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Archives : Vues de Francophonie

Hiver 2024

 

 

Claudine Bertrand, une poète qui écrit d’un œil complice.

 

Par Nicole Randon

 

(2e partie)

 

(*)

 

 

« Chemin du retour

Défile à folle allure

Écran-ciné miniature

Me taraudant »

 

En clôture de son recueil Sous le ciel de Vézelay, Claudine Bertrand marque son départ en emportant ces vers, comme l’empreinte de ce qu’elle quitte et conserve en elle. C’est aussi une offrande, marque tangible de réciprocité, témoignant de l'accord parfait entre la pierre ancienne, les habitants de la ville et les pèlerins, ces autres êtres du voyage qui font étape à Vézelay, jalon du chemin de Compostelle. Cette question de l'empreinte intervient dans le rôle « taraudant » de l'écriture qui épouse le mouvement de la vie :

« Débris de langage

Alphabet de fortuité

Le long des routes

 

Et la pluie prend fin

En une idée germinante

 

Ondulante à l’infini » 

 

L'acte d’arracher l'instant au temps pour capter le présent s’affirme dès l'ouverture : « J'immortalise / Ce qui risque de m'échapper ». Alphabet sous la pluie sonne à cet égard comme un véritable art poétique : le premier distique « Pluie de consonnes et de voyelles / Traduire ce qui est » renvoie au titre d’un opus de 2004 qui offre quelques exemples d'une lumineuse créativité dans l'écriture poétique, dégagée de toute règle. Des formules s'y égrènent et jaillissent en toute liberté : on voit « fléchir / les colonnes du temps » et l’on entend « une parole en fugue » où « l'aujourd'hui / se maquille / au son de jadis ».

L’expérience d'écriture sous la « pluie de l'alphabet » s’éprouve dans un rapport au temps radicalement vertigineux : les lettres forment des lignes brisées, la main trace des hiéroglyphes, le mouvement se détache du corps, la main tremble !

« Je n'écris pas pour prendre

Mais pour me nourrir

Capter l'air

Percer l'inattendu

Des oracles. »

 

Nous entendons ici une langue en rupture : « Mots déferleraient / Comme torrent ».

La poète s’engage dans un projet où écrire n’est possible que si elle peut désaccorder la grammaire au cœur du dire. Dès La Chute des voyelles, en 2004, le style est broyé par la sidération, la langue veut rompre : « Dire je est lourd / surtout quand il fait défaut », le sens des mots est incertain : « Tu marches sans savoir/ si tu marches vraiment », le risque menace : « car rapace/ l’art perfore ».

La parole s’exhibe et se met en danger car le phrasé est saisi en plein élan dans sa pure impulsion et son éclat. En outre dans la nécessité d'écrire pour survivre (capter l'air), l'article s'efface parfois de la phrase. La poète, comme pour reprendre souffle, inscrit le besoin d'inspirer, marqué par un blanc au cœur du vers. Il y a d'ailleurs parfois urgence comme dans le poème Pourquoi Vézelay :

« Sous le marronnier

Coucher sur le papier

Mes souvenances

Avant qu'elles ne s'envolent ».

 

Vers la fin du poème, un blanc signale un saut dans le vide: « Le rose de Vézelay délie […] tout nuage      sans prévenir ». Cependant l’écriture s’enracine dans un lointain passé :

« Une image tombe de la colline

Empreinte à jamais d'une mémoire

À quelques pas de ce lieu mythique ». 

 

Voici alors une image qui donne le vertige :

« Le temps s'ajuste

À une autre cadence …

Lascive au bord des routes

Comme au bord du siècle

Je regarde la nuit. »

 

Dans ces moments et mouvements de la conscience se ressent chez la poète un troublant désir de régler le tempo de l'écriture par rapport à la quête de soi : « Si j'étais née ici … Je guérirais peut-être / De ma naissance ». De loin en loin les poèmes font résonner des échos : « Ne suis-je pas venue ici / Pour me déposséder / De l'enfance mal aimée ». De même, un fil se tisse entre les œuvres comme le suggère l’oxymore du titre donné en 2006 au recueil Ailleurs en soi, dont le dernier vers est un étonnant point de bascule : « L'illumination enfin tangible / Renaître ici en ce lieu ».

 

L'accès à la lumière assure la présence au monde de la poète qui a déjà débusqué la source de ses impulsions dans Pierres sauvages :

« un mot à la fenêtre

éclaire le paysage

à la moindre palpitation

tu y puises ton ardeur. »

 

Lors de son séjour à Vézelay, la poète se trouve dans l'ancienne résidence de Romain Rolland et la maison de Jules Roy. Par une extraordinaire empathie, la poète ressent la présence des êtres qui ont marqué les lieux : « Visage après visage / Mille et une vies / En ce lieu sacré », un lien se tisse entre tous par l’écriture devenue « fil d'Ariane ».

Toute distance se trouvant abolie, la présence à soi est aussi présence aux autres, artistes connus et personnes inconnues, sans frontière temporelle, ce qui permet d'accueillir dans les poèmes des listes de noms: Bernard Noël,  Zéno Bianu, Valérie Rouzeau, Georges Bataille, Julien Bosc, William Cliff, Desnos, Calder, Jules Roy, Tagore… Voix, langues et époques se mêlent pour créer une sorte de filiation littéraire et artistique, en résonance avec les créateurs passés dans la ville : « Ici à Vézelay / On vit un art de vivre / Apprivoise la création ».

Renaître à soi parmi les autres devient possible, par le biais d'une écriture partagée, comme l’exprime Claudine Bertrand dans son long poème d'hommage Maison-Jules Roy :

« Je m’ancre

 À sa table d’écrivain

 Urgence de tout raconter […] »

 

« J'écris d'un œil complice », précise la poète, comme si elle écrivait son poème tout en lisant un autre texte : « La parole devient poésie ». La voix poétique s’enrichit ainsi de discrets effets d'intertextualité :

« Moi     avec mes quelques opuscules

Devant ce gigantesque banquet […]

Souffle   court     œil fasciné  […] 

Oui     j'écrirai Vézelay

En vous lisant Jules Roy. »

 

Renaître à soi est en effet possible avec une écriture de la rencontre et de l’accueil, particulièrement explicite dans Passion Afrique : « Je découpe la question du hasard/ Pour accueillir ce qui surgit ». Vers la fin du recueil Sous le ciel de Vézelay, la poète posait la question « Où vais-je aller ». Le séjour en des lieux marqués par l’empreinte d’autres auteurs et artistes a en fait ouvert pour elle un espace : « un ciel plus vaste/ Que ceux de mes rêves / D'autrefois ».

Telle est la fonction de la poésie chez Claudine Bertrand qui ne cesse de chercher comment sa langue peut à la fois s’affranchir et l’affranchir pour la guider. C’est déjà ce qu’elle clamait dans Pierres sauvages, mots d’espoir, valant promesse de liberté et d’ouverture pour sa quête de soi.

« Voyageur debout

c'est vers loin

que tu marches »

 

©Nicole Randon

 

 

(*)

 

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Description générée automatiquement

 

La renommée poétesse québécoise Claudine Bertrand a honoré notre revue d’une contribution au Salon de lecture, où nos lecteurs peuvent trouver une sélection de plusieurs recueils et un inédit, ainsi qu’une présentation de notre part (http://www.francopolis.net/salon/BertrandClaudine-septembre2016.html).

Pour mieux la connaître et avoir sa bibliographie à jour, voir son site : https://claudinebertrand.fr/.

Pour trouver ses livres en France et à l’international : https://www.librairie-de-paris.fr/listeliv.php?base=abonnement&form_recherche_avancee=ok&auteurs=Claudine%20Bertrand ; https://editionshexagone.groupelivre.com/search?q=claudine+bertrand

 

Nicole Randon – agrégée de lettres modernes, ancienne professeure au lycée Henri IV – est poète, performeuse, responsable du Lundi des Poètes à la Société des Poètes Français.

Dernière parution : L’écho des corps, éditions du Cygne, avril 2024.

 

 

Claudine Bertrand – vue par Nicole Randon (II)

Francopolis, Hiver 2024

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