Ce qu'on y voit, ce que cela nous inspire, aux quatre coins du monde.

ACCUEIL

Archives : Vue de Francophonie

Novembre-décembre 2023

 

 

Ananda Devi : Dialogue rêvé

(avec Malcolm de Chazal)

 

Conférence donnée au Musée du Louvre en 2011, à l’invitation de Jean-Marie Le Clézio

 

Texte inédit confié pour la publication à Serge Gérard Selvon

pour Francopolis

 

 

 

 

J’avais dix-sept ans. Je venais de lire Sens-Plastique de l’écrivain mauricien Malcolm de Chazal. Celui que l’on qualifiait de génie fou ou de fou génial – ce qui revenait au même. Je venais de voyager en Chazalie, ce pays de la démesure et de l’outrance, de la volupté et de l’insolence. Hermétique ? disais-je aux rares personnes qui l’avaient lu et qui n’avaient que ce mot à la bouche. N’est-ce pas à nous de faire parler ce texte, et d’en extraire les multiples significations ?

Si je ne l’avais lu à cet âge, sans doute aurais-je moi aussi trébuché en entrant dans cet univers foisonnant, capable de séduire tout autant que de rebuter. Mais j’avais le bon âge pour le mysticisme sensuel et finalement joyeux qui s’en dégageait. J’étais moi aussi à la recherche d’une sorte de mythologie personnelle, un passage littéraire qui me relierait à l’île ; je découvrais que ces chemins obscurs me conduisaient tous vers le corps. C’est ainsi que Sens-Plastique me parla directement, comme la fleur parla à Malcolm de Chazal ce jour-là, au jardin botanique de Curepipe.

En cette année-là, il était encore vivant. J’ai le regret aujourd’hui de ne pas avoir eu le courage d’aller le voir pour essayer de comprendre cette énigme qu’il était et qu’il est demeuré. Si je n’avais été aussi maladivement timide, j’aurais tenté ma chance, quitte à me faire jeter ou à recevoir à la figure l’une de ses réponses cinglantes. Mais il y aurait toujours eu la possibilité que, pour une fois, il eut envie de parler. Il m’aurait peut-être révélé des choses qui aujourd’hui resteront tues.

C’est pour cela que, puisqu’on parle de pays rêvés, j’ai eu envie d’imaginer un dialogue avec lui ; un dialogue qui ne serait pas seulement à propos de Malcolm, mais à propos de Maurice et à propos de l’écriture, les deux pays le plus profondément ancrés dans ma chair. Dans ce jeu de piste, la plupart de ses réponses me viennent de ses livres, et une toute petite poignée est fictive. À vous de déceler le vrai du faux. Mais n’est-ce pas là le plaisir de tout jeu de piste ? 

 

Or donc, en ce 12 mars 1974, six ans jour pour jour après l’indépendance de Maurice et une dizaine de jours avant mon dix-septième anniversaire, je me hasardai à franchir les portes de l’hôtel National, à Port-Louis, où Malcolm passait ses journées et parfois ses nuits, puisqu’une chambre lui était réservée en permanence. Six ans après l’indépendance, Maurice était un pays plutôt triste, voire même morose. Tous étaient conscients que cette période d’austérité était nécessaire pour que le pays puisse se remettre debout. Ce n’était pas la société de consommation que l’on connaît aujourd’hui. On faisait attention à éteindre les lumières dès qu’on sortait d’une pièce, à ne pas utiliser l’eau plus que de besoin, on n’achetait que ce qui était nécessaire, et les cadeaux étaient réservés aux anniversaires et à Noël, ce qui ne les rendait que plus précieux. Je venais d’une famille plutôt aisée, mais il suffisait de regarder autour de soi pour voir que d’autres étaient soumis à des privations bien plus grandes. Il y avait une inquiétude dans cette île où les rancunes étaient encore palpables entre ceux qui avaient lutté pour et contre l’indépendance, où des milliers de gens émigraient vers l’Afrique du Sud, l’Angleterre ou l’Australie par peur des représailles, où chacun se faisait tout petit au moment des matches de foot entre les Hindu Cadets et les Muslim Scouts – matches qui dégénéraient presque toujours en bagarres communales. 

À Port-Louis, la capitale, tout cela était encore plus visible, plus tangible. La ville était le cœur frémissant de l’île, tout y était décuplé : la chaleur, la poussière, le chaos, le bruit, les nouvelles constructions et les anciennes, les bulldozers en mouvement, la transformation d’un monde qui ne pouvait encore être qualifié de moderne mais qui le deviendrait bientôt. Port-Louis était le lieu de ma fascination. Je pouvais rester des heures assise dans la Volkswagen Beetle de mon père – cette voiture allemande solide qu’il utilisait pour parcourir les champs de canne et qui bravait aussi bien les ornières que les mares d’eau et de boue – et je regardais. J’absorbais comme du papier buvard tout ce que je voyais – les charretiers, les dockers, les marchands ambulants, les vendeurs de beignets ou de glace pilée, les filles désœuvrées, les femmes au regard triste, les mendiantes résignées ou pugnaces, les hommes d’affaires reconnaissables à leur complet gris ou noir – tous sont passés par mes nouvelles ou par mes romans, même si je ne les ai aperçus que pour quelques minutes. C’était là que, comme un mage enveloppé de son mystère, se trouvait Malcolm – peut-être parce qu’il sentait lui aussi que là, dans cette ville, se trouvait la clé de l’île…

L’hôtel National était une demeure coloniale en bois, à un étage, auquel on accédait en traversant une cour pavée et ombreuse. Une véranda avec des tables permettait aux clients de profiter de l’étonnante fraîcheur créée par les badamiers aux larges feuilles qui les protégeaient de la chaleur écrasante de la ville. Les pièces à l’intérieur étaient obscurcies par des persiennes et le bois de la charpente maintenait une température agréable, même au plus fort de l’été. Sous la véranda, à une table un peu en retrait des autres, se trouvait un vieux Monsieur droit, en complet sombre et cravate, un chapeau noir sur la tête. Il avait devant lui un cahier dans lequel il écrivait d’une grande écriture énergique. Je m’avançai vers lui, les pieds lourds, comme une écolière se présentant au proviseur pour une faute qu’elle n’aurait pas commis.

- Monsieur de Chazal, excusez-moi de vous déranger, mais j’aimerais vous parler…

Le regard qu’il leva vers moi n’était pas encourageant. Derrière les épaisses lunettes, ce regard bleu clair était étonnamment perçant, et j’y perçus l’agacement qu’il ressentait à être dérangé. Cependant, peut-être parce qu’il n’avait pas l’habitude d’être accosté par des adolescentes timides, il ne me repoussa pas d’emblée.

- De quoi voulez-vous me parler ? demanda-t-il.

- D’écriture… dis-je, la gorge sèche. J’écris, moi aussi. Et j’ai lu Sens-Plastique.

- Si vous avez lu Sens-Plastique, dit-il, vous ne devriez pas avoir à me poser des questions. J’y ai tout dit. Je n’aurais rien à vous apprendre de plus. Pour celui qui œuvre au pays de la sensibilité pure, vient tôt ou tard le jour où, faute de n’être soi-même un magicien de la langue, un sorcier des mots, vient forcément le jour où l’homme se voit tout à coup aux frontières de l’intraduisible, au pays de l’inexprimable. C’est ce qui attend tout homme – ou femme – qui tenterait l’aventure de l’écrit. Il arrive un moment où l’on a l’impression d’avoir atteint le bout du monde de sa pensée, le terminus de son propre esprit. Qu’y a-t-il, après ? Êtes-vous prête à confronter cet après-là ?

- J’ai aussi très peur du tarissement… lui répondis-je. L’écriture m’est venue sans que je l’appelle, sans que je m’y attende. J’écris sans cesse, tout le temps, à toute heure, ma famille me dit que j’écris comme je respire. Mais il y a toujours cette angoisse que ce cadeau s’en aille aussi mystérieusement qu’il m’est arrivé…

- Pensez-vous que ce soit un cadeau ? demanda-t-il avec une sorte de fureur. C’est tout sauf un cadeau ! C’est une torture, c’est un gouffre, c’est un enfer ! Ne vous imaginez pas que vous entrez dans une sorte d’Eden joyeux, jeune fille ! Abandonnez tout espoir, cette route est la plus sanglante qui soit. J’y ai laissé toutes mes forces et je continue quand même, m’agrippant de mes ongles à la pierre. Ce n’est pas le fait de coordonner les idées qui est difficile, mais de trouver des mots aptes à les contenir. Même si je suis tombé dans le plus aigu des hermétismes, ce n’était qu’un demi-mal, car il s’est toujours trouvé une certaine élite pour me comprendre. Mais la difficulté dans ces domaines stratosphériques de la sensibilité est de pétrir et de repétrir des mots qui fassent un vase assez profond pour contenir ces manifestations géantes de la sensibilité. Ce n’est jamais assez. On aura beau poursuivre ces visions magnifiques et magiques, à la fin, on constate que la main est vide.

- L’île est votre source et votre origine… lui dis-je.

- Tout est dans le regard. Savez-vous quel est ce bout de terre sur lequel nous vivons ? Regardez tous ces imbéciles heureux qui passent autour de nous ! Voyez leur regard indifférent, leurs paupières abolies ! La nature est le plus beau livre d’images, mais nous ne nous arrêtons, hélas ! qu’à la couverture. Le pays qu’est l’île Maurice est la scène magnifique où joue mon imagination de romancier. Il n’est pas de lieu où je ne m’attarde pour l’écrire. La littérature, jeune fille, est de la paille. Le roman-poème est le grain. Le poète est comme le roi Midas, qui change tout en or. Mais quel or…?, demanda-t-il. Quel or ? 

- Mais vous croyez, vous, dans l’île, et son destin ? lui demandai-je, presque suppliante. Voyez-vous, je sens aussi qu’il y a, entre elle et moi, des liens plus forts que la vie, un enchevêtrement des sens, que mon corps ressemble à l’île et inversement. J’essaie d’exprimer cela dans mes nouvelles, j’ai récemment écrit une nouvelle où une jeune fille s’unit à un arbre en un acte charnel et se transforme en plante, j’ai appelé leur amour « un élan vert »… Je voudrais exprimer cette épaisseur de l’île, malgré son étroitesse, ses origines volcaniques, sa préhistoire… Mais je regarde autour de moi, et je ne vois que des cloisonnements, des murs, de plus en plus hauts.  

- J’essaie, dit-il, de leur faire comprendre qu’il y a des ressources minières dans notre sous-sol. Il y a du pétrole, de l’uranium, du gaz naturel. Et ils ont peur que nous sombrions dans la pauvreté parce qu’il n’y a pas de matières premières ! Il suffit de creuser… Mais qui m’écoute ? J’ai lutté moi aussi pour l’indépendance, mais personne n’écoute un poète. Je pourrais à moi seul refaire l’économie du pays, le faire devenir une grande puissance, capable de lutter contre les puissances américaine et russe. Je ne veux ni du capitalisme ni du communisme (qui est un capitalisme de l’état), mais de l’universalisme. C’est cela, la vraie réponse. Et seule, la poésie est universelle. Pensez-y, jeune fille. 

J’hésitai à répondre à ces grandes déclarations. Je savais qu’il n’y avait ni pétrole, ni uranium, ni gaz naturel dans notre sous-sol. Mais cette foi dans la grandeur du pays me toucha. J’avais devant moi un homme de soixante-douze ans, qui continuait à croire. Quelle meilleure preuve que la littérature grandissait les hommes ?

- Mes compatriotes ont l’esprit étriqué… poursuivit-il. C’est pour cela que je ne veux voir personne. Je viens d’une communauté qui a des roupies à la place des yeux, et un tiroir-caisse à la place du cœur. Je n’ai rien à voir avec eux. À chacune de mes expositions, la foule passe, goguenarde, les mains rivées au portefeuille et au porte-monnaie. C’est pour cela qu’un jour j’ai brûlé mes peintures et mes manuscrits. Ils diront que le génie a fait hara-kiri. Qu’importe ? Mes images iront peupler d’autres lieux. Rien ne se perd. Les bourgeois, eux, sont des fœtus de vie qui n’atteindront jamais l’âge adulte spirituel.

- Entre le pays réel et le pays rêvé, que choisissez-vous ? lui demandai-je.

- Il n’y a qu’un pays, le réel, celui que j’ai conçu ! répondit-il. Le reste n’est que foutaises ! Voyez-vous ces arbres ? Voyez-vous cette fleur ? C’est un objet. Mais, tiens, elle n’est plus un objet ! Vous en êtes le sujet. Pour l’humanité non encore régénérée, cette fleur, les hommes la rêveront, mais ils ne sauront la vivre. Il faut cesser de penser. Et c’est alors qu’une autre fleur jaillira. Et ainsi, si tu es poète, tu créeras, non seulement une fleur, mais tout un univers.

- C’est pour cela que vous avez peint les fleurs ?

- Ma vie sociale, dit-il, était un vagabondage. Je devenais de plus en plus bête. Un jour, je me promenais au jardin botanique de Curepipe et je me mis à regarder une fleur. C’est là que la fleur se mit à me regarder. Désormais, alors que je n'étais rien pour les hommes, pour la fleur j’étais quelqu’un. C'est alors que tout s'éclaira. Le paysage à Maurice n'était plus étriqué, seuls les hommes l'étaient. Faites attention de ne pas devenir un être étriqué, régi par le quotidien et la canne à sucre. Car c’est cela, les Mauriciens : des gens qui cultivent la canne à sucre et les préjugés.

Je ne savais pas que cette phrase de Malcolm deviendrait célèbre. Je ne savais pas non plus que, des décennies plus tard, elle serait encore vraie. Mais d’un seul coup, il se transforma. Il se mit à sourire. Il oublia sa colère.

- Ce que j’ai découvert de plus précieux, dit-il, c’est le visage humain. J’ai découvert la cinématographie intérieure du visage. Cet aspect caoutchouteux qui le fait s’adapter à toutes les expressions, à toutes les sensations. Tout peut s’exprimer à travers le langage du visage et du corps.

D’un seul coup, ce vieil homme au chapeau eut un rire délicieux qui le transforma en elfe. C’était cette étincelle-là qui, sans doute, avait séduit les surréalistes. Il feuilleta son carnet et me lut une suite de phrases qui firent frémir le corps de l’adolescente qui lui faisait face :

« La bouche est un fruit qu’on mange à même la peau, dit-il. La fleur est en même temps sein, bouche et sexe – femme au complet.  Les hommes portent leur cœur dans leur sexe ; les femmes portent leur sexe dans leur cœur. Les deux rives de l’arrière-train, ces torrents de chair, sont les seules parties du monde vivant où les berges font un pont. La volupté met le corps en court-circuit. La volupté n’est vivante que perpétuellement désacclimatée. La volupté – ce tremblement de terre charnel qui enchevêtre nos nerfs, prive nos sens de boussole et nous ôte notre nord véritable. Les sons s’ajoutent aux sons. Les goûts du moment soustraient aux goûts d’avant. Les odeurs mêlées se multiplient. Le toucher est le quotient de deux peaux qui se frôlent. La vue est la somme algébrique des couleurs.  Si on pouvait tapoter la voix humaine, comme un diaphragme qu’on agite, on obtiendrait la voix de l’eau. Tous les parfums fruités, nous les humons des lèvres, et les buvons du nez. La terminaison féminine en e met une courbe à la fin du mot, et sexualise le mot. Ainsi, cet effet du e qui clôt la terminaison féminine, nous le retrouvons dans tous les gestes de la femme, chez qui tout finit en courbe : les moindres mouvements de son corps, tous les objets que façonne sa main, les messages les plus infimes de son regard, les bouts extrêmes de sa voix, de sa chevelure ; le souffle courbe de ses narines ; les parfums enveloppants de son corps ; sa démarche qui roule ; et ses pas qui battent en rond, comme un double e qui voyage. »

Il me regarda d’un air malicieux, comme s’il me disait : et maintenant, faites autant ; faites mieux : allez chercher les voix multiples du corps et sachez écouter sa musique sensible.

Je compris mieux alors le lien entre sa poésie et sa peinture. L’immédiateté des sens était retranscrite dans les couleurs et les formes. Ce qu’il exprimait à l’écrit par des aphorismes jugés hermétiques se traduisait dans ses peintures par une grâce fragile. C’étaient le double visage de l’île, et le sien propre : l’envie de dire tout ce qui frémissait sous la surface du ciel et de la terre, et l’envie de saisir, par un simple coup de pinceau, un instant volé au temps. D’un côté, il y avait ce regard austère qui fustigeait, jugeait, condamnait, suppliait, et de l’autre, une sorte de sérénité qui touchait parfois à l’innocence. 

Cet homme-là n’était pas de la race des êtres maussades et rancuniers qui l’entouraient. En adoptant le mythe de la Lémurie, ce continent englouti de l’Océan Indien d’où les îles volcaniques auraient jailli, il avait voulu nous donner une histoire bien plus ancienne et glorieuse que les trois siècles qui nous séparaient du temps où l’île n’était encore qu’un caillou désert dans l’océan. Au lieu de l’étriqué, il attirait de ses vœux des géants qui nous auraient engendrés. Enfermé dans son île-fée, il voulait faire de nous des anges ou des monstres, mais pas ces ombres pâles qui l’entouraient. Il était amoureux de son île, mais chaque jour, elle trompait ses attentes. À l’hôtel National où il écrivait, il attendait peut-être le jaillissement du volcan qui régurgiterait des abysses l’immensité qui nous était interdite.

Assise en face de lui, je lisais sur son visage l’alternance de la déception et de l’espoir comme un jeu de lumières venant des arbres. Je comprenais ce qu’il ne pouvait me dire – sa course avec une lumière plus grande que la terre, tandis que des mains hargneuses le tiraient par les chevilles. C’était sans doute cela qui l’avait conduit, un jour de grande colère, à ce qu’il appelait lui-même un autodafé de ses œuvres. Peut-être était-ce aussi la conscience que sa vision, parfois dépassait son propre entendement et sa propre capacité de dire, et que, plus il tentait de mettre en mots l’ésotérisme qui le fascinait tant, et plus il perdait la joyeuse inspiration qui avait fait de Sens-Plastique le livre des sens. 

« J’ai brûlé ainsi une armoire de manuscrits à la Cambuse, sur la côte sud-est, écrit-il. Dix pièces de théâtre. J’ai brûlé un théâtre de fleurs, une botanique magique et tant d’autres ouvrages que je considérais comme des étapes et qui n’ont servi qu’à moi-même. Aujourd’hui, j’ai livré à la destruction par le feu devant un groupe de témoins cent quarante-huit grandes gouaches. L’hécatombe continuera. »

Je commençais cette lente marche dans un même univers contraire. La passion fusionnelle qui me liait à l’île se heurtait au mur blanc et froid du regard que je portais sur elle. La splendeur et la colère, l’oubli et la mémoire, l’espoir et la désillusion ne cesseraient de traverser mes livres. Les failles s’ouvraient tout autour de moi. De chaque faille naissait une violence de plus, dans cette ère de toutes les violences. Nous étions dans l’Afrique des indépendances et je ne savais pas encore que cette nouvelle liberté serait un jour impitoyablement jetée au feu comme les œuvres de Chazal, que l’autodafé des rêves aurait bientôt lieu avec des dictateurs poussant comme des champignons toxiques ou des verrues sur la face de ce continent dont notre île-poussière faisait partie. Comment pouvions-nous le deviner ? La liesse était parfois proche de celle qui suit aujourd’hui ce que l’on appelle le printemps arabe. Mais, face aux leçons de l’histoire, l’on ne peut que craindre ce qui suivra. Qui écrira le prochain chapitre ?

 

Qu’attendais-je de ce dialogue rêvé avec le poète de Sens-Plastique ? Qu’il me dise s’il avait trouvé ce qu’il cherchait ? Je suis persuadée que non. L’homme de l’hôtel National avait terminé sa vie dans la tristesse, car il avait bien dû voir, à sa mort en 1981, la déhiscence de son île-fleur, de son île-fée. Il avait dû comprendre à quel point il était vain de tenter de faire coïncider la mythologie et la réalité. Pourtant, me trouvant à cet instant-là à l’orée de ma propre aventure, je ne pouvais m’empêcher de faire des rêves semblables, de croire que notre nature hybride, nos âmes de migrants, nos pieds de voyageurs et les sources plurielles auxquelles nous buvions finiraient par fabriquer une race nouvelle, hybride, ailée, nomade et folle. Je me surpris à croire que notre microcosme deviendrait un exemple d’une splendide pluralité, faisant mentir tout ce qui nous prédisait l’échec.

Bien sûr, aujourd’hui, je ne pense pas que la société mauricienne soit un échec. Il a fallu des forces enracinées pour qu’un peuple aussi disparate survive sur ses deux mille kilomètres carrés de terre sans s’entre-déchirer. Il a fallu de la résilience pour que ce pays qui n’avait pour matière première que sa terre – n’en déplaise à Malcolm – réussisse son rite de passage économique. Il a fallu un besoin de paix pour que, après des émeutes qui ont failli faire basculer le pays dans la violence, les uns et les autres s’unissent pour plaider la réconciliation. Mais est-ce suffisant ? Ces mécanismes ne se manifestent-ils que par une nécessité organique de la survie, ou traduisent-ils une conscience des liens bien plus profonde que le slogan touristique de la nation arc-en-ciel ?  Je suis sans doute pessimiste. Mais les courants qui circulent sous la surface me semblent empreints, non de compréhension mais d’une froideur grandissante à l’égard de l’Autre. Ce qui se dit en petit comité, ou ce qui ne se dit pas en mots mais à travers un regard ou une moue, parle de différence et de méfiance. Plus de quarante ans après l’indépendance, quel est le chemin parcouru ? Que penserait Malcolm de nous ?

Alors, faisons un voyage dans le temps. Aujourd’hui, l’homme de l’hôtel National ricanerait de voir que ce ne sont pas seulement les membres de sa communauté bourgeoise qui ont les mains sur leur porte-monnaie, mais les membres de toutes les communautés. Les clivages n’ont pas disparu mais se sont renforcés – il s’y est simplement rajouté le clivage de la classe. Les routes foisonnent de voitures de luxe qui coûtent des millions de roupies. Des maisons de luxe à un million de dollars sont construites pour des étrangers qui souhaiteraient prendre une retraite dorée à Maurice. Bien sûr, elles sont construites sur les plus beaux terrains, et des murs d’enceinte arpentés par des gardes de sécurité élèvent une infranchissable barrière entre ces nantis et les communs des Mauriciens. Le littoral appartient aux hôtels qui y ont proliféré, et où les célébrités viennent chercher la discrétion et le repos au soleil. Les quelques plages publiques sont désormais bondées comme sur la côte d’Azur. Ce qui est interdit le reste. Rien n’a changé. 

Et dans la rubrique faits-divers des journaux, une litanie de crimes semble révéler la température fiévreuse de cette société qui ne compte pourtant qu’un peu plus d’un million de gens. Vols, viols, meurtres, inceste, pédophilie, tout y passe. Pas un jour sans son crime. Dans les voitures de luxe et les buildings de Port-Louis ou de la Cyber-cité et les maisons cossues de Floréal ou de Rivière-Noire, certains vivent à l’abri de ces turbulences. Mais ce n’est qu’un compte à rebours. 

Ce pays de mon adolescence, l’île adorée où je respire encore l’air de chez moi, il n’est bien sûr pas question que je la renie. Si je la perdais, je n’aurais plus d’ancrage. Plus de parfums qui me parlent d’un désordre amoureux, plus de paysages qui provoquent en moi un doux lancinement. Plus de lieu d’où jailliraient les émotions nourricières des livres. Plus de source à ma consolation et à ma désolation. Mais l’île est encore le lieu des paradoxes et des contradictions. Notre Lémurie perdue et notre volcan en ébullition. Cela n’a pas changé. Les ressentiments courent encore sous les replis des champs de canne. Et si je continuerai toujours d’en parler, de mettre en garde, de fustiger, c’est parce que ma survie est liée à la sienne, que sans mon radeau sur l’océan, sans mon ancrage et ma prison, je n’écrirais sans doute plus. 

 

À l’hôtel National, notre Malcolm aux yeux perçants poursuit sa pensée :

« Quels sont donc ceux qui depuis deux mille ans ont porté l’étendard de l’universalisme ? demanda-t-il. Ce sont les artistes. En Angleterre, il y a Blake. C’est Poe en Amérique qui cherche une fissure dans le faux réel. En France, c’est le poète métaphysicien qu’est Mallarmé. C’est l’homme des correspondances qu’est Baudelaire. C’est Lautréamont qui veut renverser le sens de Société. C’est Sade, irrité contre l’hypocrisie sexuelle. C’est Nerval à la recherche des clés et des signes. Et c’est surtout Rimbaud sachant que le poète a la manette du monde entre ses mains et le disant : la poésie ne rythmera plus l’action. Elle sera en avant. »

Me regardant avec un peu plus d’attention, il eut un sourire un peu triste.

- Vous dites que vous écrivez ? J’en suis heureux. Car je pense que, maintenant que la route n’a plus d’assises et baigne dans le flou du fait que les mots sont inadéquats à traduire le brasier de ma sensibilité, je devrais, à cette heure cruciale, passer la Torche au point où je l’aurai quittée, à d’autres qui vont suivre. Maîtres nouveaux d’une nouvelle langue, enfants d’une autre époque, coureurs du Marathon de l’esprit qui n’a ni fin ni commencement et qui s’élanceront à leur tour vers le but, bénéficiant de la longue route qu’ils n’auront plus à faire, parce qu’un autre, avant eux, l’aura suivie dans la sueur et dans les larmes – tant il est vrai que le savoir humain est fait d’une longue suite de précurseurs. 

Il retourna à son carnet, oubliant ma présence. Je savais qu’il venait de me répéter les dernières lignes de sa postface à Sens-Plastique. Mais dits par lui, dits sur ce ton, combien justes et forts étaient ces mots ! Et quelle résonance, par rapport à ce marathon que je me mettrais aussi à courir !

Cher Malcolm, lui dis-je en pensée, sachez que je vous comprends. Je sais ce qui en vous tremble et frémit de l’envie et de l’impossibilité de dire. Chaque part de vous s’évertue vers cette tâche impossible. Camus a parlé du mythe de Sisyphe, et c’est peut-être cela qui vous rend la peau si pâle, les yeux si tristes. De devoir rouler, encore et encore, votre pierre vers le sommet, sachant que, toujours, elle dévalera la pente et qu’il vous faudra recommencer. Mais qu’importe ? N’est-ce pas là la beauté même de notre tâche ?

- C’est signe que la littérature vieillit, dites-vous, quand les mots sont gâteux : quand les mots bavent dans les mots ; quand l’idiome prend un état de placidité et de flaccidité, du fait d’être pétri dans tous les sens, telle une mayonnaise trop battue qui s’affaisse.

Quelle tristesse que de voir mourir les mots ! Pour celui qui a dit que la bouche a un regard plus vivant que l’œil lui-même, j’imagine qu’un jour les mots n’ont plus suffi au déferlement de la pensée. Et qu’alors, cette sclérose terrible dont vous parliez, vous l’avez vue se profiler à votre horizon cerné de tous côtés par les brisants.

Vous avez brûlé vos œuvres pour qu’elles vivent plus longtemps. L’inconnu n’en est que plus beau. Le livre de la volupté, dites-vous encore, est d’un seul chapitre, et qu’on lit à rebours. À peine l’a-t-on commencé qu’on en connaît toute l’histoire.

Tout cela est venu de la rencontre fortuite entre vous et une fleur. La Chazalie était née. Mais elle vous a dépassé et vous a laissé à votre table, dans l’hôtel National, tandis que vos rêves s’envolaient.

La fille de dix-sept ans a vu dans les nœuds de vos mains de soixante-douze ans l’écriture de toute une vie. Jamais phrases sans encre n’ont paru aussi belles.

 

© Ananda Devi

 

Revenir à : Serge Gérard Selvon : Visite d’atelier.

 

 

Ananda Devi

Vue de Francophonie, novembre-décembre 2023

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis ~ Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002