Ce qu'on y voit, ce que cela nous inspire, aux quatre coins du monde.

ACCUEIL

Archives : Vue de Francophonie

 

Mai-juin 2022

 

 

La poétique de l’enfance chez Nizar al Hamidi.

 

Par Arselène Ben Farhat

(*)

 

Une image contenant texte

Description générée automatiquement

Nizar al Hamidi, Les restes de somnolence, 2012.

 

 

Nizar al Hamidi est un jeune poète qui appartient à l’avant-garde littéraire tunisienne et au groupe « Texte », constitué en 2011 par lui et d’autres jeunes écrivains. Il a publié un recueil de poésie Les Restes de somnolenceبقايا نعاس ») en 2012 et continue à publier des poèmes dans des revues et journaux tunisiens et étrangers. L’examen de ses œuvres montre clairement que l’enfance est un thème fondamental dans son univers poétique. Elle est l’objet et le sujet de nombreux textes et semble investie d’une double dimension :  positive et négative, euphorique et dysphorique.

Notons tout d’abord que le retour au passé est le plus souvent difficile pour Nizar al Hamidi. Comment accéder à son enfance, à cet univers magique, quand nous devenons adultes pris par les soucis du travail et par les multiples problèmes de la vie quotidienne ? Comment reconstituer les moments heureux de la fusion dans la nature quand nous avons quitté le village de l’enfance, cette terre si magnifique, ces paysages si variés, ces champs illimités ? Comment revoir les premiers amis et compagnons de route alors qu’ils sont partis vers un ailleurs inconnu ? L’enfance devient dans ce cas un mirage inaccessible. Pourtant Nizar al Hamidi surmonte tous ces obstacles et arrive à retrouver son enfance et à sillonner ses territoires et à toucher ses paysages, à caresser son petit chat et à entendre le chant des oiseaux qui ont ponctué son réveil très tôt le matin alors que la maison était encore plongée dans le sommeil. L’écriture fait ressurgir le passé, lui donne une vie réelle et une vitalité

    Nizar al Hamidi capte, dans ses poèmes sous des airs candides, des notations visuelles, olfactives ou auditives de son enfance, des moments heureux, et ne cherche nullement à les inscrire dans une continuité temporelle ou thématique précise. Chaque souvenir s’impose par son pouvoir de suggestion et sa force émotive. Il est condensé dans une scène-matrice génératrice de multiples parcours poétiques : c’est l’image du père dans « Une leçon de réalisme » " درس  في  الواقعية ", des moyens de distraction dans « Le jouet »  " لعبة ", des aspirations et des illusions des enfants dans « les rêves des enfants » "أحلام الأطفال ". Nizar al Hamidi nous plonge chaque fois dans un moment passé dont la durée est étirée, un temps presque statique. L’évènement évoqué dans chacun de ces poèmes est sans début, sans fin. Du coup l’enfance se prolonge, rejoint le présent et l’envahit en donnant l’impression qu’elle est encore là, qu’elle ne s’achèvera jamais.

    Cependant, pour assurer une meilleure saisie du temps autobiographique qui risque de rester flou, Nizar al Hamidi mobilise le style narratif. Son coup de force est d’avoir inscrit dans chaque poème un récit. Déjà le poète-enfant est fasciné par les contes et les aventures merveilleuses. C’est pourquoi le narratif alimente tous ses poèmes. Il est suggéré par la présence des personnages (l’enfant et les adultes), des événements (un face à face entre le jeune héros et son entourage), des espaces clos (le foyer familial, la chambre) et des espaces ouverts (les champs, le village, les rues), un cadre temporel (le passé, l’enfance) ainsi que par une prolifération des objets (des jouets, des chaussures, des habits, un fouet, un bâton, etc.)

    Mais, le narratif est si mince, si évasif qu’il finit par être absorbé par le poétique. Du coup, le récit se dilue dans le flot verbal poétique de Nizar al Hamidi et ne surgit que dans des zones stratégiques du poème : en premier lieu, dans l’incipit qui informe et anticipe la suite du poème. Nous citerons comme exemple « Une leçon de réalisme » " درس  في  الواقعية " qui s’ouvre par l’image du père verrouillant brutalement la porte de la maison. En second lieu, le narratif est actualisé dans la clausule. Une excellente illustration de cela nous est offerte par le poème « Une décision » " قرار"  qui s’achève par la mort tragique d’un chat écrasé par une voiture ou par le texte « les rêves des enfants » qui évoque le rêve impossible de l’enfant poète cherchant par tous les moyens à capter les étoiles. Cependant, c’est l’intervention d’un événement perturbateur qui introduit dans les poèmes une dynamique narrative. « Une leçon de réalisme »   est à cet égard exemplaire. C’est le cri du père en colère qui va interrompre l’état du bonheur initial et déclencher la narration du drame de l’enfant :

 

« أين  كنت  يا  ولد ؟ يسألني  هادرًا »

 

« "Où étais-tu mon garçon ?" me demanda-t-il en rugissant. »

 

    Certes, on ne peut pas prétendre que le jeune écrivain réalise une fusion totale entre la Poésie et le Récit, mais la présence du narratif dans sa poésie remplit une double fonction. D’une part, elle manifeste l’émergence de métissages inédits et de croisements génériques favorables à la créativité.  D’autre part, elle est investie d’une dimension axiologique, voire éthique. En effet, le narratif est le support idéal qui manifeste l’évolution de la personnalité de l’enfant. Les jeux et les divers jouets marquent une initiation à la vie et une métamorphose de la personnalité (« Le jouet » " لعبة"). L’enfant subit aussi une initiation par les différentes formes d’apprentissage qui remontent loin dans le passé : il se lève, s’accroche aux meubles, se tient debout, puis il commence à marcher, à avancer, à courir et à parcourir les espaces. Il apprend également à lire, à tenir un stylo, à dessiner des norias, des chaussures et des chemises, à écrire, puis à élaborer des textes, à créer, à exprimer ses rêves. Le lecteur découvre les scènes à travers le regard non seulement de l’enfant mais aussi du poète. Le stylo et la plume évoqués dans le texte (« Le jouet » " لعبة") sont les moyens qui ont permis au futur écrivain d’apprendre à écrire, à dessiner et à créer :

 

    و تعلمنا القراءة و الكتابة »

رسمنا النواعير و القمصان و الأحذية

 « كتبنا  أحلامنا

 

« Nous avons appris à lire et à écrire

Nous avons peint les norias, la chemise et les chaussures

Nous avons exprimé nos rêves. »

 

 

    Toutes les activités pratiquées par l’enfant, comme le jeu ou même l’initiation à la marche, à la lecture et à l’écriture, se définissent à la fois comme des divertissements attirants et joyeux et comme une représentation euphorique de la scène de la création poétique. Le poète-enfant jouit et s’enivre de moments heureux et se régale des divers spectacles de la vie et de la nature qu’il ressuscite et réinvente au niveau poétique.

    Toutefois, cette enfance qui évoque l’innocence de l’Eden et l’harmonie de l’être avec le monde se trouve menacée par la cruauté des adultes. Après un rêve merveilleux, l’apparition du père marque un retour brutal à la réalité. Au temps du rêve et du passé qui symbolisent la joie et la paix (« Le jouet » " لعبة", et « les rêves des enfants »"أحلام الأطفال") succède un temps de désillusion et d’échec (« Une leçon sur le réalisme »  "درس  في  الواقعية"  et « Une décision » " قرار"). La grisaille et la tristesse de la vie feront ainsi place au bonheur de l’enfance.

    En fait, le père est toujours là dans les récits de l’enfance et sa présence est dramatique chez Nizar al Hamidi, essentiellement dans le poème « Une leçon sur le réalisme » "درس  في  الواقعية" : il domine l’espace familial et le gère à sa guise. Le poète le représente à travers le regard effaré de l’enfant qui se sent pris au piège d’un père transformé en ogre monstrueux : 

 

« مثل غول في الفناء »

 

« Comme un ogre dans la cour »

 

Cette comparaison du père à « l’ogre » est investie d’une valeur connotative : elle s’inscrit dans l’imaginaire des enfants fascinés par ce personnage imaginaire présent dans les contes merveilleux. D’autre part, l’ogre est un géant qui se nourrit de la chair fraîche des enfants. Or le Père menace l’enfant dans son être.  Cette image dysphorique est renforcée par celle du bâton, symbole de la puissance et de la force du père :

 

« عصاة الزيتون الطويلة والرقيقة »

 

« Le long bâton d’olivier très fin »

 

Ce bâton d'olive long et fin incarne la violente colère du Père face à son fils qui semble, selon lui, désobéissant. Or, ce représentant du « sur-moi » veut exercer un pouvoir absolu sur la famille et sur l’enfant : il faut bien se tenir, rentrer à la maison à l’heure, ne pas trainer dans les rues, ne pas désobéir. Il brime donc les élans de l’enfant en censurant les plaisirs, la fantaisie, le bonheur. 

Sa cruauté se traduit d’abord par une violence physique : il frappe l’enfant à coup de bâton laissant des traces sur son corps si fragile :

 

ونحن نُعاقَبُ راكعين في زوايا الغرفة »

 «   ننفخ هواء ساخنا في أكفنا المدماة 

 

« À genoux, dans un coin de la chambre, nous sommes punis.

Nous soufflons de l’air chaud dans nos paumes sanglantes »

 

La cruauté est aussi psychologique. En ce sens, l’enfant perd confiance en lui-même et se sent à la merci de ce pouvoir patriarcal absolu : le bâton qui symbolise la puissance phallique du Père se meut dans l’espace familial et constitue une menace pour l’enfant dans son existence et dans son identité masculine :

 

    عصاة الزيتون الطويلة والرقيقة»  

 « . تتلوى في الهواء  غاضبة

 

« Le long bâton d’olivier très fin

Se tord dans l’air en colère. »

 

C’est là que la violence du père atteint son paroxysme et qu’il se métamorphose dans les moments de fureur en castrateur. Cette situation négative est accentuée par l’absence de la mère qui symbolise d’habitude l’affection et qui permet au fils de résister et de régler ses problèmes au sein de la cellule familiale.

Toutefois, Nizar al Hamidi introduit dans son poème un scénario œdipien plus complexe. Les rôles se voient inversés et les relations remaniées. Manifestement, la violence du Père qui domine dans le texte s’annule face à la volonté de l’enfant de s’affranchir de cette autorité injuste et cruelle. Œdipe se révolte et pour réussir dans sa lutte contre le pouvoir patriarcal, il prend la ferme décision de voler l’arme du Père incarnée par le bâton afin de le détruire. Arrive-t-il à castrer le Père castrateur ? 

 

سأسرق العصا يومًا »

 « . وسأكبر بعد أن أكسّرها

 

« Je volerai un jour le bâton

Et je grandirai après l’avoir brisé. »

 

    Il est donc certain que, pour le poète révolté, Œdipe ne devient adulte que s’il affronte le père castrateur et s’il se libère totalement de son autorité.

    En conclusion, nous remarquons que chez Nizar al Hamidi, l’enfance évoque l’innocence, la pureté et la grâce ainsi que la souffrance et la violence incarnée par le Père. Mais au-delà de la simple mise en scène des souvenirs douloureux ou heureux, le poète tente de définir le processus de la naissance de l’identité, du Moi profond. Le thème de l’enfance devient ainsi un moyen de combat œdipien et un moyen d’expression de sa révolte contre le père et donc contre la société patriarcale et l’ordre établi.

 

©Arselène Ben Farhat

 

 

 

 

 

(*)

Nous avons accueilli le Professeur Arselène Ben Farhat de l’université de Sfax (Tunisie) dans un de nos précédents numéros (en janvier-février 2022, à cette même rubrique), où il nous a régalé avec un riche compte-rendu du colloque Gustave Flaubert et le monde arabe, à l’organisation duquel il a largement contribué.

 

 

Arselène Ben Farhat sur Nizar al Hamidi.

Vue de Francophonie, mai-juin 2022

Recherche : Dana Shishmanian 

 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis ~ Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002