choix Dominique Zinenberg
MEMORIAL POUR LE SIECLE XX
Il
commence à Sarajevo pour s’achever à Pristina :
ça fait pas
beaucoup de chemin
juste un détour par Oradour
une fleur sur
Hiroshima.
Les hommes
s’ennuient sur la Terre, il faut bien s’amuser un peu.
Un peu de
femme un peu de guerre
du
vin des larmes et du sang
et l’on repart
la coupe pleine.
Ronds de
fumée sur Tréblinka ou ronds de cuir sur la
Garonne.
Qu’elle
est belle l’église en flammes
avec tous ces enfants dedans !
J’entends le
hurlement des femmes.
On n’est
plus au douzième siècle. La barbarie, c’est aujourd’hui.
À Tokyo
New-York ou Paris
les sans-papiers les sans-familles
hantent les rues
de l’opulence.
La guerre
est partout dans le monde, on tue les enfants par milliers.
Ceux qui
survivent on les prépare
à devenir bourreaux demain.
Ainsi se perpétue
le Monstre.
Il
commence à Sarajevo pour s’achever à Pristina,
ça fait pas
beaucoup de chemin
juste un détour par Oradour
une
fleur sur Hiroshima.
(Retour
du village martyr d’Oradour-sur Glane le 4 novembre 1999)
Extrait du recueil Dans les ruines, L’arrière-Pays 2014
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choix Éliette Vialle
LE LASCAUX DES VISAGES
Comme il y a des milliers d’années,
J’ai peint ton visage sur la roche
De mes doigts enduits d’ocre et de sang
Et tu as imprimé mon regard
Sur la peau des cavernes et des songes.
Tu m’as aimée à la sauvage
Comme une femme immémoriale
Et j’ai humé ton parfum d’ambre,
Fossile de l’étreinte brûlante
Qui vit depuis la nuit des temps.
LE LASCAUX DES POÈTES
Quelques regards gravés sur les murs du temps
Comme si nous souhaitions laisser une part de
nous,
Un prolongement éthéré de nos vies,
Un écho de nos rêves
Dans l'immensité du néant.
Quelques mots d'espoir,
Pigments d'ocre et de souffrance,
Imprégnés de joie, de peurs, de réminiscences,
Qui viennent marquer sur la grande caverne de
l'art
Nos vies en lettres de sang.
Quelques visages, poèmes immortels,
Qui raconteront aux vivants de demain
Cet astre qui coula dans nos
veines
Du temps où nous étions vivants.
Ces parchemins de roche et de lumière,
Notre éternité d’hier,
Notre firmament.
ÈVE DU TEMPS JADIS
Ève du temps jadis,
Tu pleures un amour disparu.
Depuis la nuit des temps,
Tu souffres,
Tu existes,
Depuis les cavernes
Des rêves du temps perdu.
Alors sur les parois tu gravas son visage,
Amazone de l’aube
Amoureuse d’un mort…
Tu pouvais désormais reprendre le chemin
De ton destin de femme aux temps préhistoriques,
Tu savais qu’il était toujours là, en ton sein,
Comme une marque rouge brûlante et diabolique.
©Parme
Cériset
inédits
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choix François Minod
Tout
commence tout
a déjà commencé
le noir le point le trait
la trace le signe et la lettre
le mot le nombre le carré blanc
la ligne d'eau et le noir
un rai de lumière
par la
grille
des alvéoles-du parloir
le noir de fumée dans la transparence
l'émancipation
la lucidité de la cire
Un alignement de barres
-enfantin
de ronds de tâches de têtes
d'étoiles pendues par les yeux
de signes
tracés pour rien
pour naître grandir
danser
pour être tués
(d'aventures: pour tuer)
Abeilles ouvreuses
plus éprises qu'affamées
obéissant à leur ciel à leur dard
à la béance aussi bien
de la phrase
écartelée
Captives
-papillons, éphémères, abeilles
du rêve qu'elles ont ourdi
et dehors
c'est l'usine
à ciel ouvert
des comparses en liberté
Je me suis laissé prendre au piège
d'un foutre de bas cépage
d'une foudre
de troquet
une plume éraillée dans les chambres
de chaque bouge
et les feuilles dispersées
Pour fuir mes mains de tueur
elles se sont noyées
recueillies
dans l'immensité de la cire
comme entre
un œil
liquide
de cyclope
à demi
fermé
et la feuille de saule
de ta paupière étonnée
inconnues familières
je
les chasse les
affame
coupant la lavande en juillet
d'elles
millier d'ailes
en perdition
pas le moindre dard irrité
aucune infinie remontrance
qui fait que je les aime à jamais
et pour ce surcroît d'arômes
dans les lavandes faucillées
Elles
sont là parmi le jasmin
de ma porte
et l'obliquité du soir
odorantes par effraction
ellipses du vol perte du sens
perçant le vitrage de l'atelier des cires
et les mots encore indistincts
Ce qui ne se dit pas
se donne
s'enfonce et ressurgit
donne à glisser à se fondre
donne et ne fixe rien
Extrait de Ballast, NRF, Poésie/Gallimard,
2009
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choix Mireille Diaz-Florian
Envie de vous proposer de découvrir Claude Dourgin
que caractérise une vie « ponctuée de vagabondages ».
Après des études de lettres, d’esthétique et histoire de l’art, elle
s’installe en Haute Provence où elle cultive la lavande. Elle fait de longs
séjours en solitaire à travers l’Europe. Il s’agit toujours de « connaître la saveur du quotidien »
par goût profond des lieux, villes, paysages, mais aussi de céder à
l’attrait de l’aventure, « au
sens exact être disponible à ce qui advient, la chance du chemin, son
risque tout autant. » Sa passion pour la peinture affirmée
nourrit une réflexion d’un volume l’autre. Dans la Pléiade consacrée à
Julien Gracq, elle a notamment établi, annoté et introduit Les Eaux
étroites et Carnets du Grand Chemin.
À lire La
lumière des villes (éd. Champ
Vallon), Chemins et Routes (éd. Isolato),
et dans la même collection chez Corti : Ciels de traîne (2011)
et Points de feu (2016).
Émissions sur France Culture : Du jour au lendemain. Alain Veinstein :
https://www.franceculture.fr/personne-claude-dourguin.html
***
Claude Dourguin, Ciels
de traîne
Collection En lisant, en écrivant, éditions
José Corti, 2011
Toute œuvre digne de ce
nom nourrit une recherche de l’Être et des formes du vrai (sinon de la
vérité) dans son langage, ses objets, les sensations puis les perceptions
du monde extérieur s’il est requis. Faute de cette ambition ou de ce
questionnement, il s’agit d’une activité d’agrément, d’une construction
plus ou moins habile, plus ou moins plaisante, d’un numéro (comme on parle
de numéro de music-hall ou de cirque) une voltige de signes.
Corollaire, on peut poser
qu’il ne saurait y avoir de recherche ou d’expression artistique hors de son
incarnation dans une multiplicité de situations, de réalités qui sont
celles de la vie d’ici-bas ; voir Rilke qui a écrit là-dessus les
pages les plus belles et définitives.
*
Quand associée aux années
de formation, liée à la vie, à ses lieux, à ses pratiques, une œuvre comme
une évidence sensible, familière et délectable a été absorbée, -
transformée en substance propre-, constitutive de sa propre histoire
intérieure, devenue tellement intime on ne l’évoque guère, on n’y songe
pas, on l’a naturalisée, assimilée. La reprend-on un beau matin où, sans
que l’on sache pourquoi toute fraîche elle s’est présentée à la porte du
cœur, que l’on s’émeut, empli de gratitude, mesurant alors la qualité des
dons, leur convenance, à nouveau les savourant- est-il bien possible
d’avoir tenu tout cela, cette richesse pour naturelle ?
Mortefontaine,
Ermenonville, Chaalis, Commelles, Lobsy, Chantilly, terres du Valois, une poésie des noms
et des lieux faite de brume légère, de douceur et de mystère, une rêverie
de forêts, d’étangs et de vieux, nobles villages, la mélancolie indécise
d’une abbaye en ruine, sans médiation menait à Nerval, LFILLES DU FEU, en
accomplissaient les promesses en littérature,- assuraient à la vie son
salut ; les promenades se faisaient dans une tonalité commune, même
lumière, même ombre, le songe avait infusé la réalité, SYLVIE, ANGÉLIQUE y
ramenaient.
*
Pourquoi le flot des jours
sans cesse ramène-t-il extraits d’œuvre et citations ? Parce que voir,
entendre (si l’on ose dire, mais la perception relève bien de cet ordre)
penser autrui provoque une jubilation irremplaçable, devient aussitôt
proposition, incitation pour son propre esprit à se mettre en marche, à
concerter ou à faire son solo- c’est selon. Et cela paraît mille fois plus
intéressant, plus fécond que de disserter sur soi, de raconter par le menu
comment on mâche ses mots, les ingère etc.
Le germe, le pouvoir germinatif ?, à peu près toujours c’est à
l’extérieur de soi qu’on le trouve.
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choix Dana Shishmanian
Il y a du printemps dans l'air
Il y a du
printemps dans l'air
et le vent
qui secoue ses
hanches
en enfonçant
ses pointes bleues, en rasant
les herbes
grillées,
les mousses
poncées par le gel.
Des fougères
tremblent en leur coin : malheureuses effarouchées
et les
feuillages persistants
de temps à
autre, se démènent.
Il y a du
printemps dans l'air,
les oiseaux -
merles, pies, pigeons -
rivalisent
d'acrobaties.
ça sent l'odeur
encore durcie
mais en voie
d'acquérir douceur
odeur qui fouette
tous les sangs, aiguillonne
toutes les
sèves.
On respire
l'affolement
de l'immense
organisme Vie
qui a, déjà,
tête tournée
et ne sait plus
où donner tête.
On respire
l'affolement
de l'immense
organisme Vie
qui a hâte de
vivre plus,
brûle d'ÊTRE le
plus qu'il peut
(et plus
encore, s'il le faut).
Quelque chose
d'inattendu
vous happe
soudain, au balcon
- une goulée
d'air bleu en trop ? - ...
et l'impression
de basculer
en laissant
tout
derrière vous
vous explose en
l'âme et le corps :
plonger par-dessus,
par-delà
vers le
lointain,
vers le partir
!
©Patricia Laranco 2021
(extrait de FB)
Voir aussi dans ce même numéro, à la
rubrique Gueule
des mots (D.S.).
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choix Gertrude Millaire
De la douceur
Tout
est là : froissements de tissus, ailes brisées, bruits de salive,
claquements, cris, lézardes. Toutes les musiques du corps, attachées les
unes aux autres, au rythme des choses simples. Au loin, un ciel pourpre qui
s'en va. Tout près, un étoilement ou une trouée, quelque chose de
flamboyant qui fait signe ! une table d'écriture, une femme assise,
étonnée, les mains pleines d'argile et d'encre. Elle a posé son corps dans
le réel, dans le brouillard que produit la terre, en se soulevant. Et son
corps — ce sel ramassé dans ses os, sa folle humanité — veille contre
l'oubli. Elle est là, toujours assise dans le réel, à se demander si, au
ras du sol, le bonheur a un parfum. Hiver après hiver, elle glisse dans sa
voix : « Cela ressemble à de la douceur. »
©Denise
Desautels
Denise Desautels (*1945 à Montréal,
Québec, Canada) a publié une trentaine d’ouvrages de poésie et de fiction,
et cinq dramatiques radiophoniques.
Elle est membre de l’Académie des lettres
du Québec, depuis 1995, et membre du comité organisateur de la Rencontre québécoise
internationale des écrivains. Dans son écriture, qu’elle présente comme une
archéologie de l’intime, Desautels est à la
recherche d’un langage qui, évoluant au-delà de l’usage quotidien des mots,
puisse atteindre le lecteur jusque dans son intimité.
Présence à Francopolis : invitée au Salon
de lecture de septembre-octobre
2019.
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choix Michel Ostertag
Le silence des oiseaux
Un matin qui ressemble
A une veilleuse allumée
Le gris du dehors est plus éblouissant
Que le soleil de l’été perdu
Une obscurité métallique
Sans aucun bord tranchant
Sur la terrasse les plantes grasses
N’ont pas replié leurs ailes de carton
Et depuis la chambre les toits laqués
Ne disent rien du ciel d’octobre
Ils transpirent
Attendent un geste
Une éraflure dans la journée
Qui peine à enjamber la nuit
D’ici là
J’écris toujours la même chose
L’interstice entre les lattes du jour
Tendu aux trois quarts
Je me répète et je m’additionne
Jetant l’indicible par la fenêtre
Et plus je m’approche
Du petit tas de cailloux
Au bord du chemin
Plus le mystère s’épaissit
Comme une vague infranchissable
Qui nous maintient sur la jetée
Protégé et démuni
©Claire Kalfon
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Coup
de cœur
Jean-Pierre Thuillat, choix Dominique Zinenberg
Parme Cériset, choix Éliette Vialle
Jacques Dupin, choix François Minod
Claude
Dourguin, choix Mireille Diaz-Florian
Patricia Laranco, choix Dana Shishmanian
Denise Desautels, choix Gertrude Millaire
Claire Kalfon, choix Michel Ostertag
Francopolis mars-avril 2021
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