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Archives : Vue de Francophonie

 


Janvier-Février 2021

 

« sur le chemin du retour vers la forêt…

planter encore ! »

 

Poèmes inédits de Victor Saudan

 

Œuvre de l’auteur, reproduite de son site

 

 

 

A la mémoire de Nathan Katz

 

Silence profond au milieu du village

personne dans la rue

pas une seule voiture

qui passe

pendant des heures

silence d’un autre temps

silence hors du temps

souffle à travers le verger en fleurs

le chant du merle d’un coup

cristallin

mélodieux

ciel vaste

bleu clair

l’air

glacial

vrombissement du ciel

hélicoptère

vaisseau fantôme

tourne autour du village

image de guerre

image d’invasion

contrôle du confinement

de la frontière

interdiction d’aller chez l’autre

le Dreyland

abandonné

déchiré

une fois de plus.

 

 

Et maintenant faire le ménage

 

Prendre en main

tout

ma vie

tout

ce qui vit

en moi

autour de moi

milliers de petites choses

anodines

qui forment

le tout

la vie matérielle

tout

d’abord

faire le ménage

comme jamais avant

balais

serpillère

poussière

aspergée

de liquide de nettoyage

essence d’orange

sur le bois

odeur chaleureuse

ensoleillée

présence de l’été

en plein hiver.

 

Plus qu’il y a de mes poèmes

plus je vis entre eux

parmi eux

avec eux

en relation

avec d’autres

des portes

des pistes

des fenêtres

qui s’ouvrent.

 

Ensuite

le jardin

devant la forêt

plus loin

sur la colline

garder l’espoir

continuer

imaginer

planter encore.

 

Il y a aussi

les rencontres

avec les humains

des proches

très proches

inconnus

qui me font

vivre

dans ma peau

ma pensée

mon âme.

 

Le paysage

enfin

royaume de mon être

de mon retour

de mon aller

vers l’horizon.

 

 

Vers la forêt des lilas sauvages

 

Quatrième semaine d’altérité inversée

réclusion collective

miroir amer

de l’’autre et du soi mis à mal

à quelques pas d’ici

au-delà des apparences et des frontières

une autre manière de pratiquer la même situation

profondément plus libre

humaine et respectueuse

de l’autre

sur le chemin du retour

vers la forêt

des lilas sauvages

chaque jour

une heure

une

un kilomètre

un

l’odeur est envoûtante

douce

parfumée

l’image du lilas apparaît

par moment

s’efface

odeur plus simple

moins transcendent

plus terre à terre

ombres blanches qui

traversent les troncs majestueux

des chênes qui

tout en haut

sur les cimes

commencent à déplier leurs feuilles d’un vert très clair

transformation des volumes

du bois

de jour en jour

émergence d’un intérieur

d’un extérieur

presque sous mes yeux

dans l’expiration de la terre.

 

 

Nature morte

 

Trois cerises brillantes et lisses

au pied du flacon

dorures en cercle

boule bouchon d’or

quintessence étincelante

liqueur de fruits rouges

sang du Christ transcendé

rappelant

le paradis perdu

deux pêches mates et moelleuses

envie de toucher

caresser

boules de velours

juste à côté d’un globe en porcelaine très fine

ornement de fleurs

couronné d’un bouton de rose

sucrier en faïence

tasse avec un couvercle

type de vaisselle

désormais disparu

trois boudoirs

langues coupées

saupoudrées de sucre-glace

odeur de blanc d’œuf et de caramel

drapés l’un sur l’autre au bord de la table

à l’ombre du plateau en étain

portant la tête coupée de l’annonciateur

plaisir à venir

la brioche dorée

téton géant

éruption croustillante

plaisir incarné

on devine sa mie parfumée et aérée

l’œuf, le beurre, la levure

tel un drapeau sur un monument ou une montagne

un brin d’oranger domine l’image

épiphanie des pays du sud

voix marocaines

friandises provençales

fleurs blanches

comme de la cire

fragrance intrigante

envoutante

le mur ciel voilé gris et beige

au fond

alignement symétrique apparent

l’immense brioche au centre

soudain

ce reflet de mon visage

plaque de verre protégeant la peinture

l’œil froid de la caméra sur le front

rectangle blanc

fenêtre m’encadrant

croisillon dans la lumière

la triade

émerge.

 

 

Lierre

 

Lierre

lien

lumière

entre ciel

et terre

ta guirlande arabesque

joue l’équilibriste

gracieusement puissant

collier en petits cœurs

dirait-on

bijou elfique

raconte la beauté dans l’espace

de feuille en feuille

une autre

vert clair et tendre

cœur

et

lance

atroce

cœur transpercé

et la guirlande devient

forteresse

enchaînement

mur

et escalade

verts de plus en plus sombres

décor éclaté

tâches noires d’un

jardin noyé

cœur-lance

à l’infini

le même

et le différent

deviennent un

construit et détruit

début et fin

bourreau et victime

quand tout sera fini

tu seras toujours là

pour recommencer

pour construire le socle

en plein hiver

les fleurs

au printemps

les fruits

noirs

éternel festin

des maîtres chanteurs du jardin

grive, merle et fauvette

cœur sur cœur

se lancent

à l’assaut

d’elles-mêmes

pour remplir

le vide

pour monter plus haut

encore

pointes

guirlandes

pointes de lance

elles montent

vers le ciel

elles

porteuses du ciel.

 

 

Euphorbe

 

Tu dresses ta floraison

Tel un serpent

A mille têtes

Fluorescentes

 

Tes feuilles

Écailles

Te protègent

Contre

Les attaques

 

Ton suc

Lait de loup

Héritage partagé

Avec toute ta tribu

 

Végétale animale

Présence énigmatique

Et presque inquiétante

Dans mon jardin

 

 

Éloge du bistrot

 

Être assis à une petite table

Pour écrire

Pour observer la vie

 

Odeur du café noir

 

Manger ensemble

Boire ensemble

 

Entre amis

Entre étrangers

 

Pacte énigmatique

Temps immémoriaux

 

Socle de la vie en communauté

Bien fragile.

 

 

©Victor Saudan

 

 

Victor Saudan est né 1960 à Soleure en Suisse alémanique dans une famille d’origine romande. Études de littérature et linguistique allemande et française à Genève, Bâle, Berlin et Paris. Doctorat en Sciences du langage en 1992. De 1992 à 2020 : enseignement des Sciences du langage et des Études francophones à l’Université de Bâle et à la Haute École Pédagogique de Lucerne. En 2004 et 2017 il a reçu l’ordre des Palmes Académiques.

Parallèlement à ses travaux universitaires, Victor Saudan a mené depuis 1985 des travaux d’écriture expérimentale en lien avec d’autres artistes dans le cadre de performances ou d’expositions. Il écrit en français, en allemand et en alémanique et pratique la traduction de ses propres textes. Ensemble avec Agnès Kuster Fernex (gravure, dessin et photographie), il crée des livres d’artiste. Depuis 2018, il organise en août les Journées trinationales de poésie de Biederthal, dans le Jura alsacien.

Ancrages, son premier recueil de poésie est paru en 2019 dans la collection « chiendents » de la maison d’édition Le Petit Véhicule à Nantes (voir sa notice d’auteur sur site de l’éditeur).

Un deuxième recueil, Intervalles, avec des gravures d’Agnes Ferdex Kuster et une préface d’Eva-Maria Berg, vient de paraître en février 2021 chez le même éditeur (Collection l’Or du Temps n° 204).

Il habite à Paris et à Biederthal en Alsace près de Bâle.

Présent à cette même rubrique dans nos numéros de mars-avril 2020, et de novembre-décembre 2020 ; pour faire plus ample connaissance : son site, avec un choix de ses textes.

 

 

 

Vue de francophonie: Victor Saudan

recherche Dana Shishmanian

pour Francopolis, janvier-février 2021

 

 

Créé le 1 mars 2002