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Archives : Vue de Francophonie

 

Novembre-décembre 2021

 

 

 

Le Troisième Œil.

 

Nouvelle de Lucia Eniu

 

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Jeanne Gerval Arouff, En quête de lumière (bois gravé, 2000)

 

Il ne se rappelait pas quand et comment tout cela avait commencé. Pendant les premiers jours, il ne s’était même pas rendu compte que quelque chose venait de se passer. La chose avait fait son apparition un beau jour, sur sa poitrine, comme une petite tache, tout d’abord, s’était élargie, ensuite, avait pris de la consistance, ressemblant à une graine de petits pois, pour se transformer, quelque temps après, dans une sorte de noisette jaune moutarde qui, à son tour, avait pris la forme d’une pêche bien ronde, couleur orange. Puis, elle avait changé l’orange en brun-roux. Et là, elle avait arrêté toute évolution. Les médecins s’étaient succédés en vain devant sa poitrine, en tâchant de lui offrir des explications pertinentes et en déclamant toutes sortes de suppositions, les unes plus élucubrantes que les autres. Aucun n’a su lui dire de quoi il s’agissait, de sorte que Sinin avait tout abandonné, essayant d’oublier son malheur. Il n’avait plus regardé « l’horreur » dans le miroir. C’est comme ça qu’il avait fini par l’appeler. Et il avait tâché de s’y habituer. L’horreur lui avait, elle aussi, fiché la paix, en essayant de ne plus se faire remarquer. Elle a gardé sa forme et sa taille. Elle restait là, sur la poitrine, sage, discrète, muette.

Puis, un beau matin, Sinin s’était réveillé avec une sensation tout à fait étrange. Son épouse venait d’entrer dans la pièce.

- Bon sang ! s’était-il exclamé, en la voyant. Mais qu’est-ce que tu fais, chérie ? Tu défiles comme ça, toute nue ?  Et si quelqu’un arrive ? Le laitier doit passer, tu sais bien, comme tous les jeudis...

- C... c... comment ?!  Qu’est-ce que tu racontes ?! Mais je suis habillée ! T’es fou, ou quoi ?!, s’était-elle indignée. Tu dors encore ?! Qu’est-ce qui t’arrive ?! Ton corps se remplit de toutes sortes de choses… tu divagues… Oh, juste ciel ! s’était-elle exclamée, à son tour, en s’enfuyant. Sinin resta bouche bée.

- Je… je… je ne sais plus ce qui se passe avec moi, balbutia-t-il, perplexe. Et pourtant, elle était toute nue ! Je ne suis pas fou. Je l’ai vue. J’ai même distingué ses veines ! Q… quoi ?!, sursauta-t-il. Quoi ?

Il se regarda dans le miroir.

- Mon Dieu ! s’exclama-t-il, tout ébahi. L’horreur s’était ouverte. C’était un œil immense, bleu azur ! Sinin poussa un cri d’effroi. Il n’osa pas le toucher. Il était tellement choqué, effrayé ! Il ne pouvait que gémir. Il se regarda à nouveau dans le miroir. Et c’est à ce moment-là qu’il distingua… son corps transparent… les artères, les muscles, les os, les vases de sang, tout était vivement coloré, tellement… Sinin poussa un autre cri d’effroi. Il tourna le dos au miroir, se regarda à nouveau, toucha son corps. Il ne sentait rien d’étrange, tout allait bien. Alors, il referma les yeux et se tourna doucement vers le miroir. Là, son corps était toujours transparent. Mais ses yeux étaient fermés ! Alors… c’était lui ! Ou elle ! L’horreur ! Cet œil maudit qui avait envahi sa poitrine. C’était lui qui… voyait ! Il pénétrait tout, s’insinuait, se glissait… voyait tout. Partout. Comme une machine.

Il n’osait pas le toucher. Il avait envie de s’enfuir, d’échapper à cette horreur, de la détruire, de… de redevenir comme avant. Il cria très fort, tomba à genoux et resta là, sur le tapis, tout confus. Au bout de quelques minutes, il sentit des pas, sursauta, se releva et sortit de la chambre. Sa femme venait de sortir. Et lui, que faire ? L’horreur était toujours là, il la sentait. Aucun médecin n’avait imaginé qu’il aurait pu s’agir d’un œil. Un guérisseur, peut-être? Quelqu’un de fameux ? Qui s’y connaisse ? Non, personne au monde ne pouvait imaginer une telle créature ! Un œil sur une poitrine. Qui perçait tout. Qui voyait à travers la petite table, distinguait les tissus végétaux du bois, les parois lignifiées transversales, radiales, les vases… Il voyait tous les objets d’une autre manière, en profondeur. Il tâcha de se calmer, s’assit dans un fauteuil et y resta quelque temps, perdu dans ses pensées. Puis, quand il se rassura un peu, il prit la décision de ne rien dire à personne. Personne ne pouvait l’aider. Alors, à quoi bon ? Non, il ne fera rien. Il attendra. Un matin, peut-être... tout sera à nouveau comme avant. L’horreur disparaîtra. Un mauvais rêve, voilà ce qu’il en pensera. Qu’il est bon d’être normal ! soupira-t-il. Il se regarda encore une fois dans le miroir. L’œil était toujours là. Il semblait lui sourire. Mon Dieu !, s’exclama Sinin ! Je suis tellement étrange avec tous ces organes devant moi ! Les poumons, le foie, la rate, les globes oculaires, la mâchoire… Horrible ! se dit-il. Et là, sur le cerveau, vers le front… il y avait quelque chose… un tissu étrange, une petite sphère couverte d’un voile bleu… Il pénétra au-delà du voile, en profondeur. Des cortèges de sensations vinrent à sa rencontre, toutes sortes de désirs, peurs, douleurs, émotions intenses, souffrances, paix, inquiétudes, amour, empathie, haine, joies…Oh, là, là!, chuchota Sinin. Mais c’est mon âme ! Mon âme !

Il sortit, ensuite, dans la rue. Autour de lui, dans l’immensité de réseaux de toutes sortes, parmi les corps et les objets transparents, il réussit à distinguer d’autres âmes, les unes plus bleues que les autres, mais aussi des âmes noircies, vidées de toute émotion et froides comme une cave endormie sous le poids du temps. Il erra pendant des heures au hasard, puis, vers le soir, il s’arrêta au bord de la rivière. Il était fatigué. Il s’assit sur l’herbe, elle était tellement soyeuse ! Il la distinguait comme une sorte de filet à petites mailles, une dentellerie géante peinte en nuances de jaune, vert et bleu. Ci et là, dans la mer de mailles nuancées, de petits cercles ressemblant à des têtes humaines poussaient, les bouches souriantes et les yeux grands ouverts. C’était donc comme ça que les brins d’herbe se révélaient (apparaissaient) devant ce monstre qui avait conquis sa poitrine ! Des brins d’herbe souriants. Il afficha, à son tour, un sourire amer. Il se sentait fatigué, tellement fatigué ! Tout ce qu’il voulait c’était s’asseoir quelque part dans le noir, sans rien entendre, sans rien voir, dans une douce léthargie. Mais le grand œil n’avait pas du tout l’air d’avoir cessé d’explorer le monde. Il n’épargna rien. Les fleurs, les arbres du parc, le ciel, les insectes, l’air, tout changeait sous ses regards avides, le monde devenait un royaume fabuleux, un entrelacement de cercles, de lignes droites, arquées et d’autres formes en nuances vives, pâles, stridentes. Sinin sentit une larme sur son visage. Il la prit sur son pouce, la regarda de son grand œil. Elle était pareille à une sphère à l’intérieur de laquelle des oiseaux minuscules flottaient à l’infini. Est-ce qu’il rêvait ?

Au bout de quelque temps, il se releva, marcha le long du bord, toujours plus près de la rivière. Il suivit du regard le mouvement de l’eau, elle aussi métamorphosée, transparente, s’abandonnant aux désirs dévorants du grand œil. Sinin y perçut (décela) une multitude de créatures minuscules, tout un microcosme vivant qui grouillait. Un frisson le saisit, incontrôlable. Il se rapprocha le plus près possible du bord de la rivière, regarda une dernière fois en arrière, sourit tristement, la vie avait son charme, malgré tout. Il se réjouit d’avoir eu la chance de venir au monde et d’y vivre pour un (certain) temps. Puis, il ouvrit ses bras et s’abandonna au gré de l’air. Il tomba dans l’eau comme une pierre, produisant autour de son corps un faisceau d’ondes. Il sentit son corps léger, de plus en plus léger, connut, ensuite, une sensation extraordinaire de bien-être et, imperceptiblement, perdit connaissance. Son corps commença à s’amincir et quand, enfin, Sinin eut touché le fond de l’eau, il avait presque la taille d’un nouveau-né. Le grand œil bleu clignota pendant quelques secondes, puis s’éteignit. Là, vers le front, tout en profondeur, une sphère couverte d’un voile bleu se mit à éclater. Peu de temps après, un oiseau bleu surgit des profondeurs de l’eau, s’attarda quelques instants sur sa surface, battit des ailes et s’envola au ciel.

 

©Lucia Eniu

 

Écrivaine francophone, Lucia Eniu vit et travaille en Roumanie. Elle est professeur de français-italien et docteur ès lettres, avec une thèse dont elle a publié des extraits dans des revues à l'étranger, portant sur l’œuvre de Michel Tournier.

Elle écrit des poésies et de la prose en roumain et en français. Nous l’avons accueillie à cette même rubrique (aux numéros de mai-juin 2020, de mai-juin 2021 et de septembre-octobre 2021). Avec cette nouvelle prose inédite, écrite en français, elle explore le fantastique, source de symboles existentiels...

 

 

Lucia Eniu

Vue de Francophonie, novembre-décembre 2021

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