
Mme Hager El Hila, Mme Gisèle
Séginger, Mme Hédia Khadhar, M. Arselène Ben Farhat, M. Mustapha Trabelsi
et M. Chokri Rhibi
Le
colloque international « Gustave Flaubert et le monde arabe »
sous la direction d’Arselène Ben Farhat et Mustapha Trabelsi
est organisé les 2, 3 et 4 décembre 2021 par "le
Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Discours, Art, Musique et
Economie" (LARIDIAME - LR18ES23)
de l’Université de Sfax (Tunisie) à l’occasion du bicentenaire de la
naissance de Flaubert. Il a réuni 28 participants tunisiens, français,
marocains et japonais à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de
Sfax. Les trois journées se sont déroulées dans une ambiance à la fois
studieuse et amicale. Chaque communication a donné lieu à un débat riche
et intense et a permis d’explorer des zones encore peu étudiées dans les
œuvres de Flaubert. Un grand merci aux deux grands spécialistes de
l’auteur de Madame Bovary, Yvan
Leclerc et Gisèle Seginger qui ne se sont pas limités à encadrer le
colloque en présentant deux magnifiques conférences, mais qui ont
également suivi avec attention et rigueur toutes les communications, les
ont discutées, critiquées, rectifiées et complétées.
Dans
sa conférence inaugurale, Yvan Leclerc a défini l’Orient
flaubertien. Il est, selon lui, une réalité géographique et une
représentation construite par la création littéraire et artistique. Il
est également une fascinante altérité qui permet à plusieurs écrivains
occidentaux de prendre conscience de leur identité. Yvan Leclerc montre
que Flaubert va progressivement se libérer de l’idéalisation et de
l’exotisme qu’incarne l’Orient à son époque. En fait, l’auteur n’est pas
attiré uniquement, comme les romantiques, par l’Orient sensuel,
voluptueux ou archaïque, décadent, mais également par l’Orient appréhendé
comme une réalité complexe et opaque et c’est le voyage accompli en
1849-1850 qui a permis à Flaubert d’explorer cette réalité, d’éduquer sa
perception et d’adapter son regard à la diversité et à la
multiculturalité de cet univers oriental. L’ailleurs oriental va le
hanter pendant plusieurs années et contaminer ses œuvres. Même après la publication Salammbô,
il exprime son désir d’écrire « un
livre sur l’Orient moderne, sur l’Orient en habit noir » d’après
le témoignage des Goncourt : « Flaubert est assis sur son divan
[…] Il nous confie le grand désir qu’il a eu, désir auquel il n’a
pas renoncé, d’écrire un livre sur l’Orient moderne, sur l’Orient en
habit noir. » (Journal, 29 mars 1862).
Gisèle
Séginger confirme cette analyse d’Yvan Leclerc dans une
conférence, intitulée « Flaubert et le monde arabe : un
regard ethnologique ? ». Elle consacre la première partie
de son intervention au contexte culturel, scientifique et ethnologique et
aux enquêtes menées par les savants de l’époque. Gisèle Séginger signale
que la vision du monde oriental de Flaubert est en fait influencée par
l’énorme travail de son compagnon de voyage en Égypte, Maxime Du Camp qui
est parti en Orient dans le cadre d’une mission comme historien et
ethnologue et qui a rapporté les premiers clichés photographiques
d’Égypte. Pour Gisèle Séginger, l’Orient de Flaubert, sous l’influence de
Du Camp, s’écarte des représentations exotiques qu’on trouve chez les
romantiques comme Chateaubriand, Lamartine
ou Hugo et s’éloigne constamment des clichés et des stéréotypes. L’auteur est attiré par la beauté ainsi
que par la laideur et la monstruosité. Dans son récit de voyage en Égypte
et son carnet de voyage à Carthage, il accorde une place importante aux éléments archaïques ainsi qu’à l’altérité. L’Orient
flaubertien est en fait lié à une quête permanente de la diversité et des différences et à une
vision anticoloniale.

La séance de synthèse du
colloque : M. Yvan Leclerc, Mme Gisèle Séginger, M. Mustapha
Trabelsi et M. Arselène Ben Farhat
Ces deux conférences d’Yvan
Leclerc et de Gisèle Séginger
ont ouvert la séance de la matinée et celle de l’après-midi de la
première journée du colloque. Elles ont souligné l’importance et l’impact
des deux voyages de Flaubert en Orient (1849-1851) et en Tunisie (1858). Atsuko
Ogane
s’est intéressée au second périple. Elle analyse l’influence exercée par
le séjour de Flaubert à Carthage sur la création de Salammbô. Pour
atteindre cet objectif, elle étudie, dans une enquête génétique
rigoureuse, les glissements et les transformations subis par les
fragments textuels en passant du carnet de voyage aux scénarios et des
scénarios au roman. Pour confirmer son hypothèse de lecture, Atsuko Ogane
a centré son étude sur le second chapitre de Salammbô « À Sicca ».
Pour elle, le carnet n°10 est un précieux réservoir d’impressions et de
notations visuelles, auditives et olfactives. Il condense des images, des
choses vues ou ressenties et capture des vestiges d’une civilisation
disparue. Tous ces éléments deviennent dans le roman les cadres des
scènes et des actions et sont donc investis d’une
dimension thématique, structurale et symbolique .
Ahlème
Charfeddine partage
le même point de vue en s’intéressant au carnet n°10, mais en usant d’une approche comparative et non
génétique. Elle confronte le voyage de Flaubert en Tunisie avec celui de
Guy de Maupassant et constate que ce dernier s’est rendu en
Tunisie en tant que reporter pour rendre compte des insurrections de Bou-Amama ;
puis il est revenu en tant que simple voyageur qui cherche « la chaleur d'Afrique pour soigner un dérèglement
nerveux qu'il attribue aux brouillards du Nord. » (Yvan Leclerc, « Journal
d’un article sur Flaubert et Maupassant voyageurs en Tunisie » dans Tunis, Carthage, l’Orient sous le
regard de l’Occident du temps des Lumières à la jeunesse de Flaubert, sous la direction Éric Wauters,
Presses universitaires de Rouen et du Havre, 1999, p. 126) Par
contre, Flaubert a voulu explorer, en Tunisie, les lieux où vont se
dérouler les événements de son roman Salammbô. Moulay Youssef
Soussou soutient la même opinion. Pour lui, il ne s’agit pas de considérer le voyage
de Flaubert à Carthage, comme un élément biographique, mais comme un
document dans lequel nous pouvons découvrir la genèse de son roman. La
position d’Elyssa Rébai est plus nuancée. Selon elle, le
voyage de Flaubert a nourri à la fois l’œuvre et la vision du monde de
l’écrivain. Il lui a permis d’être tolérant et ouvert sur l’Autre et de
se démarquer de l’idéologie ethnocentrique.
Toutefois,
plusieurs chercheurs ont adopté une autre attitude. Ils croient que le
carnet de voyage ne doit pas être cloîtrés à l’ombre de Salammbô.
Il peut être étudié en lui-même et pour lui-même. Il condense les expériences
vécues par Flaubert et recueille au fil des jours ses impressions prises
sur le vif et ses découvertes de la vie quotidienne des Tunisiens :
« un enfant et un homme battent le linge avec leurs pieds,
coutume arabe, cela fait un rythme » (Gustave Flaubert, Carnet
de voyage à Carthage, texte établi par Claire-Marie Delavoye,
Publications de l’Université de Rouen, 1999, p. 61). Toutes les scènes
évoquées se limitent au seul instant de la vision. Hédia Khadhar
nous a permis, dans sa conférence, de suivre pas à pas le voyage de
Gustave Flaubert en Tunisie. Elle a présenté les événements historiques
et les hommes politiques de l’époque et s’est référé à différents
documents : des photographies, des toiles de peinture, des images
des monuments historiques, des villes et des régions où est allé
Flaubert. Tout en visualisant les étapes de voyages de Flaubert, Hédia
Khadhar montre que le carnet comporte une critique virulente du régime
politique et de l’aristocratie tunisienne de l’époque. C’est ce qu’a
affirmé également Ola Boukadi. D’après son étude, Flaubert va
essentiellement dénoncer, dans le carnet de voyage, le fanatisme
religieux et le racisme. Une telle critique émane, d’après Hager El Hila, de l’opposition de deux
visions de Carthage dans le carnet n°10 : Carthage, une cité
historique grandiose, avec des monuments, des statues et des mosaïques
immenses et Carthage telle qu’elle apparait au romancier au milieu du
XIXème siècle, totalement dénuée de grandeur, offrant une vision
décevante des Arabes.
Cependant
Kamel Hamdi ne partage pas ce
point de vue de Hajer El Hila. Il signale que Flaubert présente une image plutôt
originale de l’Arabe. Il est décrit comme un être drôle et fourbe, adroit
et cynique, mais foncièrement gai. Une telle figure paradoxale incarne
l’altérité et le grotesque. Elle permet à Flaubert de dénoncer
l’ethnocentrisme grâce au burlesque et à la bouffonnerie qui vont être érigés en esthétique
dans Bouvard et Pécuchet.
Il
est toutefois remarquable que plusieurs conférenciers aient opté pour une
méthodologie différente. Ils ont ainsi choisi comme objet d’analyse non
pas le carnet de voyage à Carthage, mais Salammbô – même si ce
carnet est l’avant-texte, le lieu du
jaillissement de la parole de l’écrivain et de la naissance du roman. Mustapha Trabelsi justifie un tel choix en
signalant que Flaubert est constamment hanté par la quête du style
parfait. Les difficultés que rencontre l’écrivain pour trouver les mots
justes et pour satisfaire ses exigences formelles sont multiples : « Il faut une volonté
surhumaine pour écrire et je ne suis qu’un homme », affirme-t-il
dans une lettre à Louise Colet (3 avril 1852). Mais le romancier ne
renonce pas à son projet littéraire. Il écrit, réécrit à
plusieurs reprises les mêmes phrases et les mêmes paragraphes et ne les
valide qu’après les avoir soumis à l’épreuve du "gueuloir".
Pour soutenir ce point de vue, Mustapha Trabelsi analyse l’ouverture de Salammbô en se fondant
l’approche stylistique. Selon lui, l’auteur arrive à fixer un mirage et à
ressusciter Carthage, son décor, son atmosphère et ses habitants en usant
de la description picturale fondée sur une double forme de
progression : des paragraphes de plus en plus longs et une
succession de plans descriptifs de plus en plus proches (Mégara, Faubourgs
de Carthage, les soldats d’Hamilcar, les capitaines et le commun des
soldats, les jardins, le palais). Mustapha Trabelsi signale que Flaubert
choisit de morceler la description en fonction des personnages. Leur
présence dans un lieu permet de présenter ce lieu et c’est parce qu’ils
sont dispersés que l’espace semble éclaté. Mustapha Trabelsi mène ainsi
une analyse micro-textuelle en s’intéressant aux figures de style, au rythme, aux échos phoniques,
aux réseaux isotopiques, etc. Le style est à la fois l’objet et le moyen
de la création littéraire : « Ce qui me
semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre
sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force
interne de son style » écrit Flaubert à Louise Colet 16 janvier
1852.
En employant la même démarche stylistique, Raoudha Allouche s’est
intéressée à un fait de style particulier : les parenthèses. Selon
elle, elles se présentent sous une forme disséminée chez
Flaubert mais elles ne sont ni un hors sujet, ni un développement
accessoire que les lecteurs peuvent négliger. Elles remplissent diverses
fonctions : elles expriment d’une part des prises de position
variées et introduisent d’autre part un commentaire méta-discursif
offrant du coup à l’écrivain la possibilité de se dédoubler, d’être à la
fois utilisateur et observateur de la langue. Raoudha Allouche définit ainsi
clairement le potentiel herméneutique dont se chargent ces énoncés
décrochés.
Les approches mises en œuvre par Soumaya
Zroud et Sanda Mestouri sont différentes. Soumaya Zroud a
montré que la quête de soi se fait à travers l’altérité barbare chez
Flaubert dans Salammbô. Par contre, Sanda Mestouri considère le sacré comme
l’élément fondamental dans la vision flaubertienne du monde carthaginois.
Selon Mestouri, Carthage n’est pas, dans Salammbô, un simple
espace où se déroule l’action, c’est un actant qui agit et subit les
événements. Cette cité est également investie d’une dimension symbolique.
Elle est un personnage féminin, une prostituée sacrée qui incarne, pour
les Romains, l’altérité. C’est pourquoi ils vont la détruire.
Toutefois, le colloque n’a pas
pour but l’étude du point de vue de Flaubert envers le monde arabe, mais
également le point de vue des Arabes envers l’auteur de Madame Bovary.
Ainsi, plusieurs chercheurs se sont intéressés à la place qu’il occupe
aujourd’hui dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Il est l’auteur
préféré des Arabes d’après Nesrine Amor. Pour vérifier une telle
hypothèse, Arselène Ben Farhat s’est référé aux neufs manuels de
français utilisés dans les collèges et lycées en Tunisie. Son but est
double : mesurer l’importance de Flaubert dans ces manuels et
montrer comment les textes flaubertiens sont lus, analysés et interprétés
et comment ils sont exploités dans les diverses activités qu’implique
l’enseignement du français. Arselène
Ben Farhat
s’est demandé s’ils sont choisis parce qu’ils enrichissent les lecteurs
et affinent leur goût ou parce qu’ils constituent de bons supports à des
leçons de langue et de production écrite.
D’autres
chercheurs ont également analysé la
réception de Flaubert dans le monde arabe mais en se référant à la
traduction de ses œuvres en arabe. Souhira Chabchoub Moalla a
souligné le grand écart entre la version française de Salammbô et
sa version arabe au niveau textuel mais également au niveau structural.
Cette infidélité a été également constatée par Adel Najlaoui et Hassène Amdouni dans
leur étude de la transposition de la ponctuation et de la modalisation
flaubertiennes dans les textes arabes. Chokri Rhibi adopte la même
approche linguistique que les deux chercheurs, mais il examine la manière
dont sont traduites en arabes les comparaisons et les métaphores,
certaines expressions figées, les contenus parenthétiques et certains
termes en italique. Il s’est appuyé, dans son étude, sur deux
traductions de Madame Bovary, l'une de Mourad Hilmi et l'autre de Mohamed Mandour.
Les
différents chercheurs ont montré que les manipulations et les
transformations des romans de Flaubert dévoilent une volonté des
traducteurs d’adapter et même d’intégrer les textes français au contexte
culturel, social, religieux et historique du monde arabe.
En
conclusion, nous constatons avec fierté que notre colloque a atteint ses
trois objectifs fondamentaux : saisir, en premier lieu, les
différentes formes de l’inscription du Maghreb et de l’Orient dans les
carnets de voyage, la correspondance et les romans de Flaubert, définir,
en second lieu, les diverses modalités de la réception de Flaubert dans
les pays arabes et permettre, en troisième lieu, à de jeunes chercheurs
et de jeunes doctorants de participer au colloque.
L’Orient n’est pas, comme l’affirme Edward Saïd (L’Orientalisme. L’Orient
créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2003) une convention inventée par
les Européens, mais bel et bien une réalité géographique, artistique,
littéraire, imaginaire. Il a offert à Flaubert une précieuse occasion
d’établir un dialogue avec l’Autre et avec soi. Ce colloque nous a permis
de réfléchir sur la complexité des rapports de
Flaubert avec le monde arabe. Nous avons eu des débats fructueux, des
échanges de qualité et surtout une tentative de renouvellement des
approches d’analyse littéraire.
Nous tenons à remercier tous ceux qui ont soutenu le
colloque et qui ont assisté à la
séance inaugurale, les vice-présidents
de l'Université de Sfax, M. Fayez Baklouti et M. Ali Baklouti, la Doyenne de la Faculté des Lettres et
Sciences Humaines de Sfax, Mme Najiba Chkir, la Directrice du Département de
français de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax, Mme
Saadia Yahia, le Directeur du
Département de français de l’Institut Supérieur de Langue de Gabès, M. Lassaad Héni, l'attachée des
livres et des médiathèques de l’Ambassade de France en Tunisie, Mme Sarra
Ghorbel, le Directeur de la Maison de France de Sfax et son équipe, M.
Jean-François Albat, Mme Halima Ellouz et M. Amin Kacem, le Directeur de
l'association Forum des Arts et Cultures de Sfax, M. Mahmoud Damak.
Nous
exprimons aussi notre reconnaissance
envers M. Mustapha Trabelsi, le Directeur de notre laboratoire et
le co-organisateur du colloque, et envers Mme Mouna Sassi Haj Taieb, la secrétaire
du LARIDIAME, pour leur engagement, leurs efforts et leur suivi efficace de toutes les
étapes de la réalisation
du colloque.
Nous remercions également Mme la
Professeur Monia Mouakhar Kallel et tous les collègues et étudiants qui
sont venus de Tunis, de Gabès, de Sousse, de Médenine, de Jendouba et de
bien d’autres villes, qui nous ont accompagnés pendant les trois jours du
colloque et qui ont participé activement aux débats.
Que tout le monde trouve ici
l’expression de notre gratitude.
©Arselène
Ben Farhat
(photos
fournies et légendées par l’auteur)

Les
participants au colloque.
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