« À chaque image
son silence
que l’on rend
présence »
Au milieu de la pénombre (L’Hexagone, 2022)
Claudine Bertrand, au fil d’une belle carrière
d’enseignement liée à la littérature et au cinéma, a produit de nombreux
recueils personnels et souvent participé à des œuvres collectives et des
anthologies, sans compter ses ateliers d’écriture et la création de la
revue Arcade, la
seule revue littéraire francophone en Amérique du Nord dédiée à
l’écriture au féminin. Elle a par ailleurs été invitée dans plusieurs
résidences à l’étranger, notamment en France, à Vézelay, où elle a écrit Sous
le ciel de Vézelay.
Une anthologie personnelle, Rouge
assoiffée, dont Louise Dupré a rédigé la préface
(L’Hexagone, 2011), regroupe des œuvres importantes de son parcours sur
une période de trente ans. C’est une magnifique source de poésie que nous
pouvons compléter par des recueils plus récents, notamment Sous
le Soleil de Vézelay (L’Harmattan, 2020) et Au
milieu de la pénombre
(L’Hexagone, 2022).
De nombreux prix accordés à ses œuvres témoignent de
la reconnaissance internationale qu’elle a obtenue au Québec, en France
et dans la francophonie. Ayant beaucoup voyagé, elle a tissé de des
amitiés dans de nombreux pays et a en quelque sorte bâti une grande
famille en poésie.
***
Le recueil Sous le ciel de Vézelay est
une clé pour découvrir l’œuvre de la poète. Ce livre s’offre d’emblée
comme un journal de voyage. La ville décrite lors d’une résidence
devient, par un effet d’imbrication et de superposition, l’étape
essentielle d’un voyage intérieur. Voilà le lecteur happé et entraîné
dans un double voyage à la fois à travers l’architecture de la ville et
l’architecture du recueil.
Au début du recueil, une fenêtre s’ouvre : nous voyons
d’abord la ville de l’extérieur, depuis la fenêtre d’une chambre, dans un
« brouillard d’été », qui donne son titre au premier poème. Ce
brouillard fournit l’éclairage du premier plan, panoramique sur un
paysage voilé au loin par la brume. La vision initiale de Vézelay
s’effectue à travers une écriture cinématographique, où résonnent en écho
des sensations intenses que semble exprimer une voix off, cette curieuse
voix de l’écriture qui traduit l’effet de vertige au milieu de la brume
épaisse.
Ce saisissement, ce vertige et ce trouble renvoient à
un texte de 1985, Memory (p.47) qui formule cette question :
« Mais qui suis-je alors ? (voix off) »
Dans le recueil Au milieu de la pénombre une
voix off semble parfois accompagner l’évocation des lieux en murmurant
des commentaires intérieurs : « De quelle image s’agite l’ici », ou « Plus on
cherche/ moins on trouve ».
Perte d’équilibre et
perte de sens se confondent dans la découverte de Vézelay à l’ouverture
de la fenêtre, l’ouverture du poème, l’ouverture du recueil, où le
premier tercet énonce le caractère tout à fait personnel et troublant de
l’expérience vécue :
« Saisie par cette citadelle
Qui sait
envoûter
Je perds
pied »
Annoncée et assumée
d’emblée par le pronom je, l’énonciation permet peut-être de
s’accrocher à la vie : la découverte de la ville est fondatrice pour
l’écriture poétique qui combine découverte d’un nouveau paysage et voyage
intérieur à la recherche de soi.
« Aventure hallucinante
Seul le poème
peut l’exprimer »
L’épreuve du vertige qui
surgit engendre un autre trouble, celui de la perte du langage, notamment
l’abandon de l’article qui s’efface, comme s’il était avalé par la brume
:
« Sensation de vertige
M’envahit
Spectacle
onirique »
Le risque de chute impose
de se raccrocher en urgence à l’image par-delà le langage, en donnant
mission à l’écriture d’enregistrer le « spectacle » comme
pourrait le faire une caméra :
« Vite le retenir sur la pellicule
Pour mieux le retrouver
Dans l’espace tangible du réel »
Autre repère essentiel, la
Basilique inspire à la poète un curieux mode d’emploi :
« Ne pas quitter ma chambre
Jusqu’au jour
Où la rue me fera signe
Comme la Basilique
M’entraînant dans son sillage ».
Une telle réaction pourrait
rappeler la manière dont les surréalistes observaient dans la ville ce
qui pouvait faire signe, à l’exemple du personnage féminin éponyme
dans le récit poétique de Breton, Nadja.
Le monument se dresse
dans le champ du regard, dans l’architecture de la ville et dans le fil
du recueil où la sensation initiale fait retour :
« Plus d’une fois
Mes yeux se noient
En communion avec les pierres »
L’expérience évoque un véritable envoûtement, à la
fois magique et architectural, car la voix résonne sous la voûte. Dans
certains vers époustouflants la perte du souffle s’inscrit visuellement
en creux dans l’espace blanc qui troue le vers suivant : « Me
façonnant jour après jour ». Une relation spirituelle se dessine
ainsi peu à peu avec la ville, sa basilique et ses habitants, tissant par
l’écriture un lien qui consolide la connaissance de soi :
« Je
n’écris pas pour prendre
Mais pour me
nourrir »
L’émerveillement initial fait retour sur l’autre
versant du recueil :
« La basilique
Éclate de mille feux
Conserve ses mystères […]
La Basilique
Mystique de la lumière […]
Itinéraire de silence profond
Voyage initiatique »
La partie
finale du recueil développe l’idée du parcours initiatique : « Dans
la barque du voyage […] J’apprivoise cette basilique / Livre de
pierres et de lumière » (en italique dans le texte).
L’écriture
métaphorique a familiarisé les lecteurs avec cette voix off qui les
invite à la méditation, au silence, à l’accueil de certains mystères
devant ces pierres. Dans ces vers vibre aussi un écho du roman Notre-Dame
de Paris où Victor Hugo compare les murs de la cathédrale aux pages
d’un livre de pierre. Toujours est-il que Claudine Bertrand invente sa
langue poétique en s’accordant avec les pierres : « Un muret de
pierres / apprend à se tenir debout », écrit-elle dans Pierres
sauvages, comme si les mots trouvaient leur force et leur résonance
dans la pierre.
L’émotion collective
et la ferveur d’un « Hymne / Comme appel ultime » sous les
hautes voûtes de la basilique de Vézelay conduiront la poète à clamer
l’effet paradoxal de l’envoûtement des pierres anciennes sur la langue
nouvelle qui veut s’éprouver :
« Ma vive émotion
Je la verse
Dans un café familier
Où l’écriture en liberté
Forme une fresque »
Dans l’univers poétique de Claudine Bertrand,
l’écriture est un véritable voyage où le risque de se perdre est la
condition de sa liberté.
©Nicole Randon
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