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LECTURES –CHRONIQUES

 

Note de lecture par Nicole Hardouin : 

(*)

Les non-êtres imaginaires d’Ara Alexandre Shishmanian

(éditions L’Harmattan, mars 2020, 205 p., 19 €)

(**)

 

                   

Du non-être conduis-moi à l’être

                  De l’obscurité conduis-moi à la lumière

                                                            In Upanisad lu par Ionesco

 

Si le lecteur, en jouant sur le titre, prend les mots un par un, il obtient : les inexistants de l’inexistence, donc le rien du tout, mais, le Rien du grand Tout et on se trouve là dans ce qui anime l’auteur d’une rare érudition dans le monde des mythes, de l’histoire des religions.

En jouant avec les mots, les cadences, il se cherche au fond de son être, habite en lui-même et au dehors de lui-même nous flottons non sur l’eau mais sur le sang soyeux du commencement. L’auteur rejoint là pleinement Mircea Eliade lorsque ce dernier écrit : la fascination par les modes élémentaires de la matière trahit le désir de se délivrer du poids des formes mortes, la nostalgie de s’immerger dans un monde auroral.

Shishmanian appliquant parfaitement dans « poème tragique » la phrase de Heidegger ce qui nous tient dans l’être, nous y tient seulement aussi longtemps que, de nous-même nous retenons ce qui nous tient. Reste à savoir ce qui nous tient quand on souffle sur les cendres chaudes, et d’ailleurs y-a-t-il des cendres ? Et pour souffler faudrait-il encore avoir toujours du souffle, peut-être tout n’est-il qu’une question de croyances puisque comme l’écrit l’auteur : nous n’étions rien, nihil, qu’une lame de soleil dans un lointain égaré.

Le poète a parfois des images étonnantes, porteuses peut-être d’un ailleurs sans existence, pour exemple : « nous nous élevons toujours vers une éclipse qui grandit en nous sa migraine d’absence et nous tombons en congères de cendres blanches qui s’écoulent d’un incendie du ciel », ou encore : « je m’enchimère ».

Et ici se pose la question, l’écrivain habite-t-il avec lui-même ou en dehors de lui-même, se délivre-t-il de la surface des choses pour pénétrer avec toutes les interrogations dont il ne fait pas l’économie dans les profondeurs de sa psyché ? « et alors je me dis que la seule solution – le seul but – serait de devenir ou de comprendre que je suis odrakek (l’être du ‘ou’) et de m’attendre ainsi-avec des filaments pendants sur la marche fictive d’un escalier inexistant, infini car inexistant, en guettant comme un sommeil mes générations et attendant-comme toute migraine-que je me réveille enfin… »

Sachant qu’aller au-delà est toujours dangereux car le dragon veille, l’auteur se met en danger volontairement et jouissant de ce danger, mais y-a-t-il danger ? « La fenêtre n’est peut-être qu’un écran de l’illusion »…  pour « célébrer dans le diamant de l’instant une métamorphose aux ailes d’au-delà du sens », y-a-t-il réalité : « Nous vivons dans le rêve, mais nous découvrons des rêves que le sommeil n’a jamais rêvés… »

Ara Alexandre Shishmanian mâche, rumine, devient lumineux et soudain tout s’obscurcit car le moment suivant n’est jamais certain voire inexistant, alors il change de chemin, enfin il croit, car ce n’est pas l’auteur qui choisit la voie mais c’est la voie qui le hèle. Mais vers quelle rive quand il n’y a plus de rives ?

Comme Phèdre de Socrate il voit des choses que nous ne nous voyons pas… existent-elles ?

L’homme se dé-crée à l’extrême mais pourquoi ? Peut-être pour trouver « l’île nietzschéenne » sur laquelle il ne peut se dresser sans s’y brûler.

Le changement est continuel, prégnant, déjà les pères de l’Eglise parlaient de la métanoia. Mais quid de la quatrième dimension, dont parle l’auteur, l’homme est certes tridimensionnel, corps âme esprit, mais où va le poète quand il cherche la quatrième dimension ? Comment et jusqu’où ? Il nous laisse dans une hypothétique transformation, il est vrai que souvent les poètes ont la sensation d’être à demi-nés, pensons à Lautréamont dans lettre à Isidore Ducasse

C’est en dedans que se trouve la direction, mais quelle direction ? et vers quoi ? « Comme le tout est le rien et le rien tout,  et le tout et le rien une unique monstruosité, migraine énigmatique qui me hante » ( les chimères migraines), l’auteur qui possède une très grande érudition, se promène dans des métamorphoses multiples, mythiques qu’il connait  parfaitement bien, le basilic, l’amphisbène, le lycanthrope, bien  sur le célèbre péritio, les lamies, la mandragore à qui Hildegarde de Bingen trouvait un valeur thérapeutique, en effet cette plante n’a-t-elle pas poussé dans la même terre que Adam, les lémures qui sont « des fenêtres vers le mésonge ».

Si parfois, le texte est déroutant, il faut se souvenir que l’homme et la bête sont des vases communicants » et que « les mystères fictifs sont les plus terribles ». On peut alors se poser la question : qui est « personne » ? Personne vit-il dans un temps circulaire comme celui des mythes et des anciens ou dans un temps linéaire, tout cela à condition que le temps existe, et existe-il ? « et on aurait dit que je rêvai encore et encore était mon rêve… et, c’était moi, mon moi de non, le profond- m’accueillant éternellement et m’attendant en des appels de rejet. »

Pourtant l’auteur ne vit pas dans la désespérance mais dans des contradictions, des espoirs, « des caillots imaginaires », où « l’abîme est la larme éphémère du néant » – c’est tout.

Le poète est là, bien présent, lumineusement sombre : « oh ! je suis plein de clés et pourtant irrémédiablement enfermé dans le monde… »

Peut-être au fond d’une poche trouvera-t-il une clé de sol qui l’emportera dans la musique des sphères où il retrouvera la sulfureuse, la voluptueuse, l’énigmatique Lilith, à qui il consacre un fort beau chapitre, Lilith, « la transgresseuse aveuglante d’obscurité, celle qui a dit non, celle qui est dans l’ouverture du regard libre en abîme. »

Ce poème tragique est un recueil difficile mais précieux, dense, riche porteur de sens, d’érudition, d’interrogations, de vie.

Nous ne pourrions terminer sans souligner le grand travail de traduction réalisée par Dana et Ara « avec le souci de refondre dans les moules les contenus intacts et complets des poèmes tels qu’écrits dans leur langue native ».

Et nous ne saurions oublier de mentionner aussi l’excellente préface de Dana Shishmanian qui « encourage le lecteur à relire à voix haute pour mieux repérer les articulations du phrasé et percevoir la fascinante beauté des cadences et fugues de cette vaste partition musicale ».

Avant de refermer ce recueil que le lecteur n’oublie pas de briser la glace pour passer de l’autre côté du miroir, « écran de l’illusion », il s’agira alors de « marcher sans jambes et sans pas » dans des rêveries blanches, même si « le blanc n’était plus une couleur mais seulement un cri à la lisière du noir muet ».

 

©Nicole Hardouin

 

(*)

 

Pour l’auteure, voir la notice rattachée à sa précédente contribution au numéro de janvier-février 2021.

 

(**)

 

Voir aussi : note de lecture de Monique W. Labidoire au numéro de mars-avril 2020 ; et dans Recours au poème, une note du 21 février 2021 de Claude Luezior.

 

 

 

Note de lecture de 

Nicole Hardouin

 

Francopolis, mars-avril 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002