Il ne se rappelait pas quand et
comment tout cela avait commencé. Pendant les premiers jours, il ne
s’était même pas rendu compte que quelque
chose venait de se passer. La chose avait fait son apparition un beau
jour, sur sa poitrine, comme une petite tache, tout d’abord, s’était
élargie, ensuite, avait pris de la consistance, ressemblant à une graine
de petits pois, pour se transformer, quelque temps après, dans une sorte
de noisette jaune moutarde qui, à son tour, avait pris la forme d’une pêche bien ronde, couleur orange. Puis, elle avait changé
l’orange en brun-roux. Et là, elle avait arrêté toute évolution. Les
médecins s’étaient succédés en vain devant sa
poitrine, en tâchant de lui offrir des explications pertinentes et en
déclamant toutes sortes de suppositions, les unes plus élucubrantes que
les autres. Aucun n’a su lui dire de quoi il s’agissait, de sorte que Sinin avait tout abandonné, essayant d’oublier son
malheur. Il n’avait plus regardé « l’horreur » dans le miroir.
C’est comme ça qu’il avait fini par l’appeler. Et il avait tâché de s’y
habituer. L’horreur lui avait, elle aussi, fiché la paix, en essayant de
ne plus se faire remarquer. Elle a gardé sa forme et sa taille. Elle
restait là, sur la poitrine, sage, discrète, muette.
Puis, un beau
matin, Sinin s’était réveillé avec une sensation
tout à fait étrange. Son épouse venait d’entrer dans la pièce.
- Bon sang !
s’était-il exclamé, en la voyant. Mais qu’est-ce que tu fais,
chérie ? Tu défiles comme ça, toute nue ? Et si quelqu’un arrive ? Le laitier
doit passer, tu sais bien, comme tous les jeudis...
- C... c... comment ?! Qu’est-ce que tu racontes ?! Mais je
suis habillée ! T’es fou, ou quoi ?!,
s’était-elle indignée. Tu dors encore ?! Qu’est-ce qui
t’arrive ?! Ton corps se remplit de toutes sortes de choses… tu
divagues… Oh, juste ciel ! s’était-elle exclamée, à son tour, en
s’enfuyant. Sinin resta bouche bée.
- Je… je… je
ne sais plus ce qui se passe avec moi, balbutia-t-il, perplexe. Et
pourtant, elle était toute nue ! Je ne suis pas fou. Je l’ai vue.
J’ai même distingué ses veines ! Q… quoi ?!, sursauta-t-il.
Quoi ?
Il se regarda dans
le miroir.
- Mon Dieu !
s’exclama-t-il, tout ébahi. L’horreur s’était ouverte. C’était un œil
immense, bleu azur ! Sinin poussa un cri
d’effroi. Il n’osa pas le toucher. Il était tellement choqué,
effrayé ! Il ne pouvait que gémir. Il se regarda à nouveau dans le
miroir. Et c’est à ce moment-là qu’il distingua… son corps transparent…
les artères, les muscles, les os, les vases de sang, tout était vivement
coloré, tellement… Sinin poussa un autre cri
d’effroi. Il tourna le dos au miroir, se regarda à nouveau, toucha son
corps. Il ne sentait rien d’étrange, tout allait bien. Alors, il referma
les yeux et se tourna doucement vers le miroir. Là, son corps était
toujours transparent. Mais ses yeux étaient fermés ! Alors… c’était
lui ! Ou elle ! L’horreur ! Cet œil maudit qui avait
envahi sa poitrine. C’était lui qui… voyait ! Il pénétrait tout,
s’insinuait, se glissait… voyait tout. Partout. Comme une machine.
Il n’osait pas le
toucher. Il avait envie de s’enfuir, d’échapper à cette horreur, de la
détruire, de… de redevenir comme avant. Il cria très fort, tomba à genoux
et resta là, sur le tapis, tout confus. Au bout de quelques minutes, il
sentit des pas, sursauta, se releva et sortit de la chambre. Sa femme
venait de sortir. Et lui, que faire ? L’horreur était toujours là,
il la sentait. Aucun médecin n’avait imaginé qu’il aurait pu s’agir d’un
œil. Un guérisseur, peut-être? Quelqu’un de fameux
? Qui s’y connaisse ? Non, personne au monde ne pouvait imaginer une
telle créature ! Un œil sur une poitrine. Qui perçait tout. Qui
voyait à travers la petite table, distinguait les tissus végétaux du
bois, les parois lignifiées transversales, radiales, les vases… Il voyait
tous les objets d’une autre manière, en profondeur. Il tâcha de se
calmer, s’assit dans un fauteuil et y resta quelque temps, perdu dans ses
pensées. Puis, quand il se rassura un peu, il prit la décision de ne rien
dire à personne. Personne ne pouvait l’aider. Alors, à quoi bon ?
Non, il ne fera rien. Il attendra. Un matin, peut-être... tout sera à
nouveau comme avant. L’horreur disparaîtra. Un mauvais rêve, voilà ce
qu’il en pensera. Qu’il est bon d’être normal !
soupira-t-il. Il se regarda encore une fois dans le miroir. L’œil était
toujours là. Il semblait lui sourire. Mon Dieu !,
s’exclama Sinin ! Je suis tellement
étrange avec tous ces organes devant moi ! Les poumons, le foie, la
rate, les globes oculaires, la mâchoire… Horrible ! se dit-il. Et là, sur
le cerveau, vers le front… il y avait quelque chose… un tissu étrange,
une petite sphère couverte d’un voile bleu… Il pénétra au-delà du voile,
en profondeur. Des cortèges de sensations vinrent à sa rencontre, toutes
sortes de désirs, peurs, douleurs, émotions intenses, souffrances, paix,
inquiétudes, amour, empathie, haine, joies…Oh, là, là!,
chuchota Sinin. Mais c’est mon âme ! Mon
âme !
Il sortit, ensuite,
dans la rue. Autour de lui, dans l’immensité de réseaux de toutes sortes,
parmi les corps et les objets transparents, il réussit à distinguer
d’autres âmes, les unes plus bleues que les autres, mais aussi des âmes
noircies, vidées de toute émotion et froides comme une cave endormie sous
le poids du temps. Il erra pendant des heures au hasard, puis, vers le
soir, il s’arrêta au bord de la rivière. Il était fatigué. Il s’assit sur
l’herbe, elle était tellement soyeuse ! Il la distinguait comme une
sorte de filet à petites mailles, une dentellerie géante peinte en
nuances de jaune, vert et bleu. Ci et là, dans la mer de mailles
nuancées, de petits cercles ressemblant à des têtes humaines poussaient,
les bouches souriantes et les yeux grands ouverts. C’était donc comme ça
que les brins d’herbe se révélaient (apparaissaient) devant ce monstre
qui avait conquis sa poitrine ! Des brins d’herbe souriants. Il
afficha, à son tour, un sourire amer. Il se sentait fatigué, tellement
fatigué ! Tout ce qu’il voulait c’était s’asseoir quelque part dans
le noir, sans rien entendre, sans rien voir, dans une douce léthargie.
Mais le grand œil n’avait pas du tout l’air d’avoir cessé d’explorer le
monde. Il n’épargna rien. Les fleurs, les arbres du parc, le ciel, les
insectes, l’air, tout changeait sous ses regards avides, le monde
devenait un royaume fabuleux, un entrelacement de cercles, de lignes
droites, arquées et d’autres formes en nuances vives, pâles, stridentes. Sinin sentit une larme sur son visage. Il la prit sur
son pouce, la regarda de son grand œil. Elle était pareille
à une sphère à l’intérieur de laquelle des oiseaux minuscules flottaient
à l’infini. Est-ce qu’il rêvait ?
Au bout de quelque
temps, il se releva, marcha le long du bord, toujours plus près de la
rivière. Il suivit du regard le mouvement de l’eau, elle aussi
métamorphosée, transparente, s’abandonnant aux désirs dévorants du grand
œil. Sinin y perçut (décela) une multitude de
créatures minuscules, tout un microcosme vivant qui grouillait. Un
frisson le saisit, incontrôlable. Il se rapprocha le plus près possible
du bord de la rivière, regarda une dernière fois en arrière, sourit
tristement, la vie avait son charme, malgré tout. Il se réjouit d’avoir
eu la chance de venir au monde et d’y vivre pour un (certain) temps.
Puis, il ouvrit ses bras et s’abandonna au gré de l’air. Il tomba dans
l’eau comme une pierre, produisant autour de son corps un faisceau
d’ondes. Il sentit son corps léger, de plus en plus léger, connut,
ensuite, une sensation extraordinaire de bien-être et, imperceptiblement,
perdit connaissance. Son corps commença à s’amincir et quand, enfin, Sinin eut touché le fond de l’eau, il avait presque
la taille d’un nouveau-né. Le grand œil bleu clignota pendant quelques
secondes, puis s’éteignit. Là, vers le front, tout en profondeur, une
sphère couverte d’un voile bleu se mit à éclater. Peu de temps après, un
oiseau bleu surgit des profondeurs de l’eau, s’attarda quelques instants
sur sa surface, battit des ailes et s’envola au ciel.
©Lucia Eniu
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