Nizar al Hamidi
est un jeune poète qui appartient à l’avant-garde littéraire
tunisienne et au groupe « Texte », constitué en 2011 par
lui et d’autres jeunes écrivains. Il a publié un recueil de poésie Les
Restes de somnolence (« بقايا نعاس
») en 2012 et continue à publier des poèmes dans des revues et journaux
tunisiens et étrangers. L’examen de ses œuvres montre clairement que
l’enfance est un thème fondamental dans son univers poétique. Elle est
l’objet et le sujet de nombreux textes et semble investie d’une double
dimension : positive et
négative, euphorique et dysphorique.
Notons tout d’abord que le retour
au passé est le plus souvent difficile pour Nizar al Hamidi. Comment
accéder à son enfance, à cet univers magique, quand nous devenons adultes
pris par les soucis du travail et par les multiples problèmes de la vie
quotidienne ? Comment reconstituer les moments heureux de la fusion
dans la nature quand nous avons quitté le village de l’enfance, cette
terre si magnifique, ces paysages si variés, ces champs illimités ?
Comment revoir les premiers amis et compagnons de route alors qu’ils sont
partis vers un ailleurs inconnu ? L’enfance devient dans ce cas un
mirage inaccessible. Pourtant Nizar al Hamidi surmonte tous ces obstacles
et arrive à retrouver son enfance et à sillonner ses territoires et à toucher
ses paysages, à caresser son petit chat et à entendre le chant des
oiseaux qui ont ponctué son réveil très tôt le matin alors que la maison
était encore plongée dans le sommeil. L’écriture fait ressurgir le passé,
lui donne une vie réelle et une vitalité
Nizar al
Hamidi capte, dans ses poèmes sous des airs candides, des notations
visuelles, olfactives ou auditives de son enfance, des moments heureux,
et ne cherche nullement à les inscrire dans une continuité temporelle ou
thématique précise. Chaque souvenir s’impose par son pouvoir de
suggestion et sa force émotive. Il est condensé dans une scène-matrice
génératrice de multiples parcours poétiques : c’est l’image du père
dans « Une leçon de réalisme » " درس في الواقعية
", des moyens de distraction dans « Le jouet » " لعبة
", des aspirations et des illusions des enfants dans « les
rêves des enfants » "أحلام
الأطفال
". Nizar al Hamidi nous plonge chaque fois dans un moment passé dont
la durée est étirée, un temps presque statique. L’évènement évoqué dans
chacun de ces poèmes est sans début, sans fin. Du coup l’enfance se
prolonge, rejoint le présent et l’envahit en donnant l’impression qu’elle
est encore là, qu’elle ne s’achèvera jamais.
Cependant, pour assurer une meilleure
saisie du temps autobiographique qui risque de rester flou, Nizar al
Hamidi mobilise le style narratif. Son coup de force est d’avoir inscrit
dans chaque poème un récit. Déjà le poète-enfant est fasciné par les
contes et les aventures merveilleuses. C’est pourquoi le narratif alimente
tous ses poèmes. Il est suggéré par la présence des personnages (l’enfant
et les adultes), des événements (un face à face entre le jeune héros et
son entourage), des espaces clos (le foyer familial, la chambre) et des
espaces ouverts (les champs, le village, les rues), un cadre temporel (le
passé, l’enfance) ainsi que par une prolifération des objets (des jouets,
des chaussures, des habits, un fouet, un bâton, etc.)
Mais, le
narratif est si mince, si évasif qu’il finit par être absorbé par le
poétique. Du coup, le récit se dilue dans le flot verbal poétique de
Nizar al Hamidi et ne surgit que dans des zones stratégiques du
poème : en premier lieu, dans l’incipit qui informe et anticipe la
suite du poème. Nous citerons comme exemple « Une leçon de
réalisme » " درس في الواقعية
" qui s’ouvre par l’image du père verrouillant brutalement la porte
de la maison. En second lieu, le narratif est actualisé dans
la clausule. Une excellente illustration de cela nous
est offerte par le poème « Une décision » " قرار" qui
s’achève par la mort tragique d’un chat écrasé par une voiture ou par le
texte « les rêves des enfants » qui évoque le rêve impossible de
l’enfant poète cherchant par tous les moyens à capter les étoiles.
Cependant, c’est l’intervention d’un événement perturbateur
qui introduit dans les poèmes une dynamique narrative. « Une leçon
de réalisme » est à cet
égard exemplaire. C’est le cri du père en colère qui va interrompre
l’état du bonheur initial et déclencher la narration du drame de
l’enfant :
« أين
كنت يا ولد ؟ يسألني
هادرًا »
« "Où étais-tu mon
garçon ?" me demanda-t-il en rugissant. »
Certes, on ne
peut pas prétendre que le jeune écrivain réalise une fusion totale entre
la Poésie et le Récit,
mais la présence du narratif dans sa poésie remplit une double fonction.
D’une part, elle manifeste l’émergence de métissages inédits et de
croisements génériques favorables à la créativité. D’autre part, elle est investie d’une
dimension axiologique, voire éthique. En effet, le narratif est le support
idéal qui manifeste l’évolution de la personnalité de l’enfant. Les jeux
et les divers jouets marquent une initiation à la vie et une métamorphose
de la personnalité (« Le jouet » " لعبة").
L’enfant subit aussi une initiation par les différentes formes
d’apprentissage qui remontent loin dans le passé : il se lève,
s’accroche aux meubles, se tient debout, puis il commence à marcher, à
avancer, à courir et à parcourir les espaces. Il apprend également à
lire, à tenir un stylo, à dessiner des norias, des chaussures et des
chemises, à écrire, puis à élaborer des textes, à créer, à exprimer ses
rêves. Le lecteur découvre les scènes à travers le regard non seulement
de l’enfant mais aussi du poète. Le stylo et la plume évoqués dans
le texte (« Le jouet » " لعبة")
sont les moyens qui ont permis au futur écrivain d’apprendre à écrire, à
dessiner et à créer :
و تعلمنا القراءة و الكتابة »
رسمنا النواعير و القمصان و الأحذية
« كتبنا أحلامنا
« Nous
avons appris à lire et à écrire
Nous
avons peint les norias, la chemise et les chaussures
Nous
avons exprimé nos rêves. »
Toutes les
activités pratiquées par l’enfant, comme le jeu ou même l’initiation à la
marche, à la lecture et à l’écriture, se définissent à la fois comme des
divertissements attirants et joyeux et comme une représentation
euphorique de la scène de la création poétique. Le poète-enfant jouit et
s’enivre de moments heureux et se régale des divers spectacles de la vie
et de la nature qu’il ressuscite et réinvente au niveau poétique.
Toutefois,
cette enfance qui évoque l’innocence de l’Eden et l’harmonie de l’être
avec le monde se trouve menacée par la cruauté des adultes. Après un rêve
merveilleux, l’apparition du père marque un retour brutal à la réalité.
Au temps du rêve et du passé qui symbolisent la joie et la paix (« Le
jouet » " لعبة",
et « les rêves des enfants »"أحلام
الأطفال")
succède un temps de désillusion et d’échec (« Une leçon sur le
réalisme » "درس في الواقعية" et « Une décision » " قرار").
La grisaille et la tristesse de la vie feront ainsi place au bonheur de
l’enfance.
En fait, le
père est toujours là dans les récits de l’enfance et sa présence est
dramatique chez Nizar al Hamidi, essentiellement dans le poème « Une
leçon sur le réalisme » "درس في الواقعية"
: il domine l’espace familial et le gère à sa guise. Le poète le
représente à travers le regard effaré de l’enfant qui se sent pris au
piège d’un père transformé en ogre monstrueux :
« مثل غول في الفناء »
« Comme un ogre dans la
cour »
Cette
comparaison du père à « l’ogre » est investie d’une valeur
connotative : elle s’inscrit dans l’imaginaire des enfants fascinés par
ce personnage imaginaire présent dans les contes merveilleux. D’autre
part, l’ogre est un géant qui se nourrit de la chair fraîche des enfants.
Or le Père menace l’enfant dans son être. Cette image dysphorique
est renforcée par celle du bâton, symbole de la puissance et de la force
du père :
« عصاة الزيتون الطويلة والرقيقة »
« Le long bâton d’olivier
très fin »
Ce
bâton d'olive long et fin incarne la violente colère du Père face à son
fils qui semble, selon lui, désobéissant. Or, ce représentant du
« sur-moi » veut exercer un pouvoir absolu sur la famille et
sur l’enfant : il faut bien se tenir, rentrer à la maison à l’heure,
ne pas trainer dans les rues, ne pas désobéir. Il brime donc les élans de
l’enfant en censurant les plaisirs, la fantaisie, le bonheur.
Sa
cruauté se traduit d’abord par une violence physique : il frappe
l’enfant à coup de bâton laissant des traces sur son corps si fragile :
ونحن نُعاقَبُ راكعين في زوايا الغرفة »
« ننفخ هواء ساخنا في أكفنا المدماة
« À genoux, dans un coin de
la chambre, nous sommes punis.
Nous soufflons de l’air chaud
dans nos paumes sanglantes »
La
cruauté est aussi psychologique. En ce sens, l’enfant perd confiance en
lui-même et se sent à la merci de ce pouvoir patriarcal absolu : le bâton
qui symbolise la puissance phallique du Père se meut dans l’espace
familial et constitue une menace pour l’enfant dans son existence et dans
son identité masculine :
عصاة الزيتون الطويلة والرقيقة»
« . تتلوى في الهواء
غاضبة
« Le long bâton d’olivier
très fin
Se tord dans l’air en
colère. »
C’est là que la violence du père atteint son
paroxysme et qu’il se métamorphose dans les moments de fureur en
castrateur. Cette situation négative est
accentuée par l’absence de la mère qui symbolise d’habitude l’affection
et qui permet au fils de résister et de régler ses problèmes au sein de
la cellule familiale.
Toutefois, Nizar al Hamidi introduit dans son poème un
scénario œdipien plus complexe. Les rôles se voient inversés et les relations
remaniées. Manifestement, la violence du Père qui domine dans le texte
s’annule face à la volonté de l’enfant de s’affranchir de cette autorité
injuste et cruelle. Œdipe se révolte et pour réussir dans sa lutte contre
le pouvoir patriarcal, il prend la ferme décision de voler l’arme du Père
incarnée par le bâton afin de le détruire. Arrive-t-il à castrer le Père
castrateur ?
سأسرق العصا يومًا »
« . وسأكبر بعد أن أكسّرها
« Je volerai un jour le
bâton
Et je grandirai après l’avoir
brisé. »
Il est donc certain que, pour le poète
révolté, Œdipe ne
devient adulte que s’il affronte le père castrateur et s’il se libère
totalement de son autorité.
En conclusion, nous remarquons que chez
Nizar al Hamidi, l’enfance
évoque l’innocence, la
pureté et la grâce ainsi que la souffrance et la violence incarnée
par le Père. Mais au-delà de la simple mise en
scène des souvenirs douloureux ou heureux, le poète tente de définir le
processus de la naissance de l’identité, du Moi profond. Le thème de
l’enfance devient ainsi un moyen de combat œdipien et un moyen
d’expression de sa révolte contre le père et donc contre la société
patriarcale et l’ordre établi.
©Arselène Ben Farhat
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