Storehouse
of Memories
Sur un tableau d’Eszter Batta
Je suis
le gardien de la mémoire du monde. Elle survit tant bien que mal
dans un vieil entrepôt ouvert aux quatre vents. Je marche de plus
en plus difficilement à la rencontre du monde. Il m’est devenu
impossible d’en faire le tour en un jour. C’est ma fonction pourtant.
Je n’ai plus le cœur à l’ouvrage. Un jour, je serai
renvoyé, je le sais. On prendra quelqu’un dans la force de
l’âge.
Je suis le gardien de
la mémoire du monde. Mon uniforme défraîchi est
déchiré en plusieurs endroits. Les enfants me jettent des
pierres en se moquant de moi. Comment leur en vouloir ? Jadis, leur
insouciance était la mienne. Je ne reçois jamais de
visites et c’est mieux ainsi. Qui se soucie de la mémoire du
monde ? La douleur des hommes est éternelle. Parfois, je
rêve à une retraite paisible dans une petite maison
ouverte aux quatre vents. Assis toute la journée dans un vieux
fauteuil rapiécé, j’attendrai la mort si elle ne m’a pas
oublié.
***
Tu es resté un enfant abandonné de tous
Aux cheveux hirsutes
Et aux joues sales
Tu as toujours besoin d’une main douce
Qui caresse ton visage
D’une femme qui te prenne dans son parfum
D’un homme qui t’offre son épaule
Que te manque-t-il enfin ?
Sinon les voix qui ne prononcent plus ton nom
Et le soleil qui se déversait à pleins poumons
Dans la glycine
***
Reste là
Ne t’approche pas
Ils ne reviendront plus
Ils n’ont jamais existé
Sauf dans la souffrance des hommes.
Quelque part
Tu entends la même musique
Depuis une éternité
Elle ne t’a pas quitté
C’est toi
Qui en as écrit la partition
Quelques notes fugaces
Déchire-la
Ou enterre-la
Dans la forêt de bouleaux
Il est encore temps
Après
Tu auras oublié
***
Déjà
Nous ne savons plus où poser nos pas
Les mots que nous avons prononcés
N’ont plus de sens
Nous regardons les ombres dissiper
Notre chemin
La vie s’efface devant nous
Qui avons déjà disparu
Dans le regard des hommes.
Lourde est la nuit
Qui nous enserre
A nos pieds
Les mots découverts
Que nous voudrions piétiner
Nous avons enterré le soleil
Au détour de l’enfance
Il y a si longtemps
Craignant
Que la haine
Survive à l’amour
***
Je ne connais rien d’autre que l’exil
La poésie en est un
J’aurais voulu prendre le bras d’une femme au hasard
Dans les pays traversés
Je lui adresserais la parole
Dans toutes les langues du monde
Preferably in English
It’s easier to me
Just because this is my mother’s tongue
Nous marcherions plutôt en silence
Je la regarderais et l’admirerais de loin
Je la supplierais d’arrêter le temps
Avant de me jeter dans le fleuve
Et de couler à pic hors du monde
Une fois qu’elle serait partie.
Pourquoi suis-je resté un petit garçon orphelin,
Si près de la vieillesse que je sois ?
Qu’on me rende ceux que j’aimais!
Je cherche leurs visages dans les cimetières
De ma vie
Dans la foule grise des villes
En me débattant contre le temps
Я ищу их лица на кладбищах
Своей жизни,
В серой толпе городов,
В попытке победить время.
***
Bien
connu des
lecteurs de Francopolis (voir sa présentation
sur notre site),
Denis Emorine aime rappeler sa relation affective avec l’anglais parce
que sa mère enseignait cette langue, sa lointaine ascendance
russe du côté paternel, et sa fascination pour l’Europe de
l’Est. Ses thèmes de prédilection sont la recherche de
l’identité, le thème du double et la fuite du temps. Nous
le remercions d’offrir à Francopolis ces poèmes
inédits.
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