire abjectes de la
ville. Ainsi, au charme envoûtant du paysage tropical s’oppose
brutalement un espace repoussant, ses maux et ses vices. »
Mais
on ressent aussi et surtout, chez ce poète, dont on a remarqué à juste
titre le recours constant à des formes réputées anciennes, comme il
l’avoue lui-même en sous-titrant un des textes : « sur le
mode ancien » – notamment le sonnet, la balade, la complainte,
le lai médiéval – une vocation à brouiller en quelque sorte les pistes,
en jouant avec les mots, dont des lexèmes rares voire des archaïsmes,
avec la syntaxe, lacunaire et par endroits complétement cassée, et avec
les formes de versification, jusqu’à un certain hermétisme touché d’un
surréalisme génuine, ce qui n’est pas sans évoquer un air parnassien et
donne des effets d’un baroquisme post-moderne, si la formule n’est pas
trop osée. En tout cas, ce sont des poèmes difficiles à traduire, si l’on
veut transposer, dans la langue d’accueil, le charme recherché des rimes
et des rythmes de l’original : les réussites, en roumain, qu’on peut
apprécier ici sont d’autant plus méritoires. Par contre, les poèmes en
vers libre, qui posent moins de problèmes à la traduction, gagnent, dans
la langue roumaine, en rugosité, en renforçant l’effet expressif brute de
l’original.
La
sélection de poèmes ci-dessous reflète, bien entendu, un goût propre,
mais aussi, je l’espère, quelque chose du sous-texte d’une écriture plus
complexe que ne le laisse penser une première lecture.
D. S.
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Migrations
Sais-tu pourquoi la borne sur laquelle tu es assise
est ratinée sept fois
Le sais-tu
Devant toi tes enfants
Et les enfants de tes enfants
Ton troupeau
Orgueilleux déterminés
Gloutons assoiffés
Viandes grasses libations enivrantes
Sauront-ils se tenir
Sauras-tu les retenir
Ou te précipiteras-tu avec eux dans le gouffre
Entends-tu au loin l'aboiement des chacals
Au loin pas si loin
Qui ont eu vent de tes festins
Tes gardiens sont fatigués
Certains même ont pitié
Car
Les chacals efflanqués jamais ne connurent l'encens
ni la mire
N'est point pour eux la poussière d'or dans leurs
tamis
Non plus que les ternes cailloux qu'ils ramènent du
fond de la mine
De leurs doigts griffus
Diamants étincelant sur la gorge de tes filles
Leurs doigts effilés qui jamais ne griffèrent la
terre
Dans la cure le cul manucuré du curé brûle de
désirs
Pénètrent les chacals dans les églises
On a planqué le saint-sacrement
Tes chiens aboient
Arrive le général Hiver
Grelotent les tortues
Dans leur carapace Décathlon
Dérisoire protection
Tes enfants voyagent
Business ou classe éco
Qu'importe
Temples ou pyramides
Mer ou montagne
Qu'importe
Le monde est grand
Faut voyager
Les jets font des gribouillis dans le ciel
Les fumées de kérosène c'est bon pour l'éco
Et clic un selfie devant Ground Zero
Et clic un selfie devant la frontière barricadée
Un touriste blanc de peau reluque les seins de la
belle négresse sur la plage
Dans le camp un réfugié basané reluque les seins de
la blonde humanitaire
Contre quelques dollars le touriste décati aura la
belle négresse
Quelques dollars
Contre quelques milliers de dollars le réfugié
basané n'atteindra pas la terre promise
Quelques milliers
Parce que tes chiens
Tes chiens infatigables
Tes chiens qui mordent
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Migraţii
Ştii de ce borna pe care eşti
aşezată de şapte ori e-nrădăcinată
Ştii
În faţa ta copiii tăi
Şi copiii copiilor tăi
Turma ta
Orgolioşi hotărâţi
Înfometaţi însetaţi
Cărnuri grase libaţii
Vor şti să reziste
Vei şti să-i opreşti
Ori te vei prăbuşi cu ei în
abis
Auzi lătrat de şacali departe
Departe nu prea departe
De ospeţele tale înfometaţi
Paznicii tăi sunt epuizaţi
Unora chiar le e milă
Fiindcă
Şacalii slăbiţi n-au
cunoscut niciodată nici tămâia nici mirul
Nu-i pentru ei pulberea de aur din
sită
N-au decât piatra mohorâtă
smulsă din mina adâncă
Cu degetele lor ascuţite
Strălucesc diamantele pe pieptul
fiicelor tale
În pământ degetele lor fine
niciodată n-au scormonit
În biserică dosul de pastor
lustruit arde de dorinţi
Pătrund în biserici şacalii
A fost ascunsă sfânta euharistie
Câinii tăi latră
Vine Iarna stăpână
Tremură broaştele
În carapacea Decatlon
Derizorie protecţie
Copiii tăi călătoresc
Business ori eco class
Ce contează
Temple ori piramide
Munte ori mare
Ce contează
Lumea-i mare
Musai să călătoreşti
Fumurile mâzgălesc cerul
Gazele de kerosen sunt bune pentru eco
Şi clic o selfie în faţa lui
Ground Zero
Şi clic o selfie în faţa
graniţei baricadate
Un turist alb se holbează la sânii
frumoasei negrese pe plajă
Într-o tabără un oacheş
refugiat se holbează la sânii blondei umanitare
Pentru câtiva dolari turistul ofilit o
va avea pe frumoasa negresă
Câtiva dolari
Pentru câteva mii de dolari tuciuriul
refugiat nu va ajunge-n pământul promis
Câteva mii
Şi câinii
Neobositii tăi câini
Câinii care muşcă
|
Petit poète
Petit
poète au regard si noir
À
quoi penses-tu le soir
Lorsque
tes grands yeux se ferment
Sur
une dernière larme
Petit
poète aux cris déployés
Aux
grands gestes de noyé
Sais-tu
bien qui sont les tiens
Sais-tu
même d'où tu viens
Petit
poète aux larmes amères
Qui
soupire après sa mère
Celle
qui n'est jamais là
Perdue
dans les falbalas
Petit
poète au sourire en fleur
Qui
éclot après les pleurs
Est-ce
la désolation
Est-ce
la consolation
De
quelle peine ou de quel chagrin
Qui
t'a frappé ce matin
Ont
jailli ces vers plaintifs
Pourquoi
ce chant si craintif
Petit
poète tu ne sais pas
Quel
méchant sort te frappa
Vilain
souffle d'outre-tombe
Le
jour où tu vins au monde
Mais
vers toi les cavaliers s'élancent
Pleins
d'une fière vaillance
Ils
vont se battre pour toi
Ils
sont tes braves soldats
Petit
poète tu n'es plus seul
Secoue
ce triste linceul
Dissipés
les cauchemars
Envolées
les idées noires
Petit
poète tu peux courir
Il
n'est plus temps de mourir
Regarde
le soleil brille
Et
l'oiseau lance ses trilles
|
Biet poet
Biet poet cu privirea atât de
adâncă
La ce visezi seara
Când ochii tăi mari se pleacă
Pe o ultimă lacrimă
Biet poet cu strigăte
revărsate
Cu gesturi mari speriate
Cine sunt ai tăi ştii
Chiar ştii de unde vii
Biet poet cu lacrimi amare
După mama sa în suspinare
Ea nu-i aici niciodată
între pliuri rătăcită
Biet poet cu surâs de floare
Ce înfloreşte după plânsoare
Asta-i dezolare
Asta-i consolare
Din ce necaz ori ce mâhnire
Ce te-a lovit în astă
dimineaţă
S-a ivit acest poem plângător
De ce acest cânt atât de temător
Biet poet nu ştii
Ce soartă tristă te-a lovit
Suflul perfid de dincolo de moarte
În ziua-n care în lume ai venit
Însă cavalerii se-avântă spre
tine
De mândră vitejie
încleştaţi
Se vor bate pentru tine
Sunt bravii tăi soldaţi
Biet poet nu mai eşti singur
Scutură-acest trist linţoliu
Risipite coşmaruri
Dispărute chinuri
Biet poet poţi fugi
Nu mai e timp pentru-a muri
Priveşte soarele
străluceşte
Şi pasărea ciripeşte
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(*)
Michel
Herland, TROPIQUES suivi de MISERERE / TROPICE urmat
de MISERERE, Editura Ars Longa (Iassy, Roumanie), 2020
(136 p.). Traduction
en roumain et postface : Sonia Elvireanu. Préface : Jean-Noël
Chrisment. Paru dans la collection Perseide, dédiée à des œuvres littéraires
d’expression française écrites par des auteurs contemporains, ainsi qu’à
des traductions bilingues de et vers cette langue.
Voir
la présentation du livre par sa traductrice, Sonia Elvireanu, dans
la revue Traversées (article en ligne le 17-12-2020),
que nous avons repris dans Francopolis à la rubrique Francosemailles (janvier-février
2021), et par son préfacier, Jean-Noël
Chrisment,
dans Mondes francophones (article en ligne le 28-01-2021).
Présence à Francopolis :
pour Michel Herland, voir dans ce même numéro la notice accompagnant sa
contribution à la rubrique Une
vie, un poète, qui retrace ses précédentes contributions à notre
revue ; pour Sonia Elvireanu, voir sa dernière contribution, avec
des poèmes en version bilingue, à
cette même rubrique, au numéro de janvier-février
2023.
Nous
avons déjà fait connaissance avec la très active maison d’éditions
roumaine Ars Longa, qui accompagne
nombre d’auteurs roumains vers le monde francophone, et d’auteurs
francophones vers le terreau linguistique et culturel roumain. Voir à la
rubrique Vue de francophonie : notre présentation (novembre
2013), la note de Christian Tămaş sur l’anthologie Pluie
d’étoile (mai-juin
2020).
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