LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Hiver 2025

 

 

Notes de lecture de Nicole Randon :

 

Hafid Gafaïti. Un poète au miroir de l’autre.

 

(*)

 

 

Dans les trois derniers recueils de Hafid Gafaïti, Le baptême d'Ulysse, Retour de Lesbos et L'épreuve de l'île, la voix poétique se mêle aux voix errantes prises aux pièges de l'exil et des déracinements. Au cours d’un voyage vers ses propres racines, le poète conçoit une polyphonie qui transmet l’écho des tragédies subies par les victimes et les survivants du fanatisme. Il se voue à un engagement éthique total contre la bêtise et la cruauté de l’exclusion et met en place une diversité de paroles, de portraits et de rencontres entre les cultures et les identités, ce qu’annonce la dédicace du 1er recueil :

 

                       pour ceux que j’ai vus ou rencontrés

              sur les routes, dans les bateaux, les ports,

les camps et les rues de mon pays : la Méditerranée

 

Dès l’avant-texte, l’auteur tisse un dialogue avec les écrivains, parmi lesquels Homère, Novalis, Marina Tsvetaeva, en évoquant des rencontres livresques dans sa bibliothèque. Ainsi commence un voyage en littérature qui déjà déplace le point de vue sur l’autre.

L’auteur, en outre, loin d’écrire en solitaire, collabore avec des artistes contemporains : détails choisis de collages de Michel Bénard et détails de tableaux du peintre Daniel Convenant pour la couverture de deux recueils et les illustrations, travail avec le vidéaste Christian Hubert-Rodier pour un film Après la Méditerranée…

Un riche paratexte contextualise les témoignages pour guider le lecteur, notamment dans le baptême d'Ulysse où noms propres de lieux et de personnes, chiffres et dates sont référencés en bas de page, comme dans un rapport d’enquête.

 

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Le baptême d'Ulysse. Éditions Unicité, juin 2024 (78 p., 13 €)

 

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Retour de Lesbos. Éditions L’apeau-strophe

(Coll. Âmes libres), mars 2025.

 

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L'épreuve de l'île. Avec des peintures de Daniel Convenant.

Éditions Al Manar, avril 2025 (72 p., 18 €).

 

***

Une polyphonie tragique

Le poète s’implique en témoin engagé, poussé par l’urgence d’écrire, devant les dangers planant sur l’univers marin :  le poème liminaire fait sonner un vers programmatique « se lève déjà l’orage » décliné ensuite comme un leitmotiv météorologique au fil du recueil Le baptême d’Ulysse: « s’approche déjà l’orage/ c’est déjà l’orage/ avance déjà l’orage ». La tempête, sombre métaphore, annonce le cycle infernal des « râles des saisons ». Le poète souligne l’ironie tragique qui frappe les êtres poussés d’un extrême à l’autre, de la surpopulation à l’abandon et de l’entassement à la solitude et l’isolement… La tragédie imprègne le recueil L’épreuve de l’île, où le compte du temps se heurte à une impasse :

 

j’ai perdu trop de temps

à mesurer les grèves

       compter les mouettes

                   sur les genoux des quais 

 

Terrible aveu d’impuissance et constat amer devant une temporalité brutale qui frappe des êtres livrés au mépris et à l’oubli !

Hafid Gafaïti glisse chaque reportage dans l’enveloppe de poèmes de divers formats, scènes, traits furtifs, gestes sur le vif, dialogues. Il brosse un tableau poignant et silencieux de « ces marcheurs […] enroulés dans les couvertures de la solitude » [qui] « régulièrement / dignement / à chaque aube / plient le carton qui leur sert de lit ». Puis il murmure à voix basse devant l’image du groupe, avec une attention pleine de respect. Soudain un possessif de 1ère personne révèle la compassion du poète : « la Méditerranée ouvre mes cicatrices ».

Certains gros plans prennent le lecteur à témoin, le contraignant à voir ce qui est caché : « là sur ma droite/ un corps enroulé/ une forme enfouie/ dont on ne voit même pas la tête ». Dans Retour de Lesbos, le poète rapporte des expériences variées qui lui arrache parfois des accents de colère :

 

                      le touriste américain                   

 

   au touriste boutonneux                            

qui insiste du haut de sa graisse

de son sourire niais

de son short bleu en nylon

et qui m’emmerde avec son musée

je réponds que je ne suis pas ici

             pour admirer les pierres ou caresser les toiles 

 

      mais

 

pour pleurer les visages

témoigner contre les étoiles et les dieux

l’injustice de la naissance de la misère

des banques et des gouvernements

au nom de la fraternité de la mer

 

 face aux yachts au sable d’or

à l’azur obscène de l’horizon ! 

 

Dans ce portrait satirique suivi d’une altercation, la conjonction « mais » détachée coupe en deux le poème : divergence absolue entre le touriste venu admirer Lesbos et le poète ! Que cherche ici le poète ? Il veut dénoncer l’indifférence. Ce texte peut renvoyer à la galerie des portraits de touristes par Todorov dans Nous et les autres.

Certains poèmes offrent des scènes intenses : devant un arrêt de bus, un bref dialogue permet une véritable rencontre, les paroles se mettent à l’unisson : l’adoption très rapide du pluriel « nous rions et pleurons » non seulement réunit mais relie les êtres dans une même amplitude d’émotions. Le rapprochement entre rire et pleurer met en relief l’empathie, la rencontre devient reconnaissance, voire re-naissance :

 

de jeunes Africains me reconnaissent

                à ma gueule

et chacun élève la voix

                pour me raconter son histoire

 

nous rions et pleurons de nos voyages

                de nos pays perdus des blessures habillant nos âges et nos visages

                de la haine qui accueille notre nom 

 

***

Une œuvre où « le poétique se conjugue au politique » 

Si le poète exprime le caractère tragique des situations inhumaines qu’il décrit, il ne cesse de souligner la véracité de ce qu’il voit et entend. Les malheurs recensés dans le poème à Moria Camp II conduisent à un constat terrible :

 

j’ai vu j’ai vu

mais en plein cœur de l’Europe

je n’ai rien vu comme à Moria 

            

Les poèmes sont des caisses de résonance des voix qui retentissent : « j’entends à nouveau l’appel […] des égarés du désert » (Le baptême d'Ulysse). L’auteur recueille et transmet l’écho des silences et des cris « en ce siècle sans voix / sans amour / et sans cran » (L’épreuve de l’île) :

 

SOS

 

chants de vagues

croassements fiers

cris de noyés

 

silence au large

valse de navires

par chemins escarpés

 

où les algues hantent les cadavres

le monde tourne le dos

les abysses gardent leurs secrets

 

Le poète restitue le chant de la mer, rendu horrible par l’indifférence : « les marins regardaient ailleurs […] presque tous regardent ailleurs […]  les cris des noyés ne disaient rien ».   

Dès le poème liminaire du baptême d'Ulysse, à valeur de pacte d’écriture, Hafid Gafaïti annonce le refus de l’ornementation, du langage soutenu, du beau langage : « la poésie n’est [pas] un temple pour ratés avares… », on peut croiser « les gazelles qui font la sale gueule », le poète écrit le vrai et pratique « une ascèse de l’écriture ». L’aveu est simple : « je ne sais que faire ». Comme une sorte de litanie, il rappelle ce que sa poésie refuse :

 

la tempête est là

et le poème n’est pas une route

un festin un petit voyage organisé

sur le dos des jours et de l’ennui 

 

Hafid Gafaïti restitue et condense le vécu par l’effacement et le gommage du trop-plein d’émotion dont il ne retient que l’essentiel.  Il s’agit de dire, montrer, écouter avec la plus grande sobriété possible, selon une économie de moyens littéraires qui évite le pathos. L’absence de majuscule pour les titres et débuts de vers, les listes sans liaisons, conjonctions ou virgules, tout est fait pour mettre au même niveau les formes du vivant et leurs souffrances : « goélands et réfugiés » se cachent au même endroit et « ils laissent les pêcheurs les chats les vagabonds/ errer sur la roche »

Les effets de liste créent un rythme de respiration haletante, un effet d’essoufflement comme lors d’une fuite… Le poète écrit comme pour tracer et suivre un chemin, celui des migrants vers un avenir d’illusions :

 

Promesses

 

ils marchent

          traçant de leurs veines

                   voies de sable      chemins de villes

 

         dessinant de leur mémoire

                   routes de montagnes

                                  collines de galets

 

ils tournent

         allumant de leur peau

                     nébuleuses de promesses

 

         creusant de leurs pas

                      sentiers d’épines ou d’eau

                            que le hasard bénit ou blesse

 

L’oralité des poèmes révèle, par un jeu d’allitérations et de répétitions, le caractère lancinant du chant : « le tram trame sa route [… ] se perd le sang se perdent les pas ». Le poète n’hésite pas à utiliser une langue familière, évoquant le « périph » ou « le tram », l’apocope inscrit le poème dans la vie quotidienne. Quand les guillemets et l’italique insèrent des paroles rapportées, on entend une voix qui chante et scande les vers d’une mélopée :

 

        « nous avons vendu

les vaches les moutons

puis la ferme et nos peaux

une fois tout marchandé »

 

Un poème entier, récit douloureux de vie, semble capté au micro et transmet le témoignage comme une psalmodie :

 

« je me réveille

de mon Bangladesh natal

sur les trottoirs su 13ème arrondissement

tabassé par les agents de sécurité

balafré par les Roms

pour avoir demandé l’aumône

trop près des consommateurs

du Temple d’Auchan » 

 

Le simple recours à l’exclamation et à l’interrogation, suffit à traduire l’impensable :

 

    surprise des astres insomniaques !

    le jardin est nettoyé plus rien ni personne

    hormis le matelas moisi contre la barrière

    l’odeur des massacres le vomi du voyage »

    Ont-ils déménagé

    vers le parc Montsouris

    où la solitude est interdite

        les arbres hébergent le doute ?

 

Que dire du passé abandonné derrière soi, du présent vide et insaisissable, de l’avenir incertain mêlé de souvenirs et d’illusions enchevêtrés ? Le dispositif de composition des recueils rend compte d’une linéarité impossible mais des reprises se font écho d’un recueil à l’autre, comme le récit de l’architecte dans Le baptême d’Ulysse dont voici le début : 

 

« mon nom est Darwich mon nom est Tous

religion : qu’importe !

       abandonné par les sept anges de mon pays

              en guerre contre lui-même

                       enfui avec femme et enfants

profession : architecte »

        

La restitution de ce témoignage résonne dans Retour de Lesbos :

 

                                    l’architecte Yézidi

 

Darwish

Yézidi parti d’Irak

espérant l’Allemagne

flanqué d’une femme

            et de trois enfants enchaînés à un banc

coincés à Lésvos depuis des mois

ligotés face à la mer

         à l’horizon masqué

               par les patrouilleurs gris

                    aux couleurs multiples de l’Europe

 

nous parlons anglais puis silence

       ensuite arabe

            et toutes langues

                   quand les hommes se reconnaissent

 

douleur muette sourire résigné

il attend déjà le bus pour le camp de Kara Tepe

       où les frères sont traîtres

               le soleil complice

                           et chaque pas une embuscade

 

***

Une poésie qui emmène le lecteur « sur la barque des mots »

En témoin engagé, Hafid Gafaïti recueille la parole de ceux vers qui il est parti. Si les voix se taisent, il recueille les « miettes de cris que personne ne daigne ramasser ». Sujet marcheur et écrivant, se sent proche de tous les marcheurs ayant vécu l’exclusion :

 

ce soir

      je dormirai au rythme des barques et des bateaux

les herbes marines les roches invisibles

toutes les créatures des abysses

      pourront enlacer ma marche

           m’habiller de leur solitude et de leurs mots

 

Loin de toute rêverie romantique devant la fuite du temps, l’épreuve consiste à survivre : « il n’est mystère pour personne / que les murs se dressent et les corps tombent / les frontières se ferment / les clôtures craquent » !  

Le temps n’est pas vraiment compté, les pas des migrants mesurent plutôt l’espace, peut-être par référence à ces autres migrants que sont à leur manière les oiseaux, mouettes que l’on peut « compter » sur les quais.

Dans cet espace dominé par l’élément aquatique, des lignes quadrillent les lieux et des cercles fixent des bordures, des enfermements « là où se divise la ville ». L’espace-temps est mortifère, impitoyable : « le port est vide […] les migrants s’en vont mourir ailleurs », « c’est dimanche […] les migrants se noient de l’autre côté ».

Chaque poème propose une traversée sonore, faite de silences et de cris. Par cette écriture qui s’invente contre l’oubli, la parole poétique nous percute, comme celle d’un barde, d’un poète de la lignée des chanteurs d’épopées, des chanteurs de blues dont les chants transmettent les appels des démunis, des migrants, de tous ceux qui sont privés de leur statut d’humanité : « je vous appelle d’un pays sans gloire […] je vous parle d’une île dérisoire […] je vous appelle d’une mer noire […] je vous parle de barreaux sur les boulevards »

Il faut écouter la « musique indicible » quand le poète se met à l’écoute du « chant d’écumes » transmet « à nouveau l’appel […] le cri des spectres de la nuit des rescapés de la mer ». Le poète n’est pas un promeneur solitaire qui marche au gré de sa rêverie : il porte le poids de la solitude impuissante de tous ces êtres abandonnés. Il se détourne des poncifs littéraires, car la nature n’inspire plus, la lune est « obscène », le paysage n’est que « puanteur » et « le ciel tousse ». Nous sommes pris à témoins : « je crache sur la douleur de la lune rouge ».

Ces trois recueils nous transportent là où s’est rendu le poète Hafid Gafaïti, suivons-le « sur la barque des mots », à la rencontre du scandale qu’il veut dénoncer. Suivons-le et percevons le saisissement de la rencontre avec l’autre :

 

au détour d’un col

je suis tombé sur les habits mouillés

les mots étrangers le regard d’un homme

au visage qui me ressemble

 

©Nicole Randon

 

 

(*)

Nicole Randon, agrégée de lettres modernes, ancienne professeure au lycée Henri IV, est poète, performeuse, responsable du Lundi des Poètes à la Société des Poètes Français. Elle contribue avec des chroniques, essais et notes de lecture à notre revue depuis 2024 (aux rubriques Vues de francophonie, et Lectures-chroniques).

Dernières parutions : L’écho des corps, éditions du Cygne, avril 2024 ; Paysages fragmentés, éditions Unicité, novembre 2025.

 

Sur Hafid Gafaïti, voir aussi : sa page d’auteur aux éditions Al Manar ; des poèmes sur manoirdespoetes.fr ; un article de Michel Bénard sur souffleinedit.fr. Présence à Francopolis : des poèmes à la rubrique Creaphonie (novembre-décembre 2022), accompagnés des peintures de Rini Fehri (présentation par Michel Bénard).

 

 

 

Notes de lecture de Nicole Randon

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