|   L’odeur de l’artiste   « Certaines odeurs font
      saigner jusqu’à notre sang, de douleurs voluptueuses. » Malcolm de Chazal, Sens-plastique « L’odeur du sang
      humain me sourit. » Eschyle, Les
      Euménides,
      traduit par Leconte de Lisle   L’odeur de l’artiste, oui ; parce que me
      fascinent en lui (précisons tout de suite que lorsque je dis lui, je veux aussi dire elle,
      l’artiste est hors genre, et c’est par une simplification sans doute
      coupable que j’utilise le masculin ; mais si j’utilisais le féminin
      en parlant du corps, cela donnerait une autre connotation à mon
      texte ; ce serait un autre combat. Acceptons donc cela : ce il de l’artiste, c’est un il
      universel, un il qui est aussi une elle), me fascinent en lui, donc, la langue de la
      chair, des muscles, du sang, des organes, de la sueur ; j’ai envie
      de savoir ce qui a lieu dans ce corps gestateur, dans ce cadavre exquis
      qui se prolonge d’œuvre en œuvre dans la mystérieuse métempsycose de
      l’acte de création. L’odeur de la térébenthine, de l’huile de lin, du
      graphite, du charbon, de la gouache, mais pas seulement. C’est viscéral,
      je n’aime pas les artistes trop propres sur eux, qui n’arboreraient pas
      des taches de peinture les transformant en arlequins ou en bouchers ou en
      croque-morts, selon leurs couleurs de prédilection (imaginer Rothko ou
      Soulages sans une vêture stendhalienne de rouge et de noir serait bien
      étrange) ; ou des particules de métal ou de céramique scintillant
      leur rétine, comme Anish Kapoor ou Ai Weiwei
      lorsqu’ils fabriquaient leurs propres œuvres ; ou encore une brume
      d’acrylique irisée les enveloppant d’un halo de couleurs, comme Hockney.
      Un corps nu dansant entre les ombres de ses obsessions : mon image
      intime, sans doute mensongère, des artistes, mais qu’importe ? Le
      mensonge, dans l’art, est l’unique vérité. Pas une vérité énoncée depuis
      les sommets des hautes certitudes mais l’aventure tremblée, sismique,
      tourmentée d’un passage à l’acte qui ouvre la chair plutôt qu’une porte,
      qui est toujours, comme l’orgasme, une sorte de petite mort, et qui sera
      toujours une fiction parce que l’on se doit de raconter le monde dans ses
      impossibles et sa transfiguration, et non dans une réalité qui l’ankylose
      et le paralyse. […]  On ne devrait pas sortir indemne de l’art.  Je me souviens de cet atelier d’artiste, à
      Naples. C’était celui de l’artiste napolitain Lello Esposito ; une
      sorte de catacombe où des Polichinelles géants me regardaient de leurs
      yeux fous, où écloraient des œufs d’argile, où des rats naissaient de
      volcans ou de crânes, et il me semblait être entrée dans mon propre
      imaginaire le plus enfoui, que j’avais été retournée à l’envers de ma
      peau et me contemplais, crucifiée par mes propres monstres.  Si forte en a été la sensation que des années
      plus tard j’ai écrit ceci : « Naples ne m’a pas donné le
      temps de changer d’avis : j’ai plongé parmi les bouches des Pulcinella ivres de ma présence vivante, et leurs
      paumes, et leurs sexes, et leurs entrailles, et autour de moi s’élevaient
      des racines musculeuses qui se sont mises à encercler mon corps, à
      défaire les bribes des saris, à ouvrir tout ce qui en moi était jusqu’ici
      demeuré clos pour révéler les secrets qui me faisaient trembler d’effroi
      et de plaisir. L’acier m’a encastrée dans une nasse froide d’où
      émergeaient des ardillons qui déchiraient ma peau, les gouttes de mon
      sang ont atterri sur des langues avides, prêtes à les recevoir, prêtes à
      me repeindre de ma propre couleur intime en laissant sur mes cuisses des
      tracées carmines, les morsures de dents minuscules sur la plante de mes
      pieds me faisaient tressauter d’un rire terrifié, et que de liquides,
      grands dieux, s’échappaient ainsi de ce corps répandu, beaux
      ruissellements blancs, transparence de l’albumen, pertes nocturnes
      huilant les mouvements d’essieux des machines, salive argentée glissant
      sur les convexités des lèvres, sur les chairs tuméfiées, toutes les
      exsudations du corps féminin si prêt à recevoir, si prêt à donner, si
      prêt à tous les enfantements, si prêt à l’offrande, l’offrande,
      l’offrande même de l’agonie  Naples soupirait en me buvant à même ma
      bouche. »
       C’est dire que l’art, pour moi, est une affaire
      de corps ! Ce frémissement tumultueux, je l’ai aussi
      ressenti en voyant les tableaux de Francis Bacon, à Londres. C’est lui qui
      citait Eschyle : « C’est vrai, j’adore les rouges, les bleus, les jaunes,
      les gras. Nous sommes de la viande, n’est-ce pas ? Quand je vais
      chez le boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la
      place des morceaux de viande. Et puis il y a un vers d’Eschyle qui hante
      mon esprit : « L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux. »  Ses tableaux m’avaient toujours semblé
      correspondre à ce que je ressentais en tentant de déchirer la peau de mes
      personnages pour révéler leurs entrailles, mais je n’avais jusque-là
      jamais vu ses œuvres en vrai, en chair et en os – c’est le cas de le dire.
      Les embrasser dans leur immensité, dans leur immédiateté, dans leur
      terreur, ces chairs vives et sanguinolentes, ces écorchés, ces damnés
      condamnés à vivre dans un corps destiné à pourrir, voilà ce que l’artiste
      saisissait dans leurs deux incarnations – le vivant et le pourrissant. Il
      les représentait dans leur instabilité intrinsèque, notre instabilité
      humaine en tant que corps, si difficile à réaliser dans un tableau
      immobile par définition. Je faisais à la fois partie du tableau, du
      sujet, de la pièce qui le contenait et du regard de l’artiste ; et
      j’étais cette lucidité absolue qui le guidait, mêlée à la rage de vouloir
      à tout prix outrepasser les limites de sa vision.  Cela m’a plongée, pendant quelques jours, dans
      un état d’hébétude où je me voyais, ainsi que les autres, à travers son
      regard, et menaçais d’être happée par ce nihilisme qui disait : à
      quoi bon ? Mais bien sûr, la puissance de l’œuvre elle-même en était
      le but, et donc cet à quoi bon ? avait pour objectif d’élever la
      pensée humaine au-dessus de son état de chair pourrissante pour faire
      acte de présence, cette présence au monde dont parle Michel
      Leiris au sujet des tableaux de son ami Bacon, et qui, durant un instant,
      quelques années, quelques siècles ou quelques millénaires, aura eu un
      sens et une raison. Oui, le corps pourrira, mais le corps, également,
      nourrira par-delà la mort. Peut-être l’intemporalité de l’art a-t-elle
      quelque proximité avec l’intemporalité de l’univers en ce sens qu’elle
      touche à l’infini, cet impossible qui ne peut se concevoir que par une
      compréhension intime de notre place dans l’ordre des choses. Même si
      cette place est éphémère et vouée au même destin qu’un animal à
      l’abattoir, comme semble le dire Bacon, un animal à la voracité à nulle
      autre pareille.  Si Bacon est parvenu à affronter ses démons, a
      su transformer la mort en présence, a inséré l’instabilité du
      mouvement au cœur même de l’immobilité, c’est que, malgré les doutes, et
      peut-être en raison de ses doutes, il a tenu à poursuivre son œuvre
      jusqu’au moment ultime, jusqu’à ce que la dernière entaille soit
      inscrite, la chair définitivement incisée et incinérée ; jusqu’à ce
      que pouvoir se confonde avec impossible, et leur paradoxe résolu.  Saisir l’artiste dans son intimité, dans son
      absolu. Ne pas laisser s’installer la distance d’une intellectualisation
      trop poussée qui interpose un voile d’obscurité, voire de refus, entre
      l’œuvre et celui qui la reçoit, interdisant ainsi une appréhension
      immédiate, j’allais dire innocente de l’œuvre (bien sûr, on ne
      l’est jamais, innocent, mais disons-le, il y a une forme d’innocence dans
      ce premier regard). Mon regard n’est pas celui d’un critique d’art et
      c’est pour cela que j’aime cette possibilité de tomber amoureuse ou de
      détester très fortement, d’être saisie et bousculée et inspirée ou au
      contraire de détourner mon regard parce que l’œuvre ne m’a pas parlé. Ce
      dialogue-là est essentiel. En tout cas, je refuse d’être guidée par le
      marché de l’art, qui transforme le travail d’artiste en valeurs
      boursières et qui attire les hyènes toujours plus affamées de profit. La
      bourse ? Les marchés ? La haute finance ? Ce sont eux qui
      nous condamnent aujourd’hui à un monde en déliquescence. Que l’art soit
      devenu l’un des enjeux de cette infâme surenchère est une insulte aux
      artistes, non parce que leurs œuvres n’aient pas une telle valeur, mais
      parce qu’elles sont uniquement réduites à cette valeur monétaire. Cette
      innocence du premier regard est dévoyé par les prix qui s’affichent à
      côté de l’œuvre. Du coup, l’on doute du droit d’aimer sans conditions, de
      s’offrir à la crucifixion des monstres.  Bien sûr, les artistes doivent pouvoir vivre de
      leur art. La grande majorité n’y parvient pas, hélas ! (Les
      écrivains non plus). Mais, plus que jamais, nous avons besoin de cet art
      qui nous illumine et nous grandit et nous arrache de nos sentiers trop
      battus, et pas d’un art asservi, pas d’un art rendu esclave du marché
      comme l’étaient jadis ces hommes transformés en marchandise, en chair à
      broyer, dont nous descendons, nous, Mauriciens.  De la chair à broyer… Nous y voilà. Le grand écart obligé de notre
      société spécialiste du grand écart. Le broyeur et la chair. Peut-on le nier ?
      Notre histoire est faite de ceux qui ont marché sur les autres pour
      arriver aux sommets qu’ils occupent, et qui continuent de le faire avec
      le soutien des nouveaux pouvoirs, eux aussi occupés à piétiner et à
      broyer, et de la majorité qui grouille comme des anguilles dans une mare
      étroite qui ne cesse de s’étrécir. Cette chair blessée, elle sera en nous
      pour toujours. Mais peut-on toujours se définir par cette dichotomie
      outrageuse et outragée ?  Quelle est la part de l’histoire dans l’acte de
      création ? Comment nos artistes s’en emparent-ils ? À moins
      qu’ils se disent qu’il faut faire table rase, et tout oublier, l’histoire
      et ses conséquences, et nous, bien sûr, sortis du ventre de cette
      histoire ? Exciser les douleurs et les peines, les ressentiments et
      les haines, les engagements et l’indifférence, la méfiance et le repli,
      pour entrer dans une forme de glorieuse ignorance, dans une sorte de
      virginité artistique ? Disposent-ils d’un tel choix ou sont-ils dès
      leurs premiers pas sur le chemin de la création en
      colère de corps,
      comme le disait Artaud, qui ajoutait que les
      individus ne
      sont pas endoctrinés par des idées mais par des actes anatomiques et
      physiologiques lents ?  L’endoctrinement des Mauriciens commence en
      effet par l’acte anatomique et physiologique de la naissance. Car
      l’artiste mauricien naît dans une camisole de force identitaire.
      Lorsqu’il sort du ventre maternel, ces neuf mois ayant été la seule
      période où il sera à l’abri du conditionnement, il entre dans un espace
      quadrillé, grillagé, compartimenté qui continuera à l’enserrer,
      l’étouffer, le noyer, le broyer. Jusqu’à ce qu’un jour il parvienne à
      s’affranchir – et ce mot n’est évidemment pas innocent.  Imaginons la violence d’un tel affranchissement,
      et l’on comprendra qu’être artiste à Maurice, c’est déjà entrer dans la
      révolte, dans cette colère de corps dont parlait Artaud, dans le refus de
      la courbure d’échine que ceux qui continuent de souscrire aux relents
      communautaristes (ou communalistes, comme on nomme à Maurice ce
      phénomène) qui plombent notre pays doivent parfaire pour entrer dans les
      cages qui leurs sont destinées.  Pas d’artistes innocents, donc, et pas
      d’artistes non engagés (je ne parle pas ici de ceux dont l’objectif est
      essentiellement décoratif), parce que le geste de l’artiste, […] et la
      geste artistique, sont fondamentalement une mise en demeure par rapport à
      cette société sclérosante sous ses pires aspects et, sous son meilleur
      jour, porteuse de promesses et de possibles. La façon dont leurs œuvres sont reçues,
      regardées, achetées ou pas, admirées ou pas, est bien sûr soumise aux
      mêmes diktats communautaires. Mais ce n’est pas là le problème de
      l’artiste. Qu’on le voie d’abord comme appartenant à telle ou telle
      communauté, et seulement ensuite comme un artiste, que lui importe ?
      […] Cela ne l’empêchera pas de créer, cela ne l’empêchera pas de vivre.  Qu’est-ce que dessiner ? Comment y
      arrive-t-on ? « C’est l’action de se frayer un passage à
      travers un mur de fer invisible », écrivait Van Gogh à Théo.  Se frayer un tel passage coûte au corps, au
      cœur, à l’esprit. Mais c’est le prix. Le prix de tout art, le véritable
      prix, c’est là qu’on le trouve, ce qu’Artaud a payé au sortir de la
      guerre dans l’univers quasi concentrationnaire de l’asile psychiatrique,
      ce que Van Gogh a payé de son corps, de son âme raclée par la douleur,
      lui qu’Artaud a nommé le suicidé de la société, ce mur de fer invisible, pour
      les artistes mauriciens, c’est le piège identitaire qu’il leur faut
      franchir pour guérir de leurs ecchymoses, s’emparer de leurs rêves,
      embrasser leurs monstres, se livrer, s’il le faut, à la folie primordiale
      d’un art habité.  Cette violence-là est nécessaire si l’on ne veut
      pas se contenter de l’abri confortable du consensuel, si l’on veut tordre
      le cou aux préjugés au sujet desquels ironisait Malcolm de Chazal (qui
      n’en était pourtant pas exempt), si l’on veut suivre ce chemin des
      étoiles de mer où nous invitait Tristan Tzara, afin de vivre une vie qui
      « se doit de vivre le vol librement choisi
      de l’oiseau jusqu’à la mort, jusqu’à la fin des pierres et des
      âges ».  Si testament de l’île un jour il y aura, ce sera
      par la voix de ses artistes qu’il se dira. Pas les éructations
      politiciennes ni les promesses lénifiantes des brochures touristiques ni
      les chants de gloire à une patrie encore bien aléatoire tandis que le
      ressentiment continue de suppurer dans les ventres et que le pays est
      savamment morcelé et vendu aux plus offrants. C’est dire la
      responsabilité qui leur incombe. A la fin des
      pierres et des âges, que restera-t-il de nous ? Oh, rien, rien du
      tout, bien sûr ; que des cendres, si l’on en croit les tourbillons
      de l’époque. « Nous trépasserons tous en
      chloroformés de l’âme », écrit Malcolm de Chazal dans Sens-plastique.
      Incapables de
      voir en nous et hors de nous, de croire en ce que nous pouvions, de
      comprendre ce que nous avons abandonné pour ainsi nous décimer dans cette
      équation somme toute banale de l’argent et de la guerre. Le nez enfoui
      dans nos portables, nous en avons oublié nos sens, comment regarder,
      comment entendre, comment parler, comment toucher, comment sentir.  « Les plus beaux regards sont ceux qui
      nagent en eux-mêmes », écrit encore Malcolm. On en
      revient toujours à lui, notre artiste le plus entier, le plus secret, le
      misanthrope, le mal compris parce que si difficile à comprendre dans sa
      démesure, dans ses paradoxes, dans la complexité de son œuvre littéraire
      comparée à l’apparente simplicité de ses peintures, mais ce dialogue
      après tout était d’abord avec lui-même, avec ses croyances, avec son
      regard nageant en soi, et les multiples possibilités d’expression de ce
      regard, littéraires, philosophiques, métaphoriques, picturales, un
      dialogue avec lui-même puisqu’il ne pensait pas qu’il avait de véritables
      interlocuteurs humains, et qui finira par le silence le plus
      définitif : l’autodafé personnel.  On en revient à lui parce que son regard est
      toujours posé sur nous, avec son inflexibilité et son amusement.
      Oserions-nous brûler nos œuvres parce qu’elles seraient incomprises ou
      parce que nous ne les jugerions pas à la hauteur ? Je n’en sais rien ;
      non, je ne le crois pas, parce que pour ma part, mes innombrables textes
      mis au rebut ont la possibilité d’être rectifiés et d’être
      récupérés. Mais c’est un réconfort que de le savoir là, lui, que
      j’appelle familièrement Malcolm ; qu’il soit issu de l’île, qu’il
      s’en soit nourri, y ait bâti autant de haines que de mythes, une œuvre
      autant qu’une colère de corps ; et qu’il n’ait jamais oublié
      que l’artiste est corps, et que la volupté et le désir font partie de son
      encre.  La phrase sur les odeurs citée au début de ce
      texte est précédée de ceci : « les parties intimes distillent
      des aromates à onguents qui pansent
      voluptueusement les blessures qu’ils créent, via l’odorat, jusque dans
      notre sang ».
       On retrouvera, dans l’importante et vaste étude
      de Serge Selvon et Pierre Argo dans ce livre,
      cette notion d’odeur : comment elle peut, dans ce pays, être
      intimement liée à une certaine idée du communalisme, et comment l’artiste
      peut s’en emparer et l’ouvrir à d’autres possibilités. On verra comment
      chaque artiste s’empare du corps – le sien propre et celui des autres –
      pour en extraire une vision personnelle, intime et à la fois universelle.
      Comment ce dialogue avec le regard s’instaure et s’élabore au fil des
      années. Ces entretiens se déroulant parfois sur plusieurs années sont
      fascinants sur le plan artistique aussi bien qu’anthropologique et
      humain. On entre dans l’univers de chaque artiste tout en percevant sa
      place dans la société (à ce titre, la franchise avec laquelle les
      entretiens sont abordés par rapport à la question identitaire est
      salutaire, et sans doute une première), et en devinant comment chacun
      d’eux est parvenu à dépasser la notion d’identité telle qu’elle est
      perçue à Maurice pour s’en emparer d’une façon autonome et plus ou moins
      libérée. Mais c’est surtout en voyageant dans les œuvres de ces artistes
      que nous pouvons véritablement commencer à les comprendre, à les
      apprécier de façon tout à fait personnelle et à découvrir la vraie diversité
      de l’expression artistique à Maurice.  Et c’est ainsi que ce dialogue s’enclenche. On
      peut aimer ces œuvres ou pas, les comprendre ou pas, certaines nous
      parlent davantage que d’autres, on peut se dire que d’autres artistes
      avaient leur place ici, mais qu’importe ? C’est une prise de parole
      importante par rapport aux discours sclérosés par une critique
      prisonnière de ses propres œillères, si bien décrits par Serge Selvon.  J’ai bien sûr abordé le sujet d’une manière qui
      m’est propre, avec mes préférences et ma sensibilité ; mais, comme
      je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas critique d’art, et l’art m’inspire
      physiquement, sensuellement, intellectuellement et explosivement. Les
      œuvres d’art ne sont jamais anodines. Elles sont une rencontre. Elles
      sont un autre regard sur nous-mêmes, une autre façon d’appréhender le
      monde. Ce qu’elles ne doivent pas être, c’est une forme de complaisance.  Ce pays qui risque de devenir aveugle en est la
      preuve.   II   Écrire un texte à partir d’une
      œuvre d’art, ai-je écrit un jour, c’est exécuter une danse de
      funambule sur ce fil qui relie l’homme à l’homme depuis l’instant où le
      regard, pour la première fois, fut interpellé par le sens du beau. Mais
      pour accomplir ce numéro d’équilibriste, encore faut-il savoir dans
      quelle œuvre s’aventurer ; et par quels moyens entrer dans les lieux
      secrets qui l’abritent.  Vous, artistes de mon pays, j’aimerais connaître
      vos lieux secrets. Parlez-moi de vous, de votre chair, de vos terreurs,
      du monde que vous entrevoyez, de l’île que vous exprimez, car je ne sais
      pas qui vous êtes. Offrez-vous à moi, ouvrez votre peau comme un livre
      afin que je lise vos entrailles. Peut-être y lirai-je aussi l’avenir de
      ce pays.  La cruauté de notre histoire se cache-t-elle
      parmi vos couleurs ? Nos colères et nos rages entrent-elles dans
      chaque coup de pinceau ou de biseau ? Avez-vous transfiguré votre
      île en lui tordant le cou, et surtout à celui de vos compatriotes qui
      vous voient d’abord comme des représentants identitaires plutôt que des
      praticiens d’un langage qui vous serait propre, celui d’une Tour de Babel
      enfin résolue, puisque capable d’être décliné à l’infini et compris
      différemment par chacun de nous sans que cela nous empêche de nous
      comprendre ? J’ai le sentiment que je doive de toute urgence percer
      ce mystère. En quête d’écriture, les couleurs ressemblent à des
      hiéroglyphes. Qui sera ma pierre de Rosette ?  Qui ? Serge Selvon et Pierre Argo, bien sûr, puisqu’ils ont décidé de s’engager
      dans cette forêt et de la traverser avec leur flambeau, d’être nos
      cicérones, d’offrir à cette lueur […] fragile les pleins et les déliés
      d’une écriture qu’il était urgent de découvrir et de comprendre. Et, en les suivant, je commence à comprendre ce
      que je dois faire : tenter de flairer, comme une bête sauvage, le
      musc intime des artistes ; mettre mes pieds dans des traces de pas figées
      dans le magma originel de l’île, comme si les premiers hommes qui
      l’avaient parcourue avaient piétiné la lave – et c’est ce qu’ils ont
      fait, ceux venus là avec des chaînes aux pieds et au cœur, et c’est pour
      cela que nous sommes, nous, leurs enfants, condamnés à marcher en
      permanence sur les braises ; suivre les miettes que l’une laisse en teignant
      les herbes d’étranges couleurs, que l’autre découpe dans un pain maison ; entrer dans des corps-vases couleur d’aube, des
      corps en creux et en boursouflures, des corps ponctués de petites
      bouches, de pis, de mains lasses et absentes ; plonger dans une mer couleur de soufre
      débarrassée des bleus de notre mièvre lagon touristique ; avoir pour ciel une pluie de feuilles mortes,
      non, d’oiseaux desséchés, non d’insectes rongeurs, non, de cyclones
      déchiquetés, non, de rêves démembrés ; me balancer aux côtés de cadavres aux reins
      depuis longtemps fracassés par la canne ; écouter une roche qui crie et un morceau de bois
      qui pleure ; m’échapper d’un œil atrocement bleu ; partir à la recherche d’un ange perdu, qui a
      oublié comment voler ; apprendre à courir en chaussant de minuscules
      socques de métal fondu ; voir l’horizon d’une autre planète aux cascades
      d’or et d’oubli ; et être tour-à-tour un homme bleu, une femme
      paysage, l’assassine et l’assassinée, le sourire qui cache la terreur,  et les yeux de tous ces artistes et de ceux
      absents de ces pages qui nous offrent notre île et notre monde dans les
      couleurs de nos ténèbres,  parce qu’un jour le bout de leurs doigts s’est
      taché de sang et que leur langue a goûté au jus de leurs visions et que
      leurs narines ont frémi en sentant sur leur peau l’odeur de l’artiste.    © Ananda Devi     Revenir
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      Gérard Selvon : Visite d’atelier     |