Petits tours de champ 

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que se donne la Francophonie

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Archives : Contes et chansons 

Novembre-décembre 2022



Lucia Eniu

 

Trois contes du recueil inédit

Royaumes en papier

ou Les voyages de Marc Lemonde

 

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Illustrations par l’auteure

 

(*)

 

 

J’ai créé Marc Lemonde une nuit d’été, lorsque le paysage autour de ma maison semblait flotter dans la lumière blanchâtre d’une lune en papier. Une lune dessinée par un enfant gaucher, distrait et souriant. Je l’ai imaginé tout de suite et ses grands yeux noirs se sont ouverts sur moi. Des yeux en papier étincelants. Je lui ai offert un petit bâton ensorcelant et, tout en le prenant dans mes mains tremblantes, je l’ai déposé aux Portes du Royaume du Joueur d’échecs. Et je lui ai fait don d’une voix un peu aiguë, mais douce et polie. Une voix en papier.

 

 

Le Royaume des papillons

 

La petite lune en papier s’était parée d’un voile en soie noire au moment où Marc s’apprêtait à franchir le seuil d’une nouvelle terre. Les étoiles aussi, lasses d’avoir éclaté sans répit, avaient pris une petite pause derrière un rideau de nuages.

Marc sentit d’abord un courant d’air terrible. Il lui semblait être dans un tourbillon. Un petit son solitaire frotta ses oreilles : un battement d’ailes, frêle, timide. Puis un autre. Et un autre. Et, à mesure qu’il avançait dans l’obscurité, les battements d’ailes se multipliaient, les sons devenaient plus raffinés, plus épurés et la musique naquit d’un coup : une musique étrange, sidérale, apaisante.

Le nez en l’air, respirant une odeur dont il ne réussit pas à deviner la provenance, Marc se sentit tout à coup renversé dans l’herbe haute. Une douleur vive paralysa son petit corps. Il s’évanouit.

Lorsqu’il revint à lui, le soleil le saluait d’un clin d’œil amical. Son corps était lourd et il réussit à peine à se relever. Un silence parfait régnait sur ce nouveau monde inconnu. Marc ouvrit les yeux.

Devant lui, une statue majestueuse s’élevait blanche, froide, immense, éblouissante dans la lumière vive du matin. C’était un papillon en marbre dont les ailes, parsemées de petits papillons en relief, semblaient flotter dans l’air doux. Un cri aigu s’échappa du petit corps en papier. Le paysage lui coupa le souffle. Une douceur sans pareil se répandait dans l’air. Des fleurs. Des tas de fleurs. Un univers fleuri, où les couleurs douces, raffinées se mêlaient aux touches les plus hardies. Un bleu exquis au cœur des bleuets s’étalait devant le rose sable d’un bouquet de pivoines. Des coquelicots géants rivalisaient avec des chrysanthѐmes blancs, dont les pétales avaient l’air d’un nœud de serpents dansants. Des rosiers à petites fleurs couleur jaune doré s’agrippaient aux rochers parsemés de pétunias dont le velours noir semblait irréel. Des perce-neiges se penchaient indiscrets vers des myosotis délicats et les lilas répandaient leur parfum ensorcelant sur la vallée. Un peu plus loin, une colline vêtue de violettes et, devant elle, une autre, parsemée de marguerites.

Marc se pencha vers une rose trémière, pour en respirer l’odeur. Et, tout à coup, une explosion de couleurs suivie d’un torrent de pétales réussit à détruire le silence de ce petit coin édénique. Des papillons de toutes sortes. De toutes les couleurs. Des armées de papillons. Des papillons nains dansaient dans l’air parmi les papillons gigantesques. Un univers de papillons. Et, au milieu d’eux, frêle et apeuré, Marc, avec son cœur en papier qui battait très fort.

« Le Royaume des papillons », chuchota-t-il, étonné.                   

À ce moment-là, la terre, autour de lui, se mit en marche. Les jardins et les collines prirent l’allure d’une mer tourmentée. Des vagues fleuries flottaient dans l’air papillonné et il lui semblait qu’un géant avait pris ce royaume dans ses mains, en le secouant tel un tapis. Ou que des monstres féroces nageaient au-dessous de cette terre fleurie. La symphonie des battements d’ailes avait pris, elle aussi, l’air d’une chanson funeste.

– Hé ! Monsieur ! cria Marc, renversé dans l’herbe haute. Il agissait drôlement les bras en l’air. Hé, Monsieur ! reprit-il. Au secours !

– C’est l’effet-papillon, réussis-je à articuler, secoué d’un fou rire. Car mon homme en papier avait une drôle de mine.

– L’effet quoi ? ! fit-il, secoué, lui aussi, par la terre tremblante.

– L’effet-papillon, repris-je. Lorsque tu as tâché de caresser la fleur, les papillons endormis se sont mis à battre nerveusement de leurs ailes et c’est leur mouvement incontrôlable qui a suscité le tremblement et tout le reste.

– Et moi ? Qu’est-ce que je fais, maintenant ? dit Marc d’une voix tellement aiguë, que mon fou rire recommença de plus belle.

 Et, avant que je puisse dire quoi que ce soit, mon petit homme fut pris dans un tourbillon d’ailes qui l’entraîna dans l’air. Un petit cri aigu s’échappa du monstre ailé…

 

***

 

Couché dans l’herbe haute, aux portes du Royaume des papillons, Marc soupirait comme un enfant gâté. Un peu plus loin, dans le jardin parfait, le silence était tombé sur les fleurs. Quelques papillons tranquilles et indifférents jouaient à cache-cache. Et, au milieu de tout ce paradis fleuri, la statue en marbre sourit, énigmatique.

 

                                                     

 

 

Le Royaume des marionnettes

 

  Marc entendit la chanson, dѐs qu’il franchit les portes de ce royaume étrange. Devant l’entrée, il y avait, l’une à gauche, l’autre à droite, deux marionnettes-géantes dont les ficelles se perdaient dans les nuages. Quelqu’un les manœuvrait avec une grande maîtrise, car les deux géants dansaient, se balançaient, se faisaient signe, sautaient.

 

Venez, les enfants,

Petits et grands,

Au bal des marionnettes,

Dansez en rond,

Sautez, chantez,

Avec vos mines coquettes.

 

La chanson coulait doucement du ciel paré de petits nuages en forme de fleurs, flottait dans l’air et se répandait parmi les milliers de… marionnettes que Marc regarda bouche-bée. Il y en avait de toutes sortes : des marionnettes à fils, à tringles, à gaine, sur l’eau, des marottes, des pantins, vêtus de vêtements fabuleux, en couleurs éclatantes.

– Ah, cher Monsieur ! Entrez, entrez, donc ! entendit-il dans l’air. C’était une petite voix, aiguë comme la sienne.

  Les marionnettes faisaient leur travail, sans se soucier de sa présence. Il y en avait qui sautaient à la corde, qui jouaient à la marelle, qui tournaient en rond, qui imitaient les automates, qui jouaient à cache-cache, derriѐre de grands panneaux à dessins exotiques. Il y en avait qui se balançaient assises sur des croissants de lune énormes, qui roulaient de grands cercles peints de couleur néon, il y en avait qui, vêtues en soldats, jouaient de la trompette et du tambour et marchaient en cadence, il y en avait qui…                                                      

– Monsieur ! Monsieur ! entendit Marc à nouveau. Il regarda tout autour de lui. Les marionnettes continuaient à faire leur travail. Quelque chose atterrit dans les cheveux de Marc. Il secoua la tête. C’était une petite plume bleue. D’autres petites plumes bleues se mirent à valser dans l’air. Marc leva la tête. Sur l’une des branches d’un arbre qui flottait dans l’air, une petite marionnette vêtue de blanc lui souriait. Il semblait à Marc qu’elle lui ressemblait en quelque sorte.

– Monsieur ! Monsieur ! cria, pour la troisième fois, la petite marionnette.

– Bonjour ! fit Marc, tout ému. Je m’appelle Marc.

– Et moi, je m’appelle Marcine, sourit la marionnette, coquette.

 

Venez, venez, Monsieur,

Dansez avec nous,                      

Tournez, tournez en rond,

Balancez-vous !

Marchez, marchez en cadence,

Entrez en danse !

 

Et, tout à coup, au son de la musique, Marc fut entraîné dans une farandole folle, folle. Deux marionnettes-filles le flanquaient, souriantes, l’une blonde, à gauche, l’autre brune, à droite. Et, au-dessus de toute cette folie dansante, Marcine s’amusait terriblement, en battant de ses petites mains dans son arbre volant.

  Marc, qui, au début, s’était débattu, en essayant de toutes ses petites forces d’échapper à cette activité que les marionnettes semblaient trouver fort amusante, se mit à crier de plaisir et à rire de toutes ses dents en papier. Quand, enfin, les marionnettes ralentirent leurs mouvements et que la danse fût finie, Marc s’exclama, ébahi :

– Oh, mon Dieu, quel plaisir ai-je ressenti !

– C’est un sentiment de libération que tu as éprouvé, mon cher Marc, lui dit Marcine, joyeuse, en le tutoyant. Car nous, les marionnettes, nous savons ce que la liberté signifie, combien elle est précieuse. Être libre, pouvoir se mouvoir à son gré, sans être manœuvré par personne, penser librement, exprimer ses idées, satisfaire ses désirs, tout cela est magique. La magie, on peut la rencontrer aussi dans tout ça.

  Marc soupira. Lui aussi, il avait souvent envie de faire les choses à sa manière, mais il devait se rendre à l’évidence : il n’était qu’un petit homme en papier.

 

 

 

Le Royaume de la tolérance

 

Arrivé sur une terre neutre, au nord du Royaume de la désolation, Marc s’arrête un moment pour reprendre son souffle. Ce no man’s land qui s’étend à ses pieds est un pré couvert de hautes herbes. Marc s’y étend pour quelques instants. Ça sent bon, l’herbe, et le ciel, même en papier, est une merveille bleue.

Mais il est temps de partir. Alors, Marc prend son bâton ensorcelant, frappe trois fois dans l’herbe haute et se retrouve, sur-le-champ, devant une grande porte sur le fronton de laquelle il lit, tout ébahi :

 

Le Royaume de la Tolérance

Projet intergalactique

Durée des travaux : Indéfinie

Bénéficiaires : Tout ce qui respire dans l’Univers

 

Marc pousse la porte et, franchissant le seuil, s’exclame :

  Oh, dieu de la tolérance !

Des machines de toutes sortes bougent dans toutes les directions. Des bruits, partout des bruits. ASSOURDISSANTS. Et beaucoup de mouvement. Un va-et-vient de gens et de ferraille. Un chantier énorme. Par-ci, par-là, des panneaux indiquant l’emplacement d’une institution (L’école « Arc-en-ciel » est affichée sur un grand panneau éponyme et Marc pense qu’il s’agit, peut-être d’une école destinée à des gens de toutes les races).

– Excusez-moi, Monsieur, s’adresse Marc à un passant qui porte une grosse affiche dans ses bras.

– Monsieur désire…, répond celui-ci, en se débarrassant de l’affiche qui tombe dans l’herbe remplie de jolies fleurs printanières.

– Je voudrais savoir ce qui se passe dans ces terres. Je suis de passage et…

– Honoré de votre visite, Monsieur, répond, poliment, le passant. Desanges, à votre service. Je travaille dans ce quartier qui portera le nom de Misericordium.

 

 

 

 

– C’est… un chantier ?

– Mais oui, le Royaume de la Tolérance est un projet d’envergure galactique. Ça dure, ça durera…

– Mais je vois des constructions, des jardins, de grands édifices, des tours. Tout paraît prêt à accueillir les gens.

– Oui, bien sûr, à ce niveau nous avons réussi à tout résoudre. L’Église intergalactique est, elle aussi, prête à accueillir ses membres de toutes les confessions. Il y aurait, pourtant, un petit problème, vous savez. Un tout petit problème qui s’avère être un vrai casse-tête chinois pour notre Suprême Architecte.

– Lequel ? demande Marc, à mi-voix.

– Les humains, répond l’ouvrier, désolé. Cette race intergalactique, très sympa, d’ailleurs, qui habite sur un petit joyau planétaire, n’a pas encore signé le Traité d’adhésion au Royaume de la Tolérance.

– Et cette signature, est-elle si importante, à votre niveau ? demande Marc, étonné. Au fond, il s’agit d’une toute petite planète…

– Mais, oui, elle est fort importante. Pour nous, pour notre Suprême Architecte, l’Un est dans Tout et Tout est dans l’Un. On ne peut rien faire, si les humains n’acceptent pas les conditions prévues dans l’Accord.

– Et quand estimez-vous que ce Traité sera signé ?

– Alors, là… Je ne veux pas être pessimiste, mais j’ai vécu pour une courte période sur la Terre et je peux vous dire que les hommes… ouf, c’est difficile… On ne sait jamais avec eux. Ils sont sympathiques, en général. Mais qu’est-ce qu’ils sont étranges ! Et intolérants. Et méchants, parfois, très méchants. Ils se croient le centre de l’Univers. 

Marc se mit à soupirer. Lui, il aimait les humains, mais il devait se rendre à l’évidence. Parfois, les gentils êtres de la Terre pouvaient devenir de vrais monstres.

Homo homini lupus, lui ai-je chuchoté de mon monde terrestre.

– C’est-à-dire ? fit Marc, étonné de mon intrusion.                                                  

– C’est dire que les gens sont de vraies bêtes sauvages pour leurs semblables. Méchants, inhumains.

– Parfois, fit Marc, conciliant.

– Bien des fois, dis-je, contrarié (ce petit homme en papier, qu’est-ce qu’il était naïf !)

– Eh bien, fit Marc, moi, je suis un peu plus optimiste que vous. Et je crois que, si un malheur survenait au niveau de leur planète, les humains seraient solidaires.

Et, ce disant, il fit un bond dans ma main gauche (c’est la main qui l’a créé, car je suis gaucher.)

– Je n’ai plus envie de voyager, soupira-t-il. Je suis fatigué. Puis-je faire un petit somme ? On pourrait reprendre les voyages un peu plus tard. Qui sait vers quels mondes surprenants vous m’enverrez, Monsieur l’Écrivain ? Des mondes en papier. Comme moi, soupira-t-il. Et mon petit homme s’endormit dans mes bras.

 

***

 

L’aube approchait. Un brin de rose commençait à pousser, timide, à l’horizon. Les traînées noires de la nuit battaient en retraite. Depuis quelque temps, les étoiles s’étaient, elles aussi, retirées, tout ensommeillées. Un nouveau jour allait naître, inscrit dans le livre de l’éternel et sa chanson sur la vallée solitaire a réussi à réveiller mon petit homme en papier. Et, les yeux levés vers l’aube spectaculaire du ciel en papier, il a chuchoté à mon oreille :

– Pourquoi les séparations sont-elles si tristes ?

– Pour que les souvenirs soient plus doux, les rencontres plus joyeuses, la vie plus compliquée et plus belle, lui ai-je répondu, en fermant mon petit livre.

 

©Lucia Eniu

 

Lucia Eniu

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Poète et écrivaine francophone, Lucia Eniu vit et travaille en Roumanie. Elle est professeur de français-italien et docteur ès lettres, avec une thèse dont elle a publié des extraits dans des revues à l'étranger, portant sur l’œuvre de Michel Tournier.

Elle écrit en roumain et en français. Avec la nouvelle Le goût du jeu elle a gagné, en 2016, le 1er prix au concours de nouvelles « Plumes des Monts d'Or », section français langue étrangère. 

Notre revue a accueilli, à la rubrique Vues de francophonie, un de ses poèmes en édition bilingue (mai-juin 2020), et plusieurs proses inédites écrites en français (mai-juin 2021, sept.-oct. 2021, nov.-déc. 2021).

Le livre inédit dont sont extraits ces trois récits éveille en nous le lecteur enfant, en toute simplicité, dans une synchronicité subtile de l’auteur, de son personnage, Marc Lemonde, et du lecteur. Ainsi, l’écrivain, qui se dévoile dès le début du livre et vient le refermer à la fin – tout en se laissant interpeller à l’occasion tout au long du parcours de lecture – crée son personnage au sein de son monde d’écriture, comme un alter-égo, au point de lui confier, à cet enfant qu’il amène à la découverte des « royaumes en papier », la tâche d’illustrer lui-même le livre qu’il parcourt, de ses propres dessins… Ceci nous révèle avant tout le double talent de l’autrice : celui d’écrivaine, et d’artiste graphique. Mais ces dessins enfantins nous font aussi rentrer dans l’intimité d’une création fascinante, en tant que lecteurs du second degré – puisque le lecteur implicite, au premier degré, de ces récits est le personnage lui-même, dans la mesure où il en est en même temps l’acteur et le narrateur : c’est par ses yeux que nous lisons ses histoires.

(D.S.)

 

 

Lucia Eniu

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