J’avais dix-sept ans. Je venais de lire Sens-Plastique
de l’écrivain mauricien Malcolm de Chazal. Celui que l’on qualifiait
de génie fou ou de fou génial – ce qui revenait au même.
Je venais de voyager en Chazalie, ce pays de la
démesure et de l’outrance, de la volupté et de l’insolence.
Hermétique ? disais-je aux rares personnes qui l’avaient lu et qui
n’avaient que ce mot à la bouche. N’est-ce pas à nous de faire parler ce
texte, et d’en extraire les multiples significations ?
Si je ne l’avais lu à cet âge, sans doute
aurais-je moi aussi trébuché en entrant dans cet univers
foisonnant, capable de séduire tout autant que de rebuter. Mais j’avais
le bon âge pour le mysticisme sensuel et finalement joyeux qui s’en dégageait.
J’étais moi aussi à la recherche d’une sorte de mythologie
personnelle, un passage littéraire qui me relierait à
l’île ; je découvrais que ces chemins obscurs me conduisaient
tous vers le corps. C’est ainsi que Sens-Plastique me parla
directement, comme la fleur parla à Malcolm de Chazal ce jour-là, au
jardin botanique de Curepipe.
En cette année-là, il était encore vivant. J’ai le
regret aujourd’hui de ne pas avoir eu le courage d’aller le voir pour
essayer de comprendre cette énigme qu’il était et qu’il est demeuré. Si
je n’avais été aussi maladivement timide, j’aurais tenté ma chance,
quitte à me faire jeter ou à recevoir à la figure l’une de ses
réponses cinglantes. Mais il y aurait toujours eu la possibilité que,
pour une fois, il eut envie de parler. Il m’aurait peut-être révélé des
choses qui aujourd’hui resteront tues.
C’est pour cela que, puisqu’on parle de pays rêvés,
j’ai eu envie d’imaginer un dialogue avec lui ; un dialogue qui ne
serait pas seulement à propos de Malcolm, mais à propos de Maurice et
à propos de l’écriture, les deux pays le plus profondément ancrés
dans ma chair. Dans ce jeu de piste, la plupart de ses réponses me
viennent de ses livres, et une toute petite poignée est fictive. À vous
de déceler le vrai du faux. Mais n’est-ce pas là le plaisir de tout
jeu de piste ?
Or donc, en ce 12 mars 1974, six ans jour pour jour
après l’indépendance de Maurice et une dizaine de jours avant mon
dix-septième anniversaire, je me hasardai à franchir les portes de
l’hôtel National, à Port-Louis, où Malcolm passait ses journées et
parfois ses nuits, puisqu’une chambre lui était réservée en permanence.
Six ans après l’indépendance, Maurice était un pays plutôt triste, voire même morose. Tous étaient conscients que cette
période d’austérité était nécessaire pour que le pays puisse se remettre
debout. Ce n’était pas la société de consommation que l’on connaît
aujourd’hui. On faisait attention à éteindre les lumières dès qu’on
sortait d’une pièce, à ne pas utiliser l’eau plus que de besoin, on
n’achetait que ce qui était nécessaire, et les cadeaux étaient réservés
aux anniversaires et à Noël, ce qui ne les rendait que plus précieux. Je
venais d’une famille plutôt aisée, mais il suffisait de regarder autour
de soi pour voir que d’autres étaient soumis à des privations bien plus
grandes. Il y avait une inquiétude dans cette île où les rancunes étaient
encore palpables entre ceux qui avaient lutté pour et contre
l’indépendance, où des milliers de gens émigraient vers l’Afrique du Sud,
l’Angleterre ou l’Australie par peur des représailles, où chacun se
faisait tout petit au moment des matches de foot entre les Hindu Cadets et les Muslim Scouts – matches qui
dégénéraient presque toujours en bagarres communales.
À Port-Louis, la capitale, tout cela était encore plus
visible, plus tangible. La ville était le cœur frémissant de
l’île, tout y était décuplé : la chaleur, la poussière, le
chaos, le bruit, les nouvelles constructions et les anciennes, les bulldozers
en mouvement, la transformation d’un monde qui ne pouvait encore
être qualifié de moderne mais qui le deviendrait bientôt. Port-Louis
était le lieu de ma fascination. Je pouvais rester des
heures assise dans la Volkswagen Beetle
de mon père – cette voiture allemande solide qu’il utilisait pour
parcourir les champs de canne et qui bravait aussi bien les
ornières que les mares d’eau et de boue – et je regardais. J’absorbais
comme du papier buvard tout ce que je voyais – les charretiers, les
dockers, les marchands ambulants, les vendeurs de beignets ou de glace
pilée, les filles désœuvrées, les femmes au regard triste, les
mendiantes résignées ou pugnaces, les hommes d’affaires reconnaissables à
leur complet gris ou noir – tous sont passés par mes nouvelles ou par mes
romans, même si je ne les ai aperçus que pour quelques
minutes. C’était là que, comme un mage enveloppé de son mystère, se
trouvait Malcolm – peut-être parce qu’il sentait lui aussi que là, dans
cette ville, se trouvait la clé de l’île…
L’hôtel National était une demeure coloniale en bois, à
un étage, auquel on accédait en traversant une cour pavée et ombreuse.
Une véranda avec des tables permettait aux clients de profiter de
l’étonnante fraîcheur créée par les badamiers aux larges feuilles qui les
protégeaient de la chaleur écrasante de la ville. Les pièces à
l’intérieur étaient obscurcies par des persiennes et le bois de la
charpente maintenait une température agréable, même au plus fort de
l’été. Sous la véranda, à une table un peu en retrait des autres, se
trouvait un vieux Monsieur droit, en complet sombre et cravate, un
chapeau noir sur la tête. Il avait devant lui un cahier dans lequel il
écrivait d’une grande écriture énergique. Je m’avançai vers lui, les
pieds lourds, comme une écolière se présentant au proviseur pour une
faute qu’elle n’aurait pas commis.
- Monsieur de
Chazal, excusez-moi de vous déranger, mais j’aimerais vous parler…
Le regard qu’il leva vers moi n’était pas encourageant.
Derrière les épaisses lunettes, ce regard bleu clair était étonnamment
perçant, et j’y perçus l’agacement qu’il ressentait à être dérangé.
Cependant, peut-être parce qu’il n’avait pas l’habitude d’être accosté
par des adolescentes timides, il ne me repoussa pas d’emblée.
- De quoi
voulez-vous me parler ? demanda-t-il.
- D’écriture…
dis-je, la gorge sèche. J’écris, moi aussi. Et j’ai lu Sens-Plastique.
- Si vous
avez lu Sens-Plastique, dit-il, vous ne devriez pas avoir à me
poser des questions. J’y ai tout dit. Je n’aurais rien à vous apprendre
de plus. Pour celui qui œuvre au pays de la sensibilité pure, vient tôt
ou tard le jour où, faute de n’être soi-même un magicien de la langue,
un sorcier des mots, vient forcément le jour où l’homme se voit tout à
coup aux frontières de l’intraduisible, au pays de l’inexprimable. C’est
ce qui attend tout homme – ou femme – qui tenterait l’aventure de
l’écrit. Il arrive un moment où l’on a l’impression d’avoir atteint le
bout du monde de sa pensée, le terminus de son propre esprit. Qu’y
a-t-il, après ? Êtes-vous prête à confronter cet après-là ?
- J’ai
aussi très peur du tarissement… lui répondis-je. L’écriture m’est venue
sans que je l’appelle, sans que je m’y attende. J’écris sans cesse, tout
le temps, à toute heure, ma famille me dit que j’écris comme je respire.
Mais il y a toujours cette angoisse que ce cadeau s’en aille aussi
mystérieusement qu’il m’est arrivé…
- Pensez-vous
que ce soit un cadeau ? demanda-t-il avec une sorte de fureur. C’est
tout sauf un cadeau ! C’est une torture, c’est un gouffre, c’est un
enfer ! Ne vous imaginez pas que vous entrez dans une sorte d’Eden
joyeux, jeune fille ! Abandonnez tout espoir, cette route est
la plus sanglante qui soit. J’y ai laissé toutes mes forces et je
continue quand même, m’agrippant de mes ongles à la pierre. Ce n’est pas
le fait de coordonner les idées qui est difficile, mais de trouver des
mots aptes à les contenir. Même si je suis tombé dans le plus aigu des
hermétismes, ce n’était qu’un demi-mal, car il s’est toujours trouvé une
certaine élite pour me comprendre. Mais la difficulté dans ces domaines
stratosphériques de la sensibilité est de pétrir et de repétrir des
mots qui fassent un vase assez profond pour contenir ces manifestations
géantes de la sensibilité. Ce n’est jamais assez. On aura beau poursuivre
ces visions magnifiques et magiques, à la fin, on constate que la main
est vide.
- L’île
est votre source et votre origine… lui dis-je.
- Tout est
dans le regard. Savez-vous quel est ce bout de terre sur lequel nous
vivons ? Regardez tous ces imbéciles heureux qui passent autour de
nous ! Voyez leur regard indifférent, leurs paupières abolies !
La nature est le plus beau livre d’images, mais nous ne nous arrêtons,
hélas ! qu’à la couverture. Le pays qu’est l’île Maurice est la
scène magnifique où joue mon imagination de romancier. Il n’est pas de
lieu où je ne m’attarde pour l’écrire. La littérature, jeune fille,
est de la paille. Le roman-poème est le grain. Le poète est comme le roi
Midas, qui change tout en or. Mais quel or…?,
demanda-t-il. Quel or ?
- Mais vous
croyez, vous, dans l’île, et son destin ? lui demandai-je, presque
suppliante. Voyez-vous, je sens aussi qu’il y a, entre elle et moi, des
liens plus forts que la vie, un enchevêtrement des sens, que mon corps
ressemble à l’île et inversement. J’essaie d’exprimer cela dans mes
nouvelles, j’ai récemment écrit une nouvelle où une jeune fille s’unit à
un arbre en un acte charnel et se transforme en plante, j’ai appelé leur
amour « un élan vert »… Je voudrais
exprimer cette épaisseur de l’île, malgré son étroitesse, ses origines
volcaniques, sa préhistoire… Mais je regarde autour de moi, et je ne vois
que des cloisonnements, des murs, de plus en plus hauts.
- J’essaie,
dit-il, de leur faire comprendre qu’il y a des ressources minières dans
notre sous-sol. Il y a du pétrole, de l’uranium, du gaz naturel. Et ils ont peur que nous sombrions dans la pauvreté
parce qu’il n’y a pas de matières premières ! Il suffit de creuser…
Mais qui m’écoute ? J’ai lutté moi aussi pour l’indépendance, mais
personne n’écoute un poète. Je pourrais à moi seul refaire l’économie du
pays, le faire devenir une grande puissance, capable de lutter contre les
puissances américaine et russe. Je ne veux ni du capitalisme ni du
communisme (qui est un capitalisme de l’état), mais de l’universalisme.
C’est cela, la vraie réponse. Et seule, la poésie est universelle.
Pensez-y, jeune fille.
J’hésitai à répondre à ces grandes déclarations. Je
savais qu’il n’y avait ni pétrole, ni uranium, ni gaz naturel dans notre
sous-sol. Mais cette foi dans la grandeur du pays me toucha. J’avais
devant moi un homme de soixante-douze ans, qui continuait à croire.
Quelle meilleure preuve que la littérature grandissait les hommes ?
- Mes
compatriotes ont l’esprit étriqué… poursuivit-il. C’est pour cela que je
ne veux voir personne. Je viens d’une communauté qui a des roupies à la
place des yeux, et un tiroir-caisse à la place du cœur. Je n’ai rien à
voir avec eux. À chacune de mes expositions, la foule passe, goguenarde,
les mains rivées au portefeuille et au porte-monnaie. C’est pour cela
qu’un jour j’ai brûlé mes peintures et mes manuscrits. Ils diront que le
génie a fait hara-kiri. Qu’importe ? Mes images iront peupler
d’autres lieux. Rien ne se perd. Les bourgeois, eux, sont des fœtus de
vie qui n’atteindront jamais l’âge adulte spirituel.
- Entre le
pays réel et le pays rêvé, que choisissez-vous ?
lui demandai-je.
- Il n’y a
qu’un pays, le réel, celui que j’ai conçu ! répondit-il. Le reste
n’est que foutaises ! Voyez-vous ces arbres ? Voyez-vous cette
fleur ? C’est un objet. Mais, tiens, elle n’est plus un objet !
Vous en êtes le sujet. Pour l’humanité non encore régénérée, cette
fleur, les hommes la rêveront, mais ils ne sauront la vivre. Il faut
cesser de penser. Et c’est alors qu’une autre fleur jaillira. Et ainsi,
si tu es poète, tu créeras, non seulement une fleur, mais tout un
univers.
- C’est
pour cela que vous avez peint les fleurs ?
- Ma vie
sociale, dit-il, était un vagabondage. Je devenais de plus en plus
bête. Un jour, je me promenais au jardin botanique de Curepipe et je
me mis à regarder une fleur. C’est là que la fleur se mit à me
regarder. Désormais, alors que je n'étais rien pour les hommes, pour la
fleur j’étais quelqu’un. C'est alors que tout s'éclaira. Le paysage à Maurice n'était plus étriqué, seuls les hommes
l'étaient. Faites attention de ne pas devenir un être étriqué, régi
par le quotidien et la canne à sucre. Car c’est cela, les
Mauriciens : des gens qui cultivent la canne à sucre et les
préjugés.
Je ne savais pas que cette phrase de Malcolm
deviendrait célèbre. Je ne savais pas non plus que, des décennies plus
tard, elle serait encore vraie. Mais d’un seul coup, il se
transforma. Il se mit à sourire. Il oublia sa colère.
- Ce que
j’ai découvert de plus précieux, dit-il, c’est le visage humain. J’ai
découvert la cinématographie intérieure du visage. Cet aspect
caoutchouteux qui le fait s’adapter à toutes les expressions, à toutes
les sensations. Tout peut s’exprimer à travers le langage du visage et du
corps.
D’un seul coup, ce vieil homme au chapeau eut un rire
délicieux qui le transforma en elfe. C’était cette étincelle-là qui, sans
doute, avait séduit les surréalistes. Il feuilleta son carnet et me lut
une suite de phrases qui firent frémir le corps de l’adolescente qui lui
faisait face :
« La bouche est un fruit qu’on mange à même la
peau, dit-il. La fleur est en même temps sein, bouche et sexe –
femme au complet. Les hommes portent leur cœur dans leur
sexe ; les femmes portent leur sexe dans leur cœur. Les deux rives
de l’arrière-train, ces torrents de chair, sont les seules parties du
monde vivant où les berges font un pont. La volupté met le
corps en court-circuit. La volupté n’est vivante que perpétuellement
désacclimatée. La volupté – ce tremblement de terre charnel qui
enchevêtre nos nerfs, prive nos sens de boussole et nous ôte notre nord
véritable. Les sons s’ajoutent aux sons. Les goûts du moment
soustraient aux goûts d’avant. Les odeurs mêlées se multiplient. Le
toucher est le quotient de deux peaux qui se frôlent. La vue est la somme
algébrique des couleurs. Si on pouvait tapoter la voix humaine,
comme un diaphragme qu’on agite, on obtiendrait la voix de
l’eau. Tous les parfums fruités, nous les humons des lèvres, et les
buvons du nez. La terminaison féminine en e met une courbe à la
fin du mot, et sexualise le mot. Ainsi, cet effet du e qui clôt la
terminaison féminine, nous le retrouvons dans tous les gestes de la
femme, chez qui tout finit en courbe : les moindres mouvements de
son corps, tous les objets que façonne sa main, les messages les plus
infimes de son regard, les bouts extrêmes de sa voix, de sa
chevelure ; le souffle courbe de ses narines ; les parfums
enveloppants de son corps ; sa démarche qui roule ; et ses pas
qui battent en rond, comme un double e qui voyage. »
Il me regarda d’un air malicieux, comme s’il me
disait : et maintenant, faites autant ; faites mieux :
allez chercher les voix multiples du corps et sachez écouter sa
musique sensible.
Je compris mieux alors le lien entre sa poésie et sa
peinture. L’immédiateté des sens était retranscrite dans les couleurs
et les formes. Ce qu’il exprimait à l’écrit par des aphorismes
jugés hermétiques se traduisait dans ses peintures par une grâce fragile.
C’étaient le double visage de l’île, et le sien propre : l’envie de
dire tout ce qui frémissait sous la surface du ciel et de la terre, et
l’envie de saisir, par un simple coup de pinceau, un instant volé au
temps. D’un côté, il y avait ce regard austère qui fustigeait, jugeait,
condamnait, suppliait, et de l’autre, une sorte de sérénité qui touchait
parfois à l’innocence.
Cet homme-là n’était pas de la race des êtres
maussades et rancuniers qui l’entouraient. En adoptant le mythe de
la Lémurie, ce continent englouti de l’Océan
Indien d’où les îles volcaniques auraient jailli, il avait voulu nous
donner une histoire bien plus ancienne et glorieuse que les trois siècles
qui nous séparaient du temps où l’île n’était encore qu’un caillou
désert dans l’océan. Au lieu de l’étriqué, il attirait de ses vœux des
géants qui nous auraient engendrés. Enfermé dans son île-fée, il voulait
faire de nous des anges ou des monstres, mais pas ces ombres pâles
qui l’entouraient. Il était amoureux de son île, mais chaque jour, elle
trompait ses attentes. À l’hôtel National où il écrivait, il attendait
peut-être le jaillissement du volcan qui régurgiterait des abysses
l’immensité qui nous était interdite.
Assise en face de lui, je lisais sur son visage
l’alternance de la déception et de l’espoir comme un jeu de lumières
venant des arbres. Je comprenais ce qu’il ne pouvait me dire – sa course
avec une lumière plus grande que la terre, tandis que des mains
hargneuses le tiraient par les chevilles. C’était sans doute cela qui
l’avait conduit, un jour de grande colère, à ce qu’il appelait lui-même
un autodafé de ses œuvres. Peut-être était-ce aussi la conscience que sa
vision, parfois dépassait son propre entendement et sa propre capacité de
dire, et que, plus il tentait de mettre en mots l’ésotérisme qui le
fascinait tant, et plus il perdait la joyeuse inspiration qui avait fait
de Sens-Plastique le livre des sens.
« J’ai brûlé ainsi une armoire de manuscrits à la
Cambuse, sur la côte sud-est, écrit-il. Dix pièces de théâtre. J’ai brûlé
un théâtre de fleurs, une botanique magique et tant d’autres ouvrages que
je considérais comme des étapes et qui n’ont servi qu’à moi-même.
Aujourd’hui, j’ai livré à la destruction par le feu devant un groupe de
témoins cent quarante-huit grandes gouaches. L’hécatombe
continuera. »
Je commençais cette lente marche dans un même univers contraire.
La passion fusionnelle qui me liait à l’île se heurtait au mur blanc et
froid du regard que je portais sur elle. La splendeur et la
colère, l’oubli et la mémoire, l’espoir et la désillusion ne cesseraient
de traverser mes livres. Les failles s’ouvraient tout autour de moi. De
chaque faille naissait une violence de plus, dans cette ère de
toutes les violences. Nous étions dans l’Afrique des indépendances et je
ne savais pas encore que cette nouvelle liberté serait un jour impitoyablement
jetée au feu comme les œuvres de Chazal, que l’autodafé des rêves aurait
bientôt lieu avec des dictateurs poussant comme des champignons toxiques
ou des verrues sur la face de ce continent dont notre île-poussière
faisait partie. Comment pouvions-nous le deviner ? La liesse était
parfois proche de celle qui suit aujourd’hui ce que l’on appelle le
printemps arabe. Mais, face aux leçons de l’histoire, l’on ne peut que
craindre ce qui suivra. Qui écrira le prochain chapitre ?
Qu’attendais-je de ce dialogue rêvé avec le poète de Sens-Plastique ?
Qu’il me dise s’il avait trouvé ce qu’il cherchait ? Je suis
persuadée que non. L’homme de l’hôtel National avait terminé sa vie dans
la tristesse, car il avait bien dû voir, à sa mort en 1981, la déhiscence
de son île-fleur, de son île-fée. Il avait dû comprendre à quel point il
était vain de tenter de faire coïncider la mythologie et la réalité.
Pourtant, me trouvant à cet instant-là à l’orée de ma propre aventure, je
ne pouvais m’empêcher de faire des rêves semblables, de croire que notre
nature hybride, nos âmes de migrants, nos pieds de voyageurs et les
sources plurielles auxquelles nous buvions finiraient par fabriquer une
race nouvelle, hybride, ailée, nomade et folle. Je me surpris à croire
que notre microcosme deviendrait un exemple d’une splendide pluralité,
faisant mentir tout ce qui nous prédisait l’échec.
Bien sûr, aujourd’hui, je ne pense pas que la société
mauricienne soit un échec. Il a fallu des forces enracinées pour qu’un
peuple aussi disparate survive sur ses deux mille kilomètres carrés de
terre sans s’entre-déchirer. Il a fallu de la résilience pour que ce
pays qui n’avait pour matière première que sa terre – n’en déplaise à
Malcolm – réussisse son rite de passage économique. Il a fallu un besoin
de paix pour que, après des émeutes qui ont failli faire basculer le pays
dans la violence, les uns et les autres s’unissent pour plaider la
réconciliation. Mais est-ce suffisant ? Ces mécanismes ne se
manifestent-ils que par une nécessité organique de la survie, ou
traduisent-ils une conscience des liens bien plus profonde que le slogan
touristique de la nation arc-en-ciel ? Je suis sans doute
pessimiste. Mais les courants qui circulent sous la surface me semblent
empreints, non de compréhension mais d’une froideur grandissante à
l’égard de l’Autre. Ce qui se dit en petit comité, ou ce qui ne se dit
pas en mots mais à travers un regard ou une moue, parle de différence et
de méfiance. Plus de quarante ans après l’indépendance, quel est le
chemin parcouru ? Que penserait Malcolm de nous ?
Alors, faisons un voyage dans le temps. Aujourd’hui,
l’homme de l’hôtel National ricanerait de voir que ce ne sont pas
seulement les membres de sa communauté bourgeoise qui ont les mains sur
leur porte-monnaie, mais les membres de toutes les communautés. Les
clivages n’ont pas disparu mais se sont renforcés – il s’y est
simplement rajouté le clivage de la classe. Les routes foisonnent de
voitures de luxe qui coûtent des millions de roupies. Des maisons de luxe
à un million de dollars sont construites pour des étrangers qui
souhaiteraient prendre une retraite dorée à Maurice. Bien sûr, elles sont
construites sur les plus beaux terrains, et des murs d’enceinte arpentés
par des gardes de sécurité élèvent une infranchissable barrière entre ces
nantis et les communs des Mauriciens. Le littoral appartient aux hôtels
qui y ont proliféré, et où les célébrités viennent chercher la
discrétion et le repos au soleil. Les quelques plages publiques sont
désormais bondées comme sur la côte d’Azur. Ce qui est interdit le reste.
Rien n’a changé.
Et dans la rubrique faits-divers des journaux,
une litanie de crimes semble révéler la température fiévreuse de
cette société qui ne compte pourtant qu’un peu plus d’un million de gens.
Vols, viols, meurtres, inceste, pédophilie, tout y passe. Pas un jour
sans son crime. Dans les voitures de luxe et les buildings de Port-Louis
ou de la Cyber-cité et les maisons cossues de Floréal ou de
Rivière-Noire, certains vivent à l’abri de ces turbulences. Mais ce n’est
qu’un compte à rebours.
Ce pays de mon adolescence, l’île adorée où je respire
encore l’air de chez moi, il n’est bien sûr pas question que je la renie.
Si je la perdais, je n’aurais plus d’ancrage. Plus de parfums qui me
parlent d’un désordre amoureux, plus de paysages qui provoquent en moi un
doux lancinement. Plus de lieu d’où jailliraient les
émotions nourricières des livres. Plus de source à ma consolation et
à ma désolation. Mais l’île est encore le lieu des paradoxes et des
contradictions. Notre Lémurie perdue et notre
volcan en ébullition. Cela n’a pas changé. Les ressentiments courent
encore sous les replis des champs de canne. Et si je continuerai
toujours d’en parler, de mettre en garde, de fustiger, c’est parce que ma
survie est liée à la sienne, que sans mon radeau sur l’océan, sans mon
ancrage et ma prison, je n’écrirais sans doute plus.
À l’hôtel National, notre Malcolm aux yeux
perçants poursuit sa pensée :
« Quels sont donc ceux qui depuis deux mille ans
ont porté l’étendard de l’universalisme ? demanda-t-il. Ce sont les
artistes. En Angleterre, il y a Blake. C’est Poe en Amérique qui cherche
une fissure dans le faux réel. En France, c’est le poète métaphysicien
qu’est Mallarmé. C’est l’homme des correspondances qu’est Baudelaire.
C’est Lautréamont qui veut renverser le sens de Société. C’est Sade,
irrité contre l’hypocrisie sexuelle. C’est Nerval à la recherche des
clés et des signes. Et c’est surtout Rimbaud sachant que le poète a la
manette du monde entre ses mains et le disant : la poésie ne
rythmera plus l’action. Elle sera en avant. »
Me regardant avec un peu plus d’attention, il
eut un sourire un peu triste.
- Vous dites que vous écrivez ? J’en suis
heureux. Car je pense que, maintenant que la route n’a plus d’assises et
baigne dans le flou du fait que les mots sont inadéquats à traduire le
brasier de ma sensibilité, je devrais, à cette heure cruciale,
passer la Torche au point où je l’aurai quittée, à d’autres qui vont
suivre. Maîtres nouveaux d’une nouvelle langue, enfants d’une autre
époque, coureurs du Marathon de l’esprit qui n’a ni fin ni commencement
et qui s’élanceront à leur tour vers le but, bénéficiant de la
longue route qu’ils n’auront plus à faire, parce qu’un autre, avant eux,
l’aura suivie dans la sueur et dans les larmes – tant il est vrai que le
savoir humain est fait d’une longue suite de précurseurs.
Il retourna à son carnet, oubliant ma présence. Je
savais qu’il venait de me répéter les dernières lignes de sa postface à Sens-Plastique.
Mais dits par lui, dits sur ce ton, combien justes et forts étaient ces
mots ! Et quelle résonance, par rapport à ce marathon que je me
mettrais aussi à courir !
Cher Malcolm, lui dis-je en pensée, sachez que je vous
comprends. Je sais ce qui en vous tremble et frémit de l’envie et de
l’impossibilité de dire. Chaque part de vous s’évertue vers cette tâche
impossible. Camus a parlé du mythe de Sisyphe, et c’est peut-être cela
qui vous rend la peau si pâle, les yeux si tristes. De devoir rouler,
encore et encore, votre pierre vers le sommet, sachant que, toujours,
elle dévalera la pente et qu’il vous faudra recommencer. Mais
qu’importe ? N’est-ce pas là la beauté même de notre
tâche ?
- C’est
signe que la littérature vieillit, dites-vous, quand les mots sont
gâteux : quand les mots bavent dans les mots ; quand l’idiome
prend un état de placidité et de flaccidité, du fait d’être pétri dans
tous les sens, telle une mayonnaise trop battue qui s’affaisse.
Quelle tristesse que de voir mourir les mots !
Pour celui qui a dit que la bouche a un regard plus vivant que l’œil
lui-même, j’imagine qu’un jour les mots n’ont plus suffi au déferlement
de la pensée. Et qu’alors, cette sclérose terrible dont vous
parliez, vous l’avez vue se profiler à votre horizon cerné de tous côtés
par les brisants.
Vous avez brûlé vos œuvres pour qu’elles vivent plus
longtemps. L’inconnu n’en est que plus beau. Le livre
de la volupté, dites-vous encore, est d’un seul chapitre, et
qu’on lit à rebours. À peine l’a-t-on commencé qu’on en connaît toute
l’histoire.
Tout cela est venu de la rencontre fortuite entre vous
et une fleur. La Chazalie était née. Mais elle
vous a dépassé et vous a laissé à votre table, dans l’hôtel
National, tandis que vos rêves s’envolaient.
La fille de dix-sept ans a vu dans les nœuds de vos
mains de soixante-douze ans l’écriture de toute une vie. Jamais phrases
sans encre n’ont paru aussi belles.
© Ananda Devi
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