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Archives : Vue de Francophonie

Novembre-décembre 2023

 

 

Serge Gérard Selvon : Visite d’atelier.

Un état des lieux historico-sociologique de la pratique de l’art dans l’île Maurice

 

La préface de l’ouvrage

par Ananda Devi

 

 

 

 

L’odeur de l’artiste

 

« Certaines odeurs font saigner jusqu’à notre sang, de douleurs voluptueuses. »

Malcolm de Chazal, Sens-plastique

« L’odeur du sang humain me sourit. »

Eschyle, Les Euménides, traduit par Leconte de Lisle

 

L’odeur de l’artiste, oui ; parce que me fascinent en lui (précisons tout de suite que lorsque je dis lui, je veux aussi dire elle, l’artiste est hors genre, et c’est par une simplification sans doute coupable que j’utilise le masculin ; mais si j’utilisais le féminin en parlant du corps, cela donnerait une autre connotation à mon texte ; ce serait un autre combat. Acceptons donc cela : ce il de l’artiste, c’est un il universel, un il qui est aussi une elle), me fascinent en lui, donc, la langue de la chair, des muscles, du sang, des organes, de la sueur ; j’ai envie de savoir ce qui a lieu dans ce corps gestateur, dans ce cadavre exquis qui se prolonge d’œuvre en œuvre dans la mystérieuse métempsycose de l’acte de création. L’odeur de la térébenthine, de l’huile de lin, du graphite, du charbon, de la gouache, mais pas seulement. C’est viscéral, je n’aime pas les artistes trop propres sur eux, qui n’arboreraient pas des taches de peinture les transformant en arlequins ou en bouchers ou en croque-morts, selon leurs couleurs de prédilection (imaginer Rothko ou Soulages sans une vêture stendhalienne de rouge et de noir serait bien étrange) ; ou des particules de métal ou de céramique scintillant leur rétine, comme Anish Kapoor ou Ai Weiwei lorsqu’ils fabriquaient leurs propres œuvres ; ou encore une brume d’acrylique irisée les enveloppant d’un halo de couleurs, comme Hockney. Un corps nu dansant entre les ombres de ses obsessions : mon image intime, sans doute mensongère, des artistes, mais qu’importe ? Le mensonge, dans l’art, est l’unique vérité. Pas une vérité énoncée depuis les sommets des hautes certitudes mais l’aventure tremblée, sismique, tourmentée d’un passage à l’acte qui ouvre la chair plutôt qu’une porte, qui est toujours, comme l’orgasme, une sorte de petite mort, et qui sera toujours une fiction parce que l’on se doit de raconter le monde dans ses impossibles et sa transfiguration, et non dans une réalité qui l’ankylose et le paralyse. […]

On ne devrait pas sortir indemne de l’art.

Je me souviens de cet atelier d’artiste, à Naples. C’était celui de l’artiste napolitain Lello Esposito ; une sorte de catacombe où des Polichinelles géants me regardaient de leurs yeux fous, où écloraient des œufs d’argile, où des rats naissaient de volcans ou de crânes, et il me semblait être entrée dans mon propre imaginaire le plus enfoui, que j’avais été retournée à l’envers de ma peau et me contemplais, crucifiée par mes propres monstres.

Si forte en a été la sensation que des années plus tard j’ai écrit ceci : « Naples ne m’a pas donné le temps de changer d’avis : j’ai plongé parmi les bouches des Pulcinella ivres de ma présence vivante, et leurs paumes, et leurs sexes, et leurs entrailles, et autour de moi s’élevaient des racines musculeuses qui se sont mises à encercler mon corps, à défaire les bribes des saris, à ouvrir tout ce qui en moi était jusqu’ici demeuré clos pour révéler les secrets qui me faisaient trembler d’effroi et de plaisir. L’acier m’a encastrée dans une nasse froide d’où émergeaient des ardillons qui déchiraient ma peau, les gouttes de mon sang ont atterri sur des langues avides, prêtes à les recevoir, prêtes à me repeindre de ma propre couleur intime en laissant sur mes cuisses des tracées carmines, les morsures de dents minuscules sur la plante de mes pieds me faisaient tressauter d’un rire terrifié, et que de liquides, grands dieux, s’échappaient ainsi de ce corps répandu, beaux ruissellements blancs, transparence de l’albumen, pertes nocturnes huilant les mouvements d’essieux des machines, salive argentée glissant sur les convexités des lèvres, sur les chairs tuméfiées, toutes les exsudations du corps féminin si prêt à recevoir, si prêt à donner, si prêt à tous les enfantements, si prêt à l’offrande, l’offrande, l’offrande même de l’agonie

Naples soupirait en me buvant à même ma bouche. »

C’est dire que l’art, pour moi, est une affaire de corps !

Ce frémissement tumultueux, je l’ai aussi ressenti en voyant les tableaux de Francis Bacon, à Londres. C’est lui qui citait Eschyle : « C’est vrai, j’adore les rouges, les bleus, les jaunes, les gras. Nous sommes de la viande, n’est-ce pas ? Quand je vais chez le boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place des morceaux de viande. Et puis il y a un vers d’Eschyle qui hante mon esprit : « L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux. »

Ses tableaux m’avaient toujours semblé correspondre à ce que je ressentais en tentant de déchirer la peau de mes personnages pour révéler leurs entrailles, mais je n’avais jusque-là jamais vu ses œuvres en vrai, en chair et en os – c’est le cas de le dire. Les embrasser dans leur immensité, dans leur immédiateté, dans leur terreur, ces chairs vives et sanguinolentes, ces écorchés, ces damnés condamnés à vivre dans un corps destiné à pourrir, voilà ce que l’artiste saisissait dans leurs deux incarnations – le vivant et le pourrissant. Il les représentait dans leur instabilité intrinsèque, notre instabilité humaine en tant que corps, si difficile à réaliser dans un tableau immobile par définition. Je faisais à la fois partie du tableau, du sujet, de la pièce qui le contenait et du regard de l’artiste ; et j’étais cette lucidité absolue qui le guidait, mêlée à la rage de vouloir à tout prix outrepasser les limites de sa vision.

Cela m’a plongée, pendant quelques jours, dans un état d’hébétude où je me voyais, ainsi que les autres, à travers son regard, et menaçais d’être happée par ce nihilisme qui disait : à quoi bon ? Mais bien sûr, la puissance de l’œuvre elle-même en était le but, et donc cet à quoi bon ? avait pour objectif d’élever la pensée humaine au-dessus de son état de chair pourrissante pour faire acte de présence, cette présence au monde dont parle Michel Leiris au sujet des tableaux de son ami Bacon, et qui, durant un instant, quelques années, quelques siècles ou quelques millénaires, aura eu un sens et une raison. Oui, le corps pourrira, mais le corps, également, nourrira par-delà la mort. Peut-être l’intemporalité de l’art a-t-elle quelque proximité avec l’intemporalité de l’univers en ce sens qu’elle touche à l’infini, cet impossible qui ne peut se concevoir que par une compréhension intime de notre place dans l’ordre des choses. Même si cette place est éphémère et vouée au même destin qu’un animal à l’abattoir, comme semble le dire Bacon, un animal à la voracité à nulle autre pareille.

Si Bacon est parvenu à affronter ses démons, a su transformer la mort en présence, a inséré l’instabilité du mouvement au cœur même de l’immobilité, c’est que, malgré les doutes, et peut-être en raison de ses doutes, il a tenu à poursuivre son œuvre jusqu’au moment ultime, jusqu’à ce que la dernière entaille soit inscrite, la chair définitivement incisée et incinérée ; jusqu’à ce que pouvoir se confonde avec impossible, et leur paradoxe résolu.

Saisir l’artiste dans son intimité, dans son absolu. Ne pas laisser s’installer la distance d’une intellectualisation trop poussée qui interpose un voile d’obscurité, voire de refus, entre l’œuvre et celui qui la reçoit, interdisant ainsi une appréhension immédiate, j’allais dire innocente de l’œuvre (bien sûr, on ne l’est jamais, innocent, mais disons-le, il y a une forme d’innocence dans ce premier regard). Mon regard n’est pas celui d’un critique d’art et c’est pour cela que j’aime cette possibilité de tomber amoureuse ou de détester très fortement, d’être saisie et bousculée et inspirée ou au contraire de détourner mon regard parce que l’œuvre ne m’a pas parlé. Ce dialogue-là est essentiel. En tout cas, je refuse d’être guidée par le marché de l’art, qui transforme le travail d’artiste en valeurs boursières et qui attire les hyènes toujours plus affamées de profit. La bourse ? Les marchés ? La haute finance ? Ce sont eux qui nous condamnent aujourd’hui à un monde en déliquescence. Que l’art soit devenu l’un des enjeux de cette infâme surenchère est une insulte aux artistes, non parce que leurs œuvres n’aient pas une telle valeur, mais parce qu’elles sont uniquement réduites à cette valeur monétaire. Cette innocence du premier regard est dévoyé par les prix qui s’affichent à côté de l’œuvre. Du coup, l’on doute du droit d’aimer sans conditions, de s’offrir à la crucifixion des monstres.

Bien sûr, les artistes doivent pouvoir vivre de leur art. La grande majorité n’y parvient pas, hélas ! (Les écrivains non plus). Mais, plus que jamais, nous avons besoin de cet art qui nous illumine et nous grandit et nous arrache de nos sentiers trop battus, et pas d’un art asservi, pas d’un art rendu esclave du marché comme l’étaient jadis ces hommes transformés en marchandise, en chair à broyer, dont nous descendons, nous, Mauriciens.

De la chair à broyer…

Nous y voilà. Le grand écart obligé de notre société spécialiste du grand écart.

Le broyeur et la chair. Peut-on le nier ? Notre histoire est faite de ceux qui ont marché sur les autres pour arriver aux sommets qu’ils occupent, et qui continuent de le faire avec le soutien des nouveaux pouvoirs, eux aussi occupés à piétiner et à broyer, et de la majorité qui grouille comme des anguilles dans une mare étroite qui ne cesse de s’étrécir. Cette chair blessée, elle sera en nous pour toujours. Mais peut-on toujours se définir par cette dichotomie outrageuse et outragée ?

Quelle est la part de l’histoire dans l’acte de création ? Comment nos artistes s’en emparent-ils ? À moins qu’ils se disent qu’il faut faire table rase, et tout oublier, l’histoire et ses conséquences, et nous, bien sûr, sortis du ventre de cette histoire ? Exciser les douleurs et les peines, les ressentiments et les haines, les engagements et l’indifférence, la méfiance et le repli, pour entrer dans une forme de glorieuse ignorance, dans une sorte de virginité artistique ? Disposent-ils d’un tel choix ou sont-ils dès leurs premiers pas sur le chemin de la création en colère de corps, comme le disait Artaud, qui ajoutait que les individus ne sont pas endoctrinés par des idées mais par des actes anatomiques et physiologiques lents ?

L’endoctrinement des Mauriciens commence en effet par l’acte anatomique et physiologique de la naissance. Car l’artiste mauricien naît dans une camisole de force identitaire. Lorsqu’il sort du ventre maternel, ces neuf mois ayant été la seule période où il sera à l’abri du conditionnement, il entre dans un espace quadrillé, grillagé, compartimenté qui continuera à l’enserrer, l’étouffer, le noyer, le broyer. Jusqu’à ce qu’un jour il parvienne à s’affranchir – et ce mot n’est évidemment pas innocent.

Imaginons la violence d’un tel affranchissement, et l’on comprendra qu’être artiste à Maurice, c’est déjà entrer dans la révolte, dans cette colère de corps dont parlait Artaud, dans le refus de la courbure d’échine que ceux qui continuent de souscrire aux relents communautaristes (ou communalistes, comme on nomme à Maurice ce phénomène) qui plombent notre pays doivent parfaire pour entrer dans les cages qui leurs sont destinées.

Pas d’artistes innocents, donc, et pas d’artistes non engagés (je ne parle pas ici de ceux dont l’objectif est essentiellement décoratif), parce que le geste de l’artiste, […] et la geste artistique, sont fondamentalement une mise en demeure par rapport à cette société sclérosante sous ses pires aspects et, sous son meilleur jour, porteuse de promesses et de possibles.

La façon dont leurs œuvres sont reçues, regardées, achetées ou pas, admirées ou pas, est bien sûr soumise aux mêmes diktats communautaires. Mais ce n’est pas là le problème de l’artiste. Qu’on le voie d’abord comme appartenant à telle ou telle communauté, et seulement ensuite comme un artiste, que lui importe ? […] Cela ne l’empêchera pas de créer, cela ne l’empêchera pas de vivre.

Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? « C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible », écrivait Van Gogh à Théo.

Se frayer un tel passage coûte au corps, au cœur, à l’esprit. Mais c’est le prix. Le prix de tout art, le véritable prix, c’est là qu’on le trouve, ce qu’Artaud a payé au sortir de la guerre dans l’univers quasi concentrationnaire de l’asile psychiatrique, ce que Van Gogh a payé de son corps, de son âme raclée par la douleur, lui qu’Artaud a nommé le suicidé de la société, ce mur de fer invisible, pour les artistes mauriciens, c’est le piège identitaire qu’il leur faut franchir pour guérir de leurs ecchymoses, s’emparer de leurs rêves, embrasser leurs monstres, se livrer, s’il le faut, à la folie primordiale d’un art habité.

Cette violence-là est nécessaire si l’on ne veut pas se contenter de l’abri confortable du consensuel, si l’on veut tordre le cou aux préjugés au sujet desquels ironisait Malcolm de Chazal (qui n’en était pourtant pas exempt), si l’on veut suivre ce chemin des étoiles de mer où nous invitait Tristan Tzara, afin de vivre une vie qui « se doit de vivre le vol librement choisi de l’oiseau jusqu’à la mort, jusqu’à la fin des pierres et des âges ».

Si testament de l’île un jour il y aura, ce sera par la voix de ses artistes qu’il se dira. Pas les éructations politiciennes ni les promesses lénifiantes des brochures touristiques ni les chants de gloire à une patrie encore bien aléatoire tandis que le ressentiment continue de suppurer dans les ventres et que le pays est savamment morcelé et vendu aux plus offrants. C’est dire la responsabilité qui leur incombe. A la fin des pierres et des âges, que restera-t-il de nous ? Oh, rien, rien du tout, bien sûr ; que des cendres, si l’on en croit les tourbillons de l’époque. « Nous trépasserons tous en chloroformés de l’âme », écrit Malcolm de Chazal dans Sens-plastique. Incapables de voir en nous et hors de nous, de croire en ce que nous pouvions, de comprendre ce que nous avons abandonné pour ainsi nous décimer dans cette équation somme toute banale de l’argent et de la guerre. Le nez enfoui dans nos portables, nous en avons oublié nos sens, comment regarder, comment entendre, comment parler, comment toucher, comment sentir.

« Les plus beaux regards sont ceux qui nagent en eux-mêmes », écrit encore Malcolm. On en revient toujours à lui, notre artiste le plus entier, le plus secret, le misanthrope, le mal compris parce que si difficile à comprendre dans sa démesure, dans ses paradoxes, dans la complexité de son œuvre littéraire comparée à l’apparente simplicité de ses peintures, mais ce dialogue après tout était d’abord avec lui-même, avec ses croyances, avec son regard nageant en soi, et les multiples possibilités d’expression de ce regard, littéraires, philosophiques, métaphoriques, picturales, un dialogue avec lui-même puisqu’il ne pensait pas qu’il avait de véritables interlocuteurs humains, et qui finira par le silence le plus définitif : l’autodafé personnel.

On en revient à lui parce que son regard est toujours posé sur nous, avec son inflexibilité et son amusement. Oserions-nous brûler nos œuvres parce qu’elles seraient incomprises ou parce que nous ne les jugerions pas à la hauteur ? Je n’en sais rien ; non, je ne le crois pas, parce que pour ma part, mes innombrables textes mis au rebut ont la possibilité d’être rectifiés et d’être récupérés. Mais c’est un réconfort que de le savoir là, lui, que j’appelle familièrement Malcolm ; qu’il soit issu de l’île, qu’il s’en soit nourri, y ait bâti autant de haines que de mythes, une œuvre autant qu’une colère de corps ; et qu’il n’ait jamais oublié que l’artiste est corps, et que la volupté et le désir font partie de son encre.

La phrase sur les odeurs citée au début de ce texte est précédée de ceci : « les parties intimes distillent des aromates à onguents qui pansent voluptueusement les blessures qu’ils créent, via l’odorat, jusque dans notre sang ».

On retrouvera, dans l’importante et vaste étude de Serge Selvon et Pierre Argo dans ce livre, cette notion d’odeur : comment elle peut, dans ce pays, être intimement liée à une certaine idée du communalisme, et comment l’artiste peut s’en emparer et l’ouvrir à d’autres possibilités. On verra comment chaque artiste s’empare du corps – le sien propre et celui des autres – pour en extraire une vision personnelle, intime et à la fois universelle. Comment ce dialogue avec le regard s’instaure et s’élabore au fil des années. Ces entretiens se déroulant parfois sur plusieurs années sont fascinants sur le plan artistique aussi bien qu’anthropologique et humain. On entre dans l’univers de chaque artiste tout en percevant sa place dans la société (à ce titre, la franchise avec laquelle les entretiens sont abordés par rapport à la question identitaire est salutaire, et sans doute une première), et en devinant comment chacun d’eux est parvenu à dépasser la notion d’identité telle qu’elle est perçue à Maurice pour s’en emparer d’une façon autonome et plus ou moins libérée. Mais c’est surtout en voyageant dans les œuvres de ces artistes que nous pouvons véritablement commencer à les comprendre, à les apprécier de façon tout à fait personnelle et à découvrir la vraie diversité de l’expression artistique à Maurice.

Et c’est ainsi que ce dialogue s’enclenche. On peut aimer ces œuvres ou pas, les comprendre ou pas, certaines nous parlent davantage que d’autres, on peut se dire que d’autres artistes avaient leur place ici, mais qu’importe ? C’est une prise de parole importante par rapport aux discours sclérosés par une critique prisonnière de ses propres œillères, si bien décrits par Serge Selvon.

J’ai bien sûr abordé le sujet d’une manière qui m’est propre, avec mes préférences et ma sensibilité ; mais, comme je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas critique d’art, et l’art m’inspire physiquement, sensuellement, intellectuellement et explosivement. Les œuvres d’art ne sont jamais anodines. Elles sont une rencontre. Elles sont un autre regard sur nous-mêmes, une autre façon d’appréhender le monde. Ce qu’elles ne doivent pas être, c’est une forme de complaisance.

Ce pays qui risque de devenir aveugle en est la preuve.

 

II

 

Écrire un texte à partir d’une œuvre d’art, ai-je écrit un jour, c’est exécuter une danse de funambule sur ce fil qui relie l’homme à l’homme depuis l’instant où le regard, pour la première fois, fut interpellé par le sens du beau. Mais pour accomplir ce numéro d’équilibriste, encore faut-il savoir dans quelle œuvre s’aventurer ; et par quels moyens entrer dans les lieux secrets qui l’abritent.

Vous, artistes de mon pays, j’aimerais connaître vos lieux secrets. Parlez-moi de vous, de votre chair, de vos terreurs, du monde que vous entrevoyez, de l’île que vous exprimez, car je ne sais pas qui vous êtes. Offrez-vous à moi, ouvrez votre peau comme un livre afin que je lise vos entrailles. Peut-être y lirai-je aussi l’avenir de ce pays.

La cruauté de notre histoire se cache-t-elle parmi vos couleurs ? Nos colères et nos rages entrent-elles dans chaque coup de pinceau ou de biseau ? Avez-vous transfiguré votre île en lui tordant le cou, et surtout à celui de vos compatriotes qui vous voient d’abord comme des représentants identitaires plutôt que des praticiens d’un langage qui vous serait propre, celui d’une Tour de Babel enfin résolue, puisque capable d’être décliné à l’infini et compris différemment par chacun de nous sans que cela nous empêche de nous comprendre ? J’ai le sentiment que je doive de toute urgence percer ce mystère. En quête d’écriture, les couleurs ressemblent à des hiéroglyphes. Qui sera ma pierre de Rosette ?

Qui ? Serge Selvon et Pierre Argo, bien sûr, puisqu’ils ont décidé de s’engager dans cette forêt et de la traverser avec leur flambeau, d’être nos cicérones, d’offrir à cette lueur […] fragile les pleins et les déliés d’une écriture qu’il était urgent de découvrir et de comprendre.

Et, en les suivant, je commence à comprendre ce que je dois faire :

tenter de flairer, comme une bête sauvage, le musc intime des artistes ;

mettre mes pieds dans des traces de pas figées dans le magma originel de l’île, comme si les premiers hommes qui l’avaient parcourue avaient piétiné la lave – et c’est ce qu’ils ont fait, ceux venus là avec des chaînes aux pieds et au cœur, et c’est pour cela que nous sommes, nous, leurs enfants, condamnés à marcher en permanence sur les braises ;

suivre les miettes que l’une laisse en teignant les herbes d’étranges couleurs, que l’autre découpe dans un pain maison ;

entrer dans des corps-vases couleur d’aube, des corps en creux et en boursouflures, des corps ponctués de petites bouches, de pis, de mains lasses et absentes ;

plonger dans une mer couleur de soufre débarrassée des bleus de notre mièvre lagon touristique ;

avoir pour ciel une pluie de feuilles mortes, non, d’oiseaux desséchés, non d’insectes rongeurs, non, de cyclones déchiquetés, non, de rêves démembrés ;

me balancer aux côtés de cadavres aux reins depuis longtemps fracassés par la canne ;

écouter une roche qui crie et un morceau de bois qui pleure ;

m’échapper d’un œil atrocement bleu ;

partir à la recherche d’un ange perdu, qui a oublié comment voler ;

apprendre à courir en chaussant de minuscules socques de métal fondu ;

voir l’horizon d’une autre planète aux cascades d’or et d’oubli ;

et être tour-à-tour un homme bleu, une femme paysage, l’assassine et l’assassinée, le sourire qui cache la terreur,

et les yeux de tous ces artistes et de ceux absents de ces pages qui nous offrent notre île et notre monde dans les couleurs de nos ténèbres,

parce qu’un jour le bout de leurs doigts s’est taché de sang et que leur langue a goûté au jus de leurs visions et que leurs narines ont frémi en sentant sur leur peau l’odeur de l’artiste.

 

© Ananda Devi

 

 

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Ananda Devi – préface au livre de Serge G. Selvon

Vue de Francophonie, novembre-décembre 2023

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Créé le 1 mars 2002