DOREL VISAN
PSAUMES

Présenté
par Dana Shishmanian
171. Seigneur, je
crains pour toi…
Un cantique de la
solitude
Seigneur, la
vie m’écrase
Comme si j’étais une bête sauvage tombée dans la
trappe…
Mon corps est un bain de sang
Et mon âme, une plaie non guérie.
Je frémis
Et je crains pour Toi
Pourquoi ne me réponds-Tu pas quand je T’appelle ?
Pourquoi ne m’attrapes-Tu pas
Quand je Te tends la main ?
Pourquoi Te caches-tu
Et m’abandonnes dans le malheur
Pourquoi me laisses-Tu pécher
Et niaisement croire que Tu n’existes pas ?
Seigneur, je suis encore jeune
Mais je me sens comme le vieillard
Qui ne comprends plus le renouvellement du temps
Et, fâché contre tout le monde,
Se fait mal à soi-même…
Je suis trop insignifiant, Seigneur,
Et Tu es trop fameux
Pour me regarder
Et voir que le même effroi nous fait tressaillir.
Sauf que moi je reviens à Toi toujours.
Que feras-tu, Père, quand je ne serai plus là ?
Je ne te demande rien en échange de ma foi
Mais si je reviens repenti
Jette-moi un lambeau de ton vêtement céleste
Pour que je couvre la nudité de mon âme
Dont j’ai honte
Et laisse-moi, quand je suis seul,
Retourner vers Toi.
**
175.
Seigneur, le destin me mène si vite
Un cantique du passage
Seigneur, je caresse le
visage de la terre
Avec une main tremblante
Et je sens la vieillesse de ses eaux et montagnes,
Je sens aussi la terre
Me caresser à son tour la paume
Pendant que la ligne de la vie se débat comme un cœur,
Comme une horloge aux entrailles grisâtres…
Seigneur, le destin me mène si vite…
Jeune, j’ai mené mon travail
A bonne fin
Et il m’a récompensé au temps opportun –
Et mon cœur ne portait aucune trace de blessure…
Mais voilà, les racines de la vie
M’ont destiné des sentiers tortueux
Et vite l’herbe mauvaise
A pris racines dans mon âme…
J’ai tout fait
Pour être sage, Seigneur,
J’ai affermi mon âme pour que mon espoir ne diminue pas –
Mais à présent je caresse le visage de la terre
Comme si elle était ma mère de la côte de laquelle
Tu m’as fait sortir, pot de glaise,
Pour apporter le vin à la table des autres
Et tout seul je m’accuse et je me repens
Et vers Toi je me tourne désespéré :
Céleste Père, donne-moi une vision,
Comme au pasteur de Tekoa
Pour que je puisse crier :
Les pâturages des bergers sont dans le deuil…
Pour que je puisse léguer un nom
Et que mes louanges soient connues
Pour que je ne périsse pas en oubli
Comme si je n’avais jamais été.
Je regarde combien long est le chemin parcouru…
Combien long est celui qui m’attend
(Même si beaucoup plus court il me semble)
Le sentier abrupt descend vers le rivage…
Et moi je me demande sans cesse :
Mais qui comptera
Les grains des sables et les gouttes des pluies ?
***
178. Arrête, Seigneur, Tes chastes chutes de neige
Un cantique de la désolation
Seigneur, ne T’es Tu pas
ennuyé
De laisser tomber sur moi Tes chastes neiges ?
Chaque instant Ton linceul blanc
Fait frémir mes déserts…
Les bédouins regardent ébahis en haut,
Les chameaux flairent le spectre déchirant des distances,
Les déserts se remplissent de larmes
Et les sables mouvants deviennent
Une pierre toujours plus difficile à déplacer…
Est-ce que les pâles étoiles endeuillées du matin
Verront un jour
La pierre déplacée, les gardes endormis
Et mes vêtements abandonnés dans le Temple ?
Mes vêtements sont comme des signes d’interrogation,
Moi-même je suis une silhouette,
Un signe pareil…
Au lointain,
Séché par les orages de sable,
Mon éternel chagrin,
Un chant de coucou solitaire,
D’alouette folâtre
Etoile dans le désert,
Dévastée par les tisons de Tes chutes de neiges,
Ton ombre terrifiante,
Omnisciente
Qu’elle me connaisse, qu’elle me trouve
Brigand évadé, qu’elle me lève
Qu’elle me fasse tomber
Dans les guérissantes dunes de neige,
Oasis et flamme,
Gouttes de cire
Ma vie chandelle
Brûlée sur les autels,
Oasis, pour que les bédouines
Se lavent – filles du mirage –
Vierges nues
Dans la nuit folle,
Avec la lune
Qu’elles lavent
Dans le Jourdain de sable
Mes vêtements.
Arrête, Seigneur, Tes chastes chutes de neige
Et agenouille-Toi, là, dans cet endroit…
Et verse Tes larmes divines
Sur l’oasis de mon désert,
Pour que de son trop plein
Fleurissent pour un instant les cactus millénaires.
****
189.
Seigneur, nous ne savons plus le chemin de retour
Un cantique des
égarements
Seigneur, nous ne savons plus le chemin de retour
On s’est séparé trop du rivage,
Maintenant la lumière du phare nous aveugle
Et nous ne pouvons pas voir le port…
Les papillons de nuit géants
Et les goélands titubent dans la lumière
Et tombent morts sur nous, sur moi,
Comme si rien ne voulait plus vivre,
Tout se nie à soi-même,
Rien n’est vivant,
Tout est brûlé, tout est ravagé, tout est
désert…
Des poissons sans vie – charognes flottantes –
Alourdissent l’avance de nos canots.
Selon les signes le Grand Sommeil est arrivé.
Tout est rêve, tout est cauchemar, tout est tumulte…
Un chant de sirènes ensorcelées
Venant de nulle part, nous appelle au rivage.
Elles veulent vaincre le désir du départ…
Ulysse obstiné, je me déchire
Comme Saint Jean dans le désert torride,
Les guides sont devenus des espions,
Il n’y a pas de chemin de retour…
Nous sommes trop éloignés des voies du temps,
et le mystère vécu
Je ne veux pas le porter de nouveau.
Faites-le vous, qui ne connaissez pas la tristesse.
Faites-le vous, qui ne pensez jamais
A la sœur Anthropos. Amen.
(Extraits de
son recueil "PSAUMES"
qui vient d'être traduit en français)
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Dorel
Vişan, acteur roumain de théâtre et
de cinéma de renommée internationale – rappelons, pour le
public français, deux films diffusés en France qui
retracent, respectivement, l’histoire de la Roumanie pendant et
après le règne de Ceausescu, Le chêne
de Lucian
Pintilie (1991) et Les escargots du
sénateur de Mircea Danieluc
(1995), où il joue le rôle principal – est non seulement
l’interprète de plus de cent rôles théâtraux
et cinématographiques mais aussi l'auteur de plusieurs livres de
poésie et d'essais.
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Membre
de l'Union des Écrivains de Roumanie (filiale de
Cluj), de l'Union des Cinéastes et de l'Union des Hommes de
Théâtre de
Roumanie, il se révèle à nous comme un poète
d’envergure, en nous découvrant une vie
intime de grande intensité. En
2010 la version espagnole de son livre de Psaumes lui a valu
l'élection
comme finaliste du Prix Mondial de Poésie Mystique
«Fernando Rielo» (Espagne).
L’édition française vient de paraître chez Ars
Longa
(présentation de cette maison d’édition ici même
dans notre revue) dans la
traduction et avec la préface
de l’écrivain Christian
Tămaş.
Salon de lecture : Dorel Visan
présenté par Dana
Shishmanian
novembre 2013
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