« Chemin du
retour
Défile à folle allure
Écran-ciné miniature
Me taraudant »
En clôture de son recueil Sous le ciel de Vézelay,
Claudine Bertrand marque son départ en emportant ces vers, comme
l’empreinte de ce qu’elle quitte et conserve en elle. C’est aussi une
offrande, marque tangible de réciprocité, témoignant de l'accord parfait
entre la pierre ancienne, les habitants de la ville et les pèlerins, ces
autres êtres du voyage qui font étape à Vézelay, jalon du chemin de
Compostelle. Cette question de l'empreinte
intervient dans le rôle « taraudant » de l'écriture qui épouse
le mouvement de la vie :
« Débris de langage
Alphabet de fortuité
Le long des routes
Et la pluie prend fin
En une idée germinante
Ondulante à l’infini »
L'acte d’arracher l'instant au temps pour capter le présent
s’affirme dès l'ouverture : « J'immortalise / Ce qui risque de
m'échapper ». Alphabet sous la pluie sonne à cet égard
comme un véritable art poétique : le premier distique « Pluie
de consonnes et de voyelles / Traduire ce qui est » renvoie
au titre d’un opus de 2004 qui offre quelques
exemples d'une lumineuse créativité dans l'écriture poétique, dégagée de
toute règle. Des formules s'y égrènent et jaillissent en toute liberté :
on voit « fléchir / les colonnes du temps » et l’on
entend « une parole en fugue » où « l'aujourd'hui
/ se maquille / au son de jadis ».
L’expérience d'écriture sous la « pluie de
l'alphabet » s’éprouve dans un rapport au temps
radicalement vertigineux : les lettres forment des lignes brisées, la
main trace des hiéroglyphes, le mouvement se détache du corps, la main
tremble !
« Je n'écris pas pour prendre
Mais pour me nourrir
Capter l'air
Percer l'inattendu
Des oracles. »
Nous entendons ici une langue en rupture : « Mots
déferleraient / Comme torrent ».
La poète s’engage dans un projet où écrire n’est possible que si
elle peut désaccorder la grammaire au cœur du dire. Dès La Chute
des voyelles, en 2004, le style est broyé par la sidération, la
langue veut rompre : « Dire je est
lourd / surtout quand il fait défaut », le sens des mots est
incertain : « Tu marches sans savoir/ si tu marches vraiment »,
le risque menace : « car rapace/ l’art perfore ».
La parole s’exhibe et se met en danger car le phrasé est saisi en
plein élan dans sa pure impulsion et son éclat. En outre dans la
nécessité d'écrire pour survivre (capter l'air), l'article s'efface
parfois de la phrase. La poète, comme pour reprendre souffle, inscrit le
besoin d'inspirer, marqué par un blanc au cœur du vers. Il y a
d'ailleurs parfois urgence comme dans le poème Pourquoi Vézelay :
« Sous le marronnier
Coucher sur le papier
Mes souvenances
Avant qu'elles ne s'envolent ».
Vers la fin du poème, un blanc signale un saut dans le vide: « Le rose de Vézelay délie […] tout
nuage sans prévenir ».
Cependant l’écriture s’enracine dans un lointain passé :
« Une image tombe de la colline
Empreinte à jamais d'une mémoire
À quelques pas de ce lieu mythique ».
Voici alors une image qui donne le vertige :
« Le temps s'ajuste
À une autre cadence …
Lascive au bord des routes
Comme au bord du siècle
Je regarde la nuit. »
Dans ces moments et mouvements de la conscience se ressent chez la
poète un troublant désir de régler le tempo de l'écriture par rapport à
la quête de soi : « Si j'étais née ici … Je guérirais
peut-être / De ma naissance ». De loin en loin les poèmes font
résonner des échos : « Ne suis-je pas venue ici / Pour me
déposséder / De l'enfance mal aimée ». De même, un fil se tisse entre
les œuvres comme le suggère l’oxymore du titre donné en 2006 au recueil Ailleurs
en soi, dont le dernier vers est un étonnant point de bascule :
« L'illumination enfin tangible / Renaître ici en ce lieu ».
L'accès à la lumière assure la présence au monde de la poète qui a
déjà débusqué la source de ses impulsions dans Pierres sauvages :
« un mot à la fenêtre
éclaire le paysage
à la moindre palpitation
tu y puises ton ardeur. »
Lors de son séjour à Vézelay, la poète se trouve dans l'ancienne
résidence de Romain Rolland et la maison de Jules Roy. Par une
extraordinaire empathie, la poète ressent la présence des êtres qui ont
marqué les lieux : « Visage après visage / Mille et une vies / En
ce lieu sacré », un lien se tisse entre tous par l’écriture
devenue « fil d'Ariane ».
Toute distance se trouvant abolie, la présence à soi est aussi
présence aux autres, artistes connus et personnes inconnues, sans
frontière temporelle, ce qui permet d'accueillir dans les poèmes des
listes de noms: Bernard Noël, Zéno Bianu, Valérie Rouzeau,
Georges Bataille, Julien Bosc, William Cliff, Desnos, Calder, Jules
Roy, Tagore… Voix, langues et époques se mêlent pour créer une sorte
de filiation littéraire et artistique, en résonance avec les créateurs
passés dans la ville : « Ici à Vézelay / On vit un art de
vivre / Apprivoise la création ».
Renaître à soi parmi les autres devient possible, par le biais
d'une écriture partagée, comme l’exprime Claudine Bertrand dans son long
poème d'hommage Maison-Jules Roy :
« Je m’ancre
À sa table d’écrivain
Urgence de tout raconter […] »
« J'écris d'un œil complice », précise la poète, comme
si elle écrivait son poème tout en lisant un autre texte : « La
parole devient poésie ». La voix poétique s’enrichit ainsi de
discrets effets d'intertextualité :
« Moi avec mes
quelques opuscules
Devant ce gigantesque banquet […]
Souffle court œil fasciné
[…]
Oui j'écrirai Vézelay
En vous lisant Jules Roy. »
Renaître à soi est en effet possible avec une écriture de la
rencontre et de l’accueil, particulièrement explicite dans Passion
Afrique : « Je découpe la question du hasard/ Pour accueillir
ce qui surgit ». Vers la fin du recueil Sous le ciel de
Vézelay, la poète posait la question « Où vais-je aller ».
Le séjour en des lieux marqués par l’empreinte d’autres auteurs et
artistes a en fait ouvert pour elle un espace : « un ciel
plus vaste/ Que ceux de mes rêves / D'autrefois ».
Telle est la fonction de la poésie chez Claudine Bertrand qui ne
cesse de chercher comment sa langue peut à la fois s’affranchir et
l’affranchir pour la guider. C’est déjà ce qu’elle clamait dans Pierres
sauvages, mots d’espoir, valant promesse de liberté et d’ouverture
pour sa quête de soi.
« Voyageur
debout
c'est vers loin
que tu marches »
©Nicole Randon
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