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Archives : Vues de Francophonie

Automne 2024

 

 

Claudine Bertrand, une poète qui donne présence au silence.

 

Par Nicole Randon

 

(1ère partie)

 

(*)

 

 

« À chaque image

son silence

que l’on rend

présence »

Au milieu de la pénombre (L’Hexagone, 2022)

 

Claudine Bertrand, au fil d’une belle carrière d’enseignement liée à la littérature et au cinéma, a produit de nombreux recueils personnels et souvent participé à des œuvres collectives et des anthologies, sans compter ses ateliers d’écriture et la création de la revue Arcade, la seule revue littéraire francophone en Amérique du Nord dédiée à l’écriture au féminin. Elle a par ailleurs été invitée dans plusieurs résidences à l’étranger, notamment en France, à Vézelay, où elle a écrit Sous le ciel de Vézelay.

Une anthologie personnelle, Rouge assoiffée, dont Louise Dupré a rédigé la préface (L’Hexagone, 2011), regroupe des œuvres importantes de son parcours sur une période de trente ans. C’est une magnifique source de poésie que nous pouvons compléter par des recueils plus récents, notamment Sous le Soleil de Vézelay (L’Harmattan, 2020) et Au milieu de la pénombre (L’Hexagone, 2022).

De nombreux prix accordés à ses œuvres témoignent de la reconnaissance internationale qu’elle a obtenue au Québec, en France et dans la francophonie. Ayant beaucoup voyagé, elle a tissé de des amitiés dans de nombreux pays et a en quelque sorte bâti une grande famille en poésie.

***

Une image contenant texte, livre, affiche, graphisme

Description générée automatiquement

 

Le recueil Sous le ciel de Vézelay est une clé pour découvrir l’œuvre de la poète. Ce livre s’offre d’emblée comme un journal de voyage. La ville décrite lors d’une résidence devient, par un effet d’imbrication et de superposition, l’étape essentielle d’un voyage intérieur. Voilà le lecteur happé et entraîné dans un double voyage à la fois à travers l’architecture de la ville et l’architecture du recueil. 

Au début du recueil, une fenêtre s’ouvre : nous voyons d’abord la ville de l’extérieur, depuis la fenêtre d’une chambre, dans un « brouillard d’été », qui donne son titre au premier poème. Ce brouillard fournit l’éclairage du premier plan, panoramique sur un paysage voilé au loin par la brume. La vision initiale de Vézelay s’effectue à travers une écriture cinématographique, où résonnent en écho des sensations intenses que semble exprimer une voix off, cette curieuse voix de l’écriture qui traduit l’effet de vertige au milieu de la brume épaisse.

Ce saisissement, ce vertige et ce trouble renvoient à un texte de 1985, Memory (p.47) qui formule cette question : « Mais qui suis-je alors ? (voix off) »

Dans le recueil Au milieu de la pénombre une voix off semble parfois accompagner l’évocation des lieux en murmurant des commentaires intérieurs : « De quelle image s’agite l’ici », ou « Plus on cherche/ moins on trouve ».

Perte d’équilibre et perte de sens se confondent dans la découverte de Vézelay à l’ouverture de la fenêtre, l’ouverture du poème, l’ouverture du recueil, où le premier tercet énonce le caractère tout à fait personnel et troublant de l’expérience vécue :

« Saisie par cette citadelle

 Qui sait envoûter

 Je perds pied »

Annoncée et assumée d’emblée par le pronom je, l’énonciation permet peut-être de s’accrocher à la vie : la découverte de la ville est fondatrice pour l’écriture poétique qui combine découverte d’un nouveau paysage et voyage intérieur à la recherche de soi.

« Aventure hallucinante

 Seul le poème peut l’exprimer »

L’épreuve du vertige qui surgit engendre un autre trouble, celui de la perte du langage, notamment l’abandon de l’article qui s’efface, comme s’il était avalé par la brume :

« Sensation de vertige

 M’envahit

 Spectacle onirique »

Le risque de chute impose de se raccrocher en urgence à l’image par-delà le langage, en donnant mission à l’écriture d’enregistrer le « spectacle » comme pourrait le faire une caméra :

« Vite le retenir sur la pellicule

Pour mieux le retrouver

Dans l’espace tangible du réel »

Autre repère essentiel, la Basilique inspire à la poète un curieux mode d’emploi :

« Ne pas quitter ma chambre

Jusqu’au jour

Où la rue me fera signe

Comme la Basilique

M’entraînant dans son sillage ».

Une telle réaction pourrait rappeler la manière dont les surréalistes observaient dans la ville ce qui pouvait faire signe, à l’exemple du personnage féminin éponyme dans le récit poétique de Breton, Nadja.

Le monument se dresse dans le champ du regard, dans l’architecture de la ville et dans le fil du recueil où la sensation initiale fait retour :

« Plus d’une fois

Mes yeux se noient

En communion avec les pierres »

L’expérience évoque un véritable envoûtement, à la fois magique et architectural, car la voix résonne sous la voûte. Dans certains vers époustouflants la perte du souffle s’inscrit visuellement en creux dans l’espace blanc qui troue le vers suivant : « Me façonnant jour après jour ». Une relation spirituelle se dessine ainsi peu à peu avec la ville, sa basilique et ses habitants, tissant par l’écriture un lien qui consolide la connaissance de soi :

« Je n’écris pas pour prendre

Mais pour me nourrir »

L’émerveillement initial fait retour sur l’autre versant du recueil :

« La basilique

Éclate de mille feux

Conserve ses mystères […]

 

La Basilique

Mystique de la lumière […]

 

Itinéraire de silence profond

Voyage initiatique »

La partie finale du recueil développe l’idée du parcours initiatique : « Dans la barque du voyage […] J’apprivoise cette basilique / Livre de pierres et de lumière » (en italique dans le texte).

L’écriture métaphorique a familiarisé les lecteurs avec cette voix off qui les invite à la méditation, au silence, à l’accueil de certains mystères devant ces pierres. Dans ces vers vibre aussi un écho du roman Notre-Dame de Paris où Victor Hugo compare les murs de la cathédrale aux pages d’un livre de pierre. Toujours est-il que Claudine Bertrand invente sa langue poétique en s’accordant avec les pierres : « Un muret de pierres / apprend à se tenir debout », écrit-elle dans Pierres sauvages, comme si les mots trouvaient leur force et leur résonance dans la pierre.

L’émotion collective et la ferveur d’un « Hymne / Comme appel ultime » sous les hautes voûtes de la basilique de Vézelay conduiront la poète à clamer l’effet paradoxal de l’envoûtement des pierres anciennes sur la langue nouvelle qui veut s’éprouver :

« Ma vive émotion

Je la verse

Dans un café familier

Où l’écriture en liberté

Forme une fresque »

 

Dans l’univers poétique de Claudine Bertrand, l’écriture est un véritable voyage où le risque de se perdre est la condition de sa liberté.

 

©Nicole Randon

 

 

 

(*)

 

La renommée poétesse québécoise Claudine Bertrand a honoré notre revue d’une contribution au Salon de lecture, où nos lecteurs peuvent trouver une sélection de plusieurs recueils et un inédit, ainsi qu’une présentation de notre part (http://www.francopolis.net/salon/BertrandClaudine-septembre2016.html).

Pour mieux la connaître et avoir sa bibliographie à jour, voir son site : https://claudinebertrand.fr/.

Pour trouver ses livres en France et à l’international : https://www.librairie-de-paris.fr/listeliv.php?base=abonnement&form_recherche_avancee=ok&auteurs=Claudine%20Bertrand ; https://editionshexagone.groupelivre.com/search?q=claudine+bertrand

 

Nicole Randon – agrégée de lettres modernes, ancienne professeure au lycée Henri IV – est poète, performeuse, responsable du Lundi des Poètes à la Société des Poètes Français.

Dernière parution : L’écho des corps, éditions du Cygne, avril 2024.

 

 

Claudine Bertrand – vue par Nicole Randon (I)

Francopolis, Automne 2024

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