Le goût du jeu
Accroupie dans le vieux fauteuil râpé, tremblant
de froid et d’inquiétude, Elle perçait de ses yeux cernés la feuille
remplie de signes noirs. Ses signes. Ses mots. Son écriture. D’un geste
furieux, incontrôlable, un peu ridicule et tragique, quand même, Elle
rompit la feuille en petits morceaux, les jeta et les regarda s’envoler
dans l’air crémeux de sa chambre n° 5, 1er étage, pension de Mme Gênier, 15, rue de la Paix, Paris. Quelques secondes
plus tard, Elle laissa tomber son regard sur le lit en désordre, lieu
commun de tous ses rêves et de toutes ses folies, de tous ses fantasmes
et de tous ses désespoirs. Elle fit ce qu’Elle faisait chaque jour,
presque à la même heure, après la lecture de la feuille écrite pendant la
nuit. Mais, cette fois-ci, ses larmes furent moins piquantes que l’autre
jour, signe que l’habitude et la monotonie y étaient déjà chez elles.
Cette écriture nocturne, si envoûtante et
incitante, s’était emparée de son corps nu perdu dans l’immensité du lit,
la nuit, de son esprit perçant et de ses rêves les plus intimes et avait
envahi les couches les plus profondes de sa conscience. C’était son
orgasme spirituel, c’était le nec plus ultra de son existence, c’était,
pourquoi pas, sa raison d’être là, vivante et malheureuse, couchée dans
son fauteuil style obscur, cachée dans la chambre banale d’une pension
modeste.
Lorsque, le 10 octobre 1997, Elle avait sonné à
la porte de Mme Gênier, celle-ci (une dame en
négligé noir à petites fleurs violettes, boucles d’or fausses et regard
voilé) l’avait reçue dans son bureau carré et impersonnel, où les
questions courtes et sèches, précises et indiscrètes avaient fini par ressembler
aux bombardements des Alliés.
« Ah bon, une femme écrivain, donc ; ça va pour
le paysage de ma pension. Au deuxième, c’est M. Label, artiste
plastique d’origine assez obscure (voix basse, le même regard voilé). Au
premier, à droite, Mlle Couchetard, artiste chanteuse, talent douteux et
fesses révolutionnaires (toujours la même voix basse, le même regard
voilé, plus un sourire énigmatique). Et, enfin, au troisième, le cher M. Criard, mime célèbre, musclé et charmant (plus
de voix basse, plus de regard voilé, rien que des battements de cils. Et
de cœur). Voilà. Avec vous, le tableau est complet. Une pension
créatrice. »
« Hélas ! Une oasis de « spiritualité »,
quoi ! Et vous, en guise de « Mécène boucles d’or », avait-Elle
pensé, un peu désespérée et malheureuse, à la vue des murs artistiquement
rongés de moisissure. Sa voie ascensionnelle (quels mots ! c’était sa
spécialité, d’ailleurs, les grands mots !) ne s’avérait pas très lisse et
droite. Ce « parcours dédaléen » (encore un de ses grands mots !),
tous ses doutes, son manque de confiance, sa peur d’échouer, de ne pas
plaire aux autres, sa manière d’être compliquée, absurde,
parfois, sa méchanceté envers elle-même, tout cela l’empêchait d’avancer.
Ses petits pas tordus, apeurés et chaotiques se retiraient devant son
attitude meurtrière. Tout comme les vagues…
***
« Le pont de pierre s’est écroulé,
L’eau est venue et l’a emporté.
On va en faire un autre, sur-le-champ,
Bien plus beau et plus grand, mes
enfants… »
J’ai toujours aimé le jeu. Le jeu à cache-cache,
aux échecs ou à la marelle, n’importe. J’ai tellement aimé le jeu, simple
ou complexe, à paroles magiques, tout à fait exquises, à refrains
fantasques, le jeu qui vous entraîne et qui vous fascine, qui vous rend
fou de joie ou qui vous fait pleurer, le jeu qui vous laisse tout épuisé,
mais content, je l’ai tellement aimé, le jeu, que, même aujourd’hui, à
mon âge, j’y pense avec nostalgie et regret. Et c’est avec un immense
plaisir que je me rappelle ce refrain que, dans mon enfance, je chantais
avec mes compagnons de jeu, heureux et insouciants, ignorant qu’à un
certain âge, tous seuls en proie à la vie, devant le chemin sans retour,
le jeu connaîtra de multiples facettes, le jeu deviendra sérieux, parfois
tragique, le jeu nous rendra malheureux et tuera sans remords. Et que les
ponts ne pourront pas être refaits à l’infini.
Enfants d’une petite éternité, on joue tous le
jeu de la vie, chacun à sa manière, malheureux devant ses règles strictes, contents de
pouvoir gagner, parfois, et de connaître, au moins, un instant de
bonheur.
Dans cette vie qui est la mienne, intimement
liée au jeu, chaque jour et n’importe où, j’ai joué à ma manière, intensément et avec ardeur,
toujours prête à tout reprendre à zéro…
Fin. L’écriture s’arrêtait tout court, invitant
à une reprise perdue à jamais dans la nuit qui venait de s’achever. Elle
hésita. C’était la première fois qu’Elle hésitait et ses mains sur la feuille
tremblaient d’émotion et d’inquiétude. Ces lignes l’avaient fascinée.
Mots simples, phrases banales, trop lourdes, trop longues, un brin de
philosophie ordinaire. Et pourtant…
Elle reprit la lecture. L’autre soir, avant
d’éteindre la veilleuse, Elle avait consciencieusement rangé les feuilles
et le stylo-bille à côté du réveil et du verre d’eau. Et Elle avait pensé
au jeu. Tout court. Et voilà que la nuit, à demi endormie, les yeux
presque fermés, Elle avait écrit ces lignes gauchères, à peine lisibles. C’était
un début. Son début. Elle, la femme-écrivain, qui n’avait jamais rien
publié, qui avait toujours rêvé d’une œuvre faramineuse, qui puisse
toucher les esprits les plus exigeants, Elle, qui avait constamment
détruit ses pages mystérieusement écrites pendant la nuit, dictées par un
dieu païen de l’inspiration, vêtues de doute et de désespoir, Elle, la
mystérieuse locataire de la chambre no. 5 dont personne, ni même Mme Gênier, ne savait rien de précis, Elle, la
malheureuse justicière de ses rêves dévoilés, Elle sourit, pour la première fois, devant cette fenêtre
endormie, devant ce ciel pur de printemps parisien, impersonnel, mais,
tout de même, bien sympathique.
***
Une volée de papillons blancs. Voilà ce que Mme Gênier vit, lorsqu’elle ouvrit la porte de la chambre
no.5. C’était un de ces matins de mai, fabuleux, noyés de lumière et d’espoir. Les arbres
s’étaient revêtus de fleurs et le soleil faisait si bien son travail, que
la ville ressemblait à un océan doré. Un vent chaud soufflait qui
emportait tout : fleurs, odeurs, rumeurs, pensées, beaucoup de poussière et… des papillons.
Mme Gênier poussa un
cri aigu à la vue du corps inerte couché sur le lit en désordre.
Mademoiselle admirait en silence le plafond d’où tombaient les derniers
papillons (en papier…, balbutia Mme Gênier).
Les bras ouverts, Elle semblait embrasser l’univers entier, y compris la
pauvre Mme Gênier, qui se rendit compte, tout à
coup, que « Mademoiselle était morte, Monsieur, elle était morte ! »
Après son deuxième cri, cette fois-ci trѐs
personnel et trop aigu, elle ferma la fenêtre et fit une petite
inspection de routine dans la chambre. Sur la petite table de nuit, une
bouteille d’eau minérale trônait, à côté d’un verre vide et de quelques
médicaments, d’un stylo-bille et d’un dossier sur lequel elle vit une
feuille écrite. Rien que des signes, plus ou moins illisibles. La même
écriture étrange gisait partout dans la chambre : sur le plancher, sur le
lit et sur les autres meubles, signe que le courant d’air avait bien fait
son métier. Mme Gênier prit quelques papillons
dans ses mains, tâchant de les déchiffrer. Des bouts de mots à lettres
difformes, presque illisibles, au moins pour elle, des points de
suspension, des signes de question…c’était trop pour la pauvre Mme Gênier. Ici un « ille », là, un « on »
ou un « ant » solitaire…Il y avait aussi,
remarqua-t-elle, des phrases, mais elle n’y comprit rien. Dans les
tiroirs de la table de chevet, d’autres feuilles et la même écriture
désordonnée. Des centaines de feuilles et Mme Gênier
au milieu de tout cela, regardant, tour à tour, sidérée et bien confuse,
le corps sans paroles et les paroles sans corps…
***
Quelques mois plus tard, à l’aimable suggestion
de Mme Gênier, M. Ledoux, éditeur et écrivain
consacré, réussit à déchiffrer les manuscrits émiettés de Mademoiselle
et, trouvant que son écriture « tout à fait magnifique » apportait un
je-ne-sais-quoi de nouveau et d’insolite sur le marché littéraire, décida
de les publier sous le nom d’Ella Mystère. Quant au droit d’auteur, il
revint, tout entier, à Mme Gênier, qui devint
une véritable Mme de Rambouillet moderne.
« Le goût du jeu » eut un succès énorme. On
parla bien longtemps de la géniale Mlle Mystère et il y eut même des
critiques qui pensèrent à un autre Émile Ajar,
féminin, cette fois-ci.
©Lucia Eniu
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Lumia
Le soir étendait ses franges gris-noir dans le ciel
crépusculaire. Un vent léger apportait une odeur de mousse et de
champignon. La forêt qui étalait ses grands bouleaux jusqu’au pied de la
montagne invitait à la flânerie. Mais, ce soir-là, las de tout désir, en
proie à cette solitude vorace qui habitait ses pensées et détruisait
systématiquement ses petits bonheurs, il fit semblant de ne rien sentir,
voir, entendre, comprendre. Il tourna le dos, non sans regret, à cette
chère forêt qui avait toujours été son refuge, sa caresse, son amie la
plus intime et il choisit de se retirer dans sa chambre, dans cette
maison qui était devenue, d’une certaine manière, son tombeau. Et
pourtant, c’était la maison de son enfance. Ses yeux, habitués, à l’heure
du coucher du soleil, à son clair-obscur fascinant, y redécouvraient,
pêle-mêle, des espaces familiers, la tache bien connue sur la petite
table ronde sculptée que sa mère avait tellement aimée, les égratignures
dans la balustrade en bois, anciens signes des jeux un peu fous qu’il
inventait avec Fabien, son frère jumeau, les…
La sonnerie du téléphone réussit à détruire
cette petite joie qui s’était emparée de son esprit fragile.
- Allô ! fit-il, visiblement contrarié de cette
interruption inattendue.
Une voix impersonnelle, enrouée lui annonça, sur
un ton sec, implacable, que, malheureusement, Monsieur Larbreau, votre manuscrit n’a pas réussi à retenir
l’attention de nos rédacteurs qui regrettent… mais… on apprécie… vous
êtes, sans doute, un… votre fidélité… on est touchés par… on est sûrs
que… on attend de vous… peut-être avec un petit… qui sait… un beau jour…
vous pouvez compter sur… et notre gratitude… une bonne soirée et…
Il raccrocha vite, en proie à une terrible crise
de nerfs. Ce dernier roman, il l’avait tellement ciselé ! Il l’avait relu
mille fois, y avait travaillé dur chaque phrase, chaque expression… ses
personnages, il les avait empreints de sa voix intérieure, de ses peurs
et de ses illusions, de ses désirs les plus profonds, de ses goûts
raffinés, de son esprit éclectique et de son humour et, d’un seul coup,
une voix brutale y faisait irruption, déchirait ses illusions, égorgeait
sa confiance, coupait tous ses ponts…
Dehors, la nuit faisait la fête. Une lune
gigantesque s’était installée dans le peuplier argenté dont la couronne
généreuse trônait devant la vieille terrasse donnant vers la cour
intérieure. Et, dans l’air pur de cette fin d’été, le cri d’un oiseau
solitaire coupa le silence de l’ancienne maison.
- 1 -
L’escalier grinça. Une porte se referma avec
bruit. Un courant d’air. Un soupir et…un petit visage souriant. Une sorte
de carte de la gaîté enfantine sur laquelle on avait dessiné une bouche
assez grande, un nez aquilin et deux yeux d’écureuil. Un autre soupir, plus proche de son
oreille droite, un petit rire cristallin et… Mais, écoute, enfin, ce
n’est pas la fin du monde !
- Pardon ? s’est-il exclamé, en sursautant. La
veilleuse renversée, les feuilles d’un manuscrit parsemées partout dans
la grande chambre, une forte odeur de verveine et… dans le fauteuil,
devant la fenêtre ouverte, toute souriante, la même mine radieuse. Et la
même voix.
- Est-ce un rictus génétique ?
- Pardon ? a-t-il balbutié, à nouveau. Pardon ?
a-t-il répété, soupirant, comme une litanie.
- Pardon, pardon, pardon, a-t-elle repris, sur
le même ton, et cette imitation, loin de lui sembler grossière et
malveillante, le fit sourire.
- Et voilà ! fit-elle, en battant de ses petites
mains qu’il trouva drôlement blanches. Et ben, voilà. Tu souris, enfin,
Dieu merci ! cria la petite voix. Je reprends, donc. Est-ce un rictus
génétique, ce clin d’œil ? Ton père l’affichait, lui aussi, n’en parlons
plus de ton frère jumeau. Il paraît que ça se transmet par voie
paternelle, c’est-à-dire de père en jumeaux.
- Com…comment ? Tu les as connus, mon père et
mon frère ? balbutia-t-il, à nouveau.
- Personnellement ? Non. Mais j’ai entendu
parler de ta famille.
- On… se connaît ?
- Moi, oui, vous, non. Mais on peut faire
connaissance. Moi, je suis Lumia. Lumia tout court.
- Gérard Larbreau.
Enchanté.
- Et ben, voilà, dit Lumia. Vous êtes enchanté
de connaître quelqu’un. J’avoue, c’est un pas important.
- Vers quoi ? demanda Gérard, bien surpris.
- Vers… un état d’esprit plus sain ? demanda
Lumia.
- Ah, bon ! s’exclama Gérard. J’ai compris. On
vous a envoyé de l’hôpital ! Ils ne veulent pas me foutre la paix,
ceux-là. Et pourtant, je ne suis pas malade, on l’a déjà constaté, mon
état psychique…
- Blablabla ! fit Lumia, d’un ton moqueur.
- Blablabla ?! s’exclama Gérard, contrarié.
- Oui, blablabla. C’est-dire que vous divaguez.
Je ne travaille pas à l’hôpital. Vous n’êtes pas fou. On ne vous
surveille pas. Content ? fit-elle, en mordant, de ses dents fines, une
pomme verte. Tenez, vous en voulez ?
- Non, merci, dit Gérard, tout confus. Alors,
c’est l’agence, n’est-ce pas ? La Maison d’édition. Pour mon
manuscrit…
- 2 -
- Si vous voulez. Ça va, pour moi.
- Et… que… vous y êtes pour…
- Mais pour vous aider, mon ami. Voyons, ce
roman historique. Pensez-vous que…
La conversation prit un autre cours. Les phrases
devinrent plus longues, plus entraînantes, les remarques, plus raffinées.
Dans la nuit encore chaude, il y eut des rires, des larmes aux yeux, des
soupirs.
***
Gérard se leva assez tard, vers les 10 heures du
matin. Dehors, le soleil battait déjà son plein. Il sursauta. Lumia ? Où
était-elle ? Il sortit dans le grand hall, la chercha. Descendit en
courant les escaliers. Entra dans la cuisine. La chercha partout. Mais où
s’était-elle cachée, cette petite demoiselle ? Il l’attendit toute la matinée. Vers
l’après-midi, il se mit à travailler. Il relut le manuscrit de son
dernier roman, y fit des corrections, il remplaça, récrit, retoucha,
comme un sculpteur mécontent de son œuvre. Le roman changeait sous ses
yeux émerveillés. Il le regardait, maintenant, d’un œil plus critique, y
découvrait des anachronismes, des tournures superficielles, tamisait les
mots, reconstruisait chaque ligne, refaisait chaque image, chaque
personnage. Il redevenait, petit à petit, l’écrivain de jadis, celui qui,
avant la terrible tragédie dans laquelle il avait perdu, non seulement
ses parents, mais aussi son frère jumeau, avait la force de recourir à l’auto-ironie,
de se réinventer, chaque fois qu’il le fallait.
Il attendit toute la journée que Lumia revienne,
mais la fille ne fit plus son apparition. Après une petite promenade aux
environs, Gérard passa la soirée en compagnie de ses souvenirs. À dix
heures trente, il se mit au lit. Dehors, la pluie avait commencé. De
lourds nuages noirs l’avaient, d’ailleurs, annoncée, dès l’après-midi.
Gérard n’aimait pas l’orage avec son cortège de coups de tonnerres et
d’éclairs. Le sommeil, dans ce cas, était la meilleure alternative. Il
mit, pourtant, du temps à s’endormir. Ce n’est qu’un peu avant le minuit
qu’il se mit à ronfler ou, pour mieux dire, à ronronner comme un matou.
***
Dehors, l’orage avait cessé, mais le vent
n’avait pas réussi à chasser complètement les nuages. Le décor, avec les
quelques étoiles que l’on pouvait apercevoir parsemées ci et là, était
étrange. Gérard entendit la porte. Lumia approcha doucement, lui prit la
main.
- 3 -
- Mon cher ami ! soupira-t-elle.
- Lumia ! s’exclama Gérard à travers ses
ronronnements.
Il lui raconta sa journée, lui montra le
manuscrit refait, lui parla de ses projets. Il allait écrire un roman
autobiographique, l’histoire de sa famille, ranimer ce jadis qui avait eu
la couleur du bonheur, avec le visage délicat de sa mère, le rire robuste
de son père, les yeux clairs de son frère jumeau, sa joie, la joie d’un
enfant un peu gâté, qui avait toujours eu un miroir devant ses yeux, son
double, son miracle. Il allait refaire le film catastrophique de ce
matin-là, un matin d’octobre froid, la voiture roulant à grande vitesse,
le brouillard, l’impact, le noir, le froid et lui, le petit Gérard, dans
un décor blanc, le va-et-vient des visages inquiets, la douleur physique,
les cauchemars, puis, enfin, un jour, la vérité toute nue, odieuse comme
une Gorgone. Elle l’avait pétri. Au fil des années, tout s’était estompé,
les choses avaient commencé à reprendre consistance et couleur, mais la
douleur, elle, s’était enfermée dans les entrailles de son âme. Et là,
elle ne cessait de ronger.
- Et l’autre roman, celui que tu as repris…
- Je l’ai fini ! Je vais le renvoyer. Et
j’espère que, cette fois-ci, ça ira.
- Mais je vous aime, mon petit Gérard !
s’écria-t-elle, en prenant dans ses bras fragiles ce colosse brun qui
s’appelait Gérard et qui ronronnait de plus belle.
Et ils se mirent à danser en rythme de valse,
un, deux, trois, un, deux, trois, dans la nuit silencieuse. Leurs voix
joyeuses traversèrent la pelouse, se levèrent dans l’air frais et
s’envolèrent vers la grande forêt de bouleaux. Dans la chambre solitaire,
le ronronnement faisait des ravages.
***
Lumia revint chaque nuit, toujours souriante et
ludique. L’été s’en alla un lundi matin, lorsque le froid, le vent et la
pluie mirent fin aux flâneries. Il laissa le pays en proie à la
désolation, à la décrépitude et à la rouille. L’automne transforma la
forêt en candélabres pompeux et revêtit les alentours de tapisseries
joyeuses en nuances de rouge et de jaune. Gérard avait beaucoup changé.
Cette amitié, un peu étrange, quand même, l’avait beaucoup influencé.
Malgré l’atmosphère morose qui gagnait du terrain, il était plein de
joie. Il avait réussi à entrer sur le marché littéraire avec son roman
historique, très favorablement reçu par la critique. Il avait esquissé
son roman autobiographique, le travail était dur, les souvenirs faisaient
irruption sur-le-champ, puis s’en allaient, revenaient, pour retomber
dans l’oubli. Mais Gérard était optimiste. Il sentait, plus que jamais,
une force nouvelle qui s’insinuait, ensorcelante, dans les couches les
plus profondes de son être. Et Lumia y était pour tout. Gérard se rendit
compte qu’il aimait cette fille mignonne qui le faisait rire, le
nourrissait avec sa joie et son courage de vivre pleinement. Oui,
d’accord, son étrangeté était, elle aussi, exemplaire.
- 4 -
La nuit, elle était là, à côté de lui, caressait
son orgueil, jouait à cache-cache avec ses remarques, couronnait ses exploits.
À l’aube, il se retrouvait tout seul dans son grand lit, comme un amant
abandonné. Il ne réussissait jamais à s’éveiller au moment du départ de
Lumia. Des sentiments contradictoires habitaient son âme : il y avait,
d’une part, ce sentiment de désolation lorsqu’il remarquait son absence ;
d’autre part, il admirait le penchant de Lumia pour le jeu, pour le
burlesque et pour l’étrange et l’exquis. L’arrivée de la nuit rimait avec
l’ensorcellement. Un monde féerique naissait, s’épanouissant, explosant
en microcosmes ludiques. La journée y empruntait un peu de tout cet éclat
nocturne, car Gérard, qui travaillait dur jusqu’à cinq heures de
l’après-midi, s’arrêtait, parfois, au milieu d’une phrase, mais oui, elle
avait raison, cette drôle de Lumia, souriait de toutes ses dents,
soupirait et reprenait le travail.
- Pourquoi pars-tu à l’aube ? Ou bien, pendant
la nuit, quand je m’endors ?
- Sois sage, mon petit Gérard, lui
répondait-elle invariablement et cette réponse, répétée à l’infini, avait
gagné le statut d’un refrain d’enfance. « Sois sage, mon petit
Gérard » avait pris place, à côté de « Fais dodo, Colas, mon petit
frère » et de « Maman, les petits bateaux », dans son imaginaire
enfantin. Parfois, Gérard se sentait lui-même comme un petit Poucet ou un
Jacques grimpant vers un monde inconnu, mais incitant.
- Sois sage, mon petit Gérard, lui
chuchota-t-elle à l’oreille au petit matin d’une journée d’hiver. Car
l’hiver avait suivi au long automne pluvieux et il neigeait à petits
flocons joyeux.
Gérard avait entendu le chuchotement, avait
senti le frôlement de ses vêtements. Il a ouvert les yeux, a enlevé la
grande couverture chaleureuse et, tout tremblant dans son pyjama, il l’a
poursuivie. Mais, devant la maison, il n’a rien vu. Sur la surface
étincelante de la neige, il n’y avait aucune trace.
- J’ai rêvé, a-t-il chuchoté, à son tour. Et,
tremblant de plus belle, il est vite retourné dans son lit.
- J’ai rêvé, a-t-il répété. Oui, le chuchotement
fait partie du rêve. Elle a dû partir plus tôt, sans doute. Mais elle
reviendra cette nuit, se rassura-t-il, avant de
s’endormir à nouveau.
***
L’hiver a eu son moment de gloire. Il a beaucoup
neigé et les flocons de neige et les mots que Gérard a choisis pour
ressusciter ses souvenirs se sont répandus sur le seuil de la porte, dans
le jardin désert, sur les collines, dans le bois de bouleaux. Gérard a
fini son roman autobiographique qu’il a appelé Fage, tout court. Il a reconstruit le passé, comme un petit
enfant émerveillé devant un puzzle gigantesque et dédaléen. Mais il y a
mis aussi une partie de sa souffrance qu’il a extraite de son âme à la
manière d’une araignée qui fait naître d’elle-même son fil merveilleux.
Sa toile, il l’offrira aux lecteurs, non pas pour les tuer, mais pour les
ensorceler, dans le bon sens du mot.
- 5 -
Lumia a continué son périple nocturne. Elle a
écouté sagement la lecture de Fage, tout court. Puis, lorsque Gérard
s’est tu, elle a soupiré et éclaté en sanglots.
- Lumia, voyons, donc ! a-t-il balbutié.
- Qu’il est beau ! a-t-elle dit, en souriant
derrière le rideau larmoyant. C’est comme un fruit doré. Le fruit de ton
âme. Et de tes souvenirs.
- C’est aussi ton fruit, lui a répondu Gérard,
tout ému. Tu m’as beaucoup aidé, tu sais, a-t-il ajouté.
Lumia a souri à nouveau.
Cette nuit-là, ils sont sortis dehors. Ils ont
fait des anges dans la neige, ont dansé et ont joué à cache-cache dans le
grand jardin. Un bonhomme de neige a fait son apparition derrière le
rideau d’arbres. Il leur a fait signe de son balai et le charbon de ses
yeux s’est paré d’étincelles.
***
Il y a eu, tout d’abord, un petit perce-neige
qui a sorti ses pétales frêles à la lumière pâle du soleil. Il a dû
trembler un peu, dans l’air froid du matin de mars. Deux jours plus tard,
la neige avait disparu et Gérard essaya en vain de distinguer la
silhouette de ce premier perce-neige dans la mer de pétales blanches qui
avaient envahi le jardin. Il aurait aimé en cueillir un joli bouquet pour
Lumia. Mais la fille n’avait plus fait son apparition. Deux mois
s’étaient écoulés depuis sa dernière visite. Gérard s’était habitué à
cette absence. Un jour, peut-être, elle reviendra, se disait-il, parfois.
Puis, en proie aux idées qui ne cessaient de tourner dans sa tête, il
renonçait à imaginer son retour, pour penser à de nouveaux exploits. Il
avait à peine commencé un nouveau roman qu’il avait appelé Lumia, mon…
Et là, il s’était arrêté. Mon quoi ?
Et puis, un beau jour de mars, il était descendu
en ville. Il s’apprêtait à traverser la rue principale, lorsqu’il
l’aperçut dans la foule. Il crut rêver, fit un pas en arrière, bouscula
quelqu’un, tomba, à son tour, il y eut des cris, des mots durs à son
adresse. Il se releva vite, tout malheureux. Il pensa l’avoir perdue,
mais la retrouva dans la foule. Elle marchait assez péniblement, la tête
haute, le regard figé. Il courut à sa rencontre, arriva devant elle, cria
son nom. Elle tressaillit, s’arrêta d’un coup, comme un automate. Il la
regarda, tout ému. Et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il comprit. Il
remarqua le bâton qu’elle tenait à la main, vit ses yeux fermés. Mon
Dieu, balbutia-t-il, elle est aveugle ! Lumia ! cria-t-il, en la prenant
dans ses bras. Elle tressaillit, à nouveau.
- Gérard ? demanda-t-elle, de sa petite voix.
Gérard ! reprit-elle, en caressant ses cheveux.
- Mon Dieu ! s’exclama Gérard. Tu me reconnais,
donc !
- Mais, oui, je reconnais ta voix.
- 6 -
- Ça s’est passé quand, ton accident ?
demanda-t-il ?
- Quel accident ? demanda-t-elle, à son tour.
- Mais… tes yeux…
- Ah ! sourit-elle, égayée. Mais je suis née
aveugle, mon petit Gérard !
- Mais… tes visites… la nuit… chez moi… tous ces
mois… nos jeux… ton aide…
Lumia sourit.
- Oui, c’était la nuit, mon petit Gérard. Ce
n’était que la nuit, lorsque toute chose changeait sous l’effet
spectaculaire des rêves. Je t’ai rencontré une nuit dans mon rêve. J’ai
senti que tu avais besoin d’une présence, d’un ami. Tu sais, dans le
rêve, je vois. Je t’ai vu, Gérard. Tes yeux ont la couleur des colchiques.
- Oui, c’est vrai, balbutia Gérard. Mais
pourquoi…
- … je ne suis plus revenue ? compléta Lumia,
toujours souriante. Parce que tu n’as plus besoin de moi. Tu as réussi à
te retrouver. Tu n’es plus un fantoche. Tu es, à présent, un homme et un
écrivain accompli. Et je sais, chuchota-t-elle, que tu es en train
d’écrire un nouveau roman que tu vas appeler Lumia. Lumia comme…
- … comme lumière ! s’écria Gérard, en
gesticulant.
- Pardon !
Gérard leva les yeux vers cette voix sèche,
dure, malveillante.
- Pardon, excusez-moi ! fit-il, à son tour. Il
se retourna, chercha des yeux Lumia. Elle avait disparu dans la foule. Il
aurait voulu la poursuivre. Mais il se rendit à l’évidence. Comment la
retrouver ?
- Dans le rêve, balbutia-t-il.
©Lucia Eniu
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