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Archives : Vue de Francophonie

 

Septembre-octobre 2021

 

 

 

L’Ère des Évélines.

 

Nouvelle de Lucia Eniu

 

 

 

La pluie s’était brusquement arrêtée. Une pluie bienfaisante, légère, douce sur la peau, comme une soie. Une pluie comme toutes les pluies de ce Carreau du Sud que l’on connaissait sous le nom de Ganaédie-Sud. Un arc-en-ciel géant avait enrubanné le ciel et ses couleurs vivantes rivalisaient avec le rouge pourpre des Cubes. La musique de l’Horloge inonda le Jardin. Le grand cadran montra les quatre heures de l’après-midi. Myrine s’apprêtait à traverser, quand elle vit du monde devant L’Arche. Il y avait, comme elle remarqua en s’en approchant, des sœurs de plusieurs Cubes : des Hiéries, des femmes de haute taille, élancées et coquettes, quelques filles des Orinthes aux yeux bleus et aux cheveux châtains, des Penthésilées à la peau d’ébène et aux regards sombres, deux ou trois femmes de la famille des Otrérés (Myrine les regarda ébahie, c’était la première fois qu’elle les voyait en chair et en os, elles existaient, donc, en réalité !), quelques filles des Tecmesses, blondes, séraphiques et ces Antiopines un peu mystérieuses et imprévisibles. Myrine y vit aussi ses Hyppolytes qu’elle salua avec un petit sourire et un clin d’œil. Elle aimait cette caste où elle avait eu la chance de venir au monde. Les Hyppolytes se faisaient remarquer par leurs silhouettes fragiles, leurs yeux violets et leurs cheveux roux. Myrine s’approcha d’elles, les embrassa sur la joue gauche, c’était leur manière de se saluer. Elles la regardèrent quelques instants, les nuances de violet de leurs yeux brillèrent intensément, c’était, là aussi, un petit rituel hyppolytien.

- Je suis heureuse ! continua Myrine le rituel de la rencontre.

- Je suis heureuse… suis heureuse… heureuse…, entendit-elle les voix de ses sœurs.

- Il... se passe quelque chose ? chuchota-t-elle de sa petite voix, d’habitude douce, cristalline, cette fois-ci un peu enrouée.

- Notre Bien Chère et Heureuse Mysiée, chuchota, à son tour, Dhanyre, sa sœur jumelle. On dit qu’elle ne va pas du tout comme il fallait. Elle a dépassé les 200, c’est quand même beaucoup, hein ? fit-elle.

- La pauvre ! soupira Myrine. J’espère qu’elle ira mieux, les changements m’effrayent, je trouve ce monde parfait.

- Chut ! fit Dhanyre. Les Grandes Fenêtres s’ouvrent. Le voici ! fit-elle, tout émue.

- C’est…

- Oh, oui, soupira, à son tour, Dhanyre. Et le violet de ses yeux se para de cette lueur hyppolytienne que toutes les autres castes auraient aimé avoir. Mysiée était, elle aussi, Hyppolyte.

- Oh, oui, reprit Dhanyre, c’est l’Heureux Compagnon, Anime III. Qu’il est beau ! Qu’il est jeune ! On dit qu’il n’a pas dépassé la quarantaine.

- Et… si Elle va mourir… on le tuera ? chuchota Myrine.

- Non, non, non et non ! s’écria Dhanyre.

- Chuuuut ! firent les autres. Tais-toi ! Il va parler.

- Non ! reprit Dhanyre. Ce genre de choses c’est de la préhistoire. Il gardera son titre et, si la Suivante le trouve à son goût, il deviendra l’Heureux Compagnon, Anime IV.

L’Heureux Compagnon se contenta de saluer, en levant ses bras délicats que la foule ne cessa d’admirer sur le grand écran de la Coupole. Ce fut la Première Architecte qui prit la parole. Sa voix grave transporta l’assistance dans un passé pas si lointain, il y a cent dix ans, lorsque La Bien Chère et Heureuse Mysiée était entrée dans L’Arche. Son parcours avait été admirable. La Première Architecte parla avec émotion de l’Époque Mysiée, du faste de l’Investissement, de la Charte des Réformes, de toute cette période que les analystes de la Société des Évélines désignaient comme l’époque la plus heureuse et prospère de l’humanité. La Bien Chère et Heureuse Mysiée était la dix-huitième Présidente de la République Évéline. Les Antiques, ces vieilles femmes dont la peau, les yeux et les cheveux avaient perdu tout éclat et qui avaient dépassé l’âge critique de 150 ans, parlaient d’une belle femme assez joviale, mais distante, qui avait choisi de se mettre au service de ses sœurs et qui, grâce à son flair, à une intelligence et une intuition exceptionnelles, avait promulgué le Livre des Principes et des Lois Évélines (le LPLE), qui restait à la base de toute la société. Durant toute cette période, les lois étaient devenues plus malléables, le système de communication entre les personnes et entre les Carreaux plus moderne, on avait renoncé aux auxiliaires électroniques en faveur du corps humain qui était devenu le Centre de toute extra-communication, de tout itinéraire extracorporel des sentiments et des idées, de tous les réseaux de transmission à l’intérieur et à l’extérieur du Globe. Sous l’heureuse et bienfaisante direction de la dix-huitième Présidente, le monde évélin s’était ouvert vers les profondeurs de ce temple corporel humain qui s’était avéré si fascinant et si complexe.

Voilà déjà trois millénaires depuis que le matriarcat avait gagné ses droits, la guerre entre les sexes était devenue un simple mythe. Quant aux mâles, contrairement aux opinions de quelques rebelles nostalgiques, ils vivaient en pleine harmonie avec la société évéline. Bien sûr que le Bureau Démographique avait fait de son mieux pour répondre aux besoins d’une société féminine toujours en croissance et désireuse de masculinité. La Première Architecte y rappela le rôle de La Bien Chère et Heureuse Mysiée qui avait eu l’idée de créer les Maisons Philomâles, ces oasis d’amour contrôlé que toute femme évéline avait fréquenté au moins une fois dans sa vie. Et, bien sûr, la modernisation des Pépinières Masculines, ces grandes usines où les chromosomes Y étaient soigneusement tenus sous contrôle (on souligna avec fierté que le nombre des gènes avait doublé ces derniers cent ans ; un chromosome Y contenait, de la sorte, 310 gènes). La Première Architecte n’épargna aucun détail pour faire les éloges de ce centenaire révolutionnaire. Elle continua son discours en demandant à l’assistance de prier pour la Présidente, pour une société évéline toujours plus prospère.

Une lueur éblouissante interrompit l’exploit élogieux de la Première Architecte. La foule se mit à remuer. L’information s’insinuait parmi les corps, les paumes des mains gauches affichaient le message en majuscules jaunes. Le jaune était la couleur du malheur, du désespoir, de la finitude. Un murmure toujours plus douloureux se fit entendre. La Bien Chère et Heureuse Mysiée avait commencé son voyage vers les Cieux, au-delà de la Coupole. On la vit vêtue de blanc, un sourire discret sur le visage pâle, les yeux jaunes grands ouverts. Myrine claquait toujours à la vue de ces yeux jaunes qui étaient devenus synonymes du Passage. On disait qu’au début de l’humanité, pendant les premiers millénaires, les gens mouraient, c’est-à-dire qu’ils fermaient les yeux, la vie s’écoulait de leurs corps, on parlait de la Mort, un être éternel, maléfique, à pouvoirs absolus qui détruisait tout espoir, tout souffle vivant. Les pauvres gens ! Les Évélines ne connaissaient pas cette pratique barbare du Passage. Ce dernier était considéré comme une étape normale de l’existence évéline. La Bien Chère et Heureuse Mysiée devenait, de la sorte, Mysiée tout court, une femme qui, une fois arrivée aux Cieux, allait être préparée pour un autre retour dans ce monde. C’était une longue étape très complexe qui durait, d’habitude, plus de cent ans. La dix-huitième Présidente avait fini son destin dans l’Arche. Les larmes aux yeux, les femmes pensèrent avec regret à cette femme exceptionnelle qui avait eu son moment de gloire dans le processus de construction de l’Ère évéline.

Mais, comme toute chose humaine, leur douleur ne tint qu’un petit moment. Un autre murmure traversa l’assistance. Les paumes venaient d’afficher le nom de la dix-neuvième Présidente. Myrine tressaillit, regarda vers la droite, vit sa jumelle s’ébranler. Elle la prit dans ses bras, l’embrassa très fort. L’élue c’était Dhanyre. Son nom étincelait dans chaque paume. Les femmes se mirent à crier, à rire et à applaudir. L’Ex-Présidente était déjà oubliée. La nouvelle Présidente était encore là, au milieu d’elles, c’était leur moment de gloire, cet instant unique dont elles allaient parler longtemps dorénavant. On pouvait la caresser, l’embrasser, lui adresser des éloges. Le violet des yeux de Dhanyre devenait toujours plus intense, plus éclatant. Ce fut tout ce que Myrine réussit à remarquer avant que sa sœur soit montée dans l’Arche. Un escalier éclatant en descendit. La foule autour de Dhanyre recula de quelques pas. La future Présidente fut enveloppée dans une lumière éblouissante. L’escalier remonta. La cérémonie de l’Investissement allait commencer. Myrine sentit une douleur vive dans la poitrine.

Elle ne verra plus sa sœur que sur le Grand Écran de l’Arche, elle ne pourra plus jamais lui parler. Alors, ce sera pour elle l’Heureux Compagnon. Il aura le nom d’Armin IV. Était-elle heureuse, sa petite Dhanyre au regard pur, angélique ? Sera-t-elle heureuse, là-haut ? Myrine tressaillit. Elle pleurait ! Elle, la femme la plus dure, la plus audacieuse et froide de toutes les Hyppolytes de son temps, elle pleurait maintenant comme un bébé. Quelle misère ! Quelle honte ! Les larmes ne cessaient de couler, malgré tous ses efforts. Elle releva son capuchon, abaissa son regard et, discrètement, à petits pas, elle se retira parmi la foule bruyante qui fixait des yeux le Grand Écran. Myrine y regarda, elle aussi, une dernière fois. L’éclat intense de ses yeux violets embrassa la lueur violacée du regard de sa sœur.

- Adieu, fit Myrine, en se perdant dans l’ombre des grands arbres, à la Lisière du Nord. Adieu à jamais, petite sœur !

* * *

L’aube approche. Bientôt, le soleil fera son apparition comme un maître à pouvoirs absolus. Ses rayons, répandues partout, dévoileront, pêle-mêle, des objets et des êtres de toutes les couleurs. Le monde, endormi comme une princesse des temps révolus, se réveillera tout neuf, joyeux et plein d’espoir. Où avait-elle entendu l’histoire de cette princesse endormie pendant cent ans ? C’était, sans doute, sa grand-mère qui la lui avait racontée. Myrine se souvint avec tendresse de cette petite femme rousse, un peu dodue, toujours souriante et rebelle. Une femme à son goût, intelligente et raffinée. Un exemple de féminité et de verticalité humaine. Elle était partie au Cieux depuis, voilà, trente ans. Mais Myrine la portait toujours dans son âme. Une petite étoile qui ne cessera d’éclater dans cet univers ordonné où elle vit. Il est temps de se lever. Dans sa paume droite, les six heures du matin s’alignent en couleurs néon. Le mélothérapeute, ce petit objet-bijou qu’elle a hérité de sa mère, commence, ce matin, par un périple sonore dans les années ‘20 du vingtième siècle. Un temps noyé dans les profondeurs de la Grande Clepsydre. Une période pour laquelle elle a une sorte d’attraction maladive. Dans ses rêves indus, c’est toujours cette période qu’elle traverse, avec, chaque fois, une nouvelle identité. Mais, qu’elle soit chanteuse de cabaret, servante, comtesse appauvrie, fille de marin, féministe ou femme pilote, c’est toujours le même trait qui la caractérise : un fort penchant pour cette musique révolue, avec son rythme un peu fou et avec une sorte de naïveté qu’elle découvre aussi en soi-même.

Au son de la musique, les pas s’animent dans cet espace où elle passe une bonne partie de sa vie. Au-delà des vitres bleu-ciel (c’est la nuance qu’elle a choisie pour ce matin morne), le monde évélin s’apprête à traverser une nouvelle journée. Dans sa paume gauche, Myrine commande un parfum d’intérieur très en vogue, La chanson des sirènes. Ça sent bon. Comme une brise marine enveloppée d’odeurs veloutées de muguets et de lilas. Une sensation de bien-être pénètre ses pores. Son corps couché sur le matelas transparent se détend, devient flou comme une vapeur, s’enivre de plaisir. Une lueur bleue le traverse. Les yeux fermés, elle entend son âme respirer profondément, s’alignant aux âmes-sœurs, sous la Grande Coupole des sensations. Je suis heureuse, murmure-t-elle. Je suis heureuse... heureuse... heureuse…, entend-elle. Des voix douces la pénètrent, s’insinuant dans son esprit. Les Hyppolytes deviennent un grand corps à milliers d’âmes, de sons et de sensations. Ce bon moment d’union hyppolytienne ne dure que quelques instants, mais qu’est-ce qu’il est intense ! Un bonheur absolu s’empare de tous ces esprits. Le corps reprend son consistance, l’esprit revient à soi. Myrine se relève toute fraîche, souriante. Sa bonne mine illumine l’espace. Elle va sortir. Aujourd’hui, sur son agenda qu’elle consulte dans sa paume droite, il y a, entre autres, une visite chez Saurrane, une amie tecmesse qu’elle a connue il y a dix ans, lors d’un voyage aux Îles Séraphines nommées aussi les Îles de l’Art. Saurrane a 35 ans, le même âge que Myrine. C’est une jeune fille attrayante et coquette qui aime son corps. Ça se voit dans son attitude, dans les nombreux changements qu’elle fait. Myrine la revoit, chaque fois, avec un plaisir qu’elle ne peut pas cacher.

- Qu’est-ce que tu es éclatante, ma chère Saurrane ! s’exclame-t-elle à la vue de la nouvelle allure de son amie tecmesse. Depuis sa dernière visite, les ruisseaux blonds de Saurrane se sont métamorphosés en un nœud de serpents couleur rousse. Elle est plus souple, plus haute, plus radieuse.

- Quelques visites chez Raja, rien d’autre, lui sourit Saurrane.

Raja, de son vrai nom Bétrine, est, à présent, l’esthéticienne la plus renommée du Carreau du Sud. C’est une sorte de déesse de l’esthétique féminine. La déesse Raja. Sa tête imagine des métamorphoses inimaginables. Ses mains ensorcelantes tissent des images inouïes. Elle voit une tête, un visage, un corps. Elle les remodélise dans son imagination, refait tout, embellit, réinvente. La magie est là, entre ses mains.

- Un petit changement, ma chère Myrine, sourit-elle, joyeuse, comme toujours.

- Ah, non, cette fois-ci, non, s’écrie Myrine, un peu confuse. Elle ne sait pas comment lui dire pourquoi elle est venue la chercher. D’habitude, les femmes la cherchent pour son métier. Saurrane lui a dit que Raja était assez difficile à aborder, malgré sa mine toujours souriante.

- Et ta sœur ? Vous êtes jumelles… Elle est à présent…

- Elle ne descend jamais en ville, dit Myrine, agacée. D’ailleurs, tout le monde le sait. Toi aussi, tu devrais le savoir. Et puis, tu sais bien que nous ne nous ressemblons pas cent pour cent. Quant aux changements, je ne les aime pas du tout. Mais, il y a quelque chose…

- Quoi ? dit Raja, curieuse, comme d’habitude. Elle fait partie de la famille des Savinies, des femmes très douées, des artistes de toutes sortes, gaies, souriantes, mais hypocrites, peureuses et lâches, indiscrètes et trop bavardes.

- Je voudrais que… que tu me parles de… de l’autre aspect…

- L’autre aspect ? balbutie Raja, toute confuse.

- Oui, l’autre, reprend Myrine, cette fois-ci plus audacieuse. Celui dont tu ne parles à personne. Celui que personne n’a vu, mais qui existe...

- C’est… c’est une devinette ?

Raja tâche de garder sa bonne mine, tout en prenant un air innocent.

- Je voudrais voir l’Onirotéléporteur. Je voudrais le toucher, en connaître le fonctionnement, l’employer…

Le visage de Raja devient, tout à coup, livide. Ses yeux s’agrandissent. Elle se met à trembler.

- Quoi ? balbutie-t-elle, cette fois à mi-voix, le regard figé.

- L’Onirotéléporteur, reprend Myrine, d’une voix égale. L’O-ni-ro-té--por-teur, fait-elle, triomphante.

- Qui…

- Qui m’en a parlé ? C’est ça que tu veux savoir ? Personne, sois tranquille.

- Alors, comment…

- Un petit brin de rêve indu. Tu sais que ça suffit pour... Je l’ai vu. Je peux te le décrire…

- Tais-toi ! s’écrie Raja, toute pâle.

- … oui, je peux le faire, continue, imperturbable, Myrine. C’est vraiment de la magie pure. Changer d’identité, de personnalité, traverser des époques, « goûter » plusieurs existences et puis revenir dans sa peau, tout simplement, à l’aide d’une petite, minuscule machine onirique, ça, ça, ma chère Raja, c’est magique.

- Mais…

- Je sais, je sais. C’est ton secret. Maintenant, c’est le nôtre. C’est ce que ma grand-mère a réussi à concevoir de meilleur dans ce monde imparfait. Je sais également qu’elle ne l’a jamais testé. Et je voudrais devenir son premier sujet. C’est mon droit.

- Mais... il y a des risques... je... ce n’est pas quelque chose de précis. Si quelque chose ne marche pas comme il faut... ta vie…

- Ma vie ? Je vis toute seule, comme la belle majorité des femmes de ce monde. Tu sais bien que le nombre des hommes est encore très réduit, malgré tous les efforts des Savantes. Tu sais bien qu’il faudra plusieurs centaines d’années jusqu’à ce que cet équilibre soit rétabli. Moi, j’ai trente-cinq ans. Je suis encore jeune, mais ça ne va pas durer longtemps. Je vivrai encore cent ans, cent cinquante ans, tout au plus, si je suis en bonne santé. Cent cinquante ans, toute seule ?! Tu sais, je n’ai connu aucun homme.

- Mais tu sais qu’il y a des androthèques, il y en a par milliers dans chaque ville…

- Les androthèques? Pour moi ?! Jamais de la vie ! J’y suis allée une fois avec Chorella, tu la connais. Elle a fait son plein. Elle était satisfaite. Moi, je n’ai pas pu le faire. Ces mannequins mi-humains, mi-robots, ça me dégoûte.

- Alors, toi, tu n’as jamais connu d’homme ? balbutie Raja, ébahie.

- C’est curieux, n’est-ce pas ? Moi, qui suis tellement ouverte, émancipée, moi, qui parle de tout cela comme une vraie maîtresse... Les rêves, ma chère, les beaux rêves indus. J’y fais tout ce que tu peux imaginer. Et aussi tout ce que tu ne pourras jamais imaginer. Mais je n’y peux rien contrôler. Voilà pourquoi je voudrais essayer l’Onirotéléporteur. Je sais qu’on peut le maîtriser. On peut programmer son expérience, son exploit. On y pense, c’est tout. On peut le coordonner à l’aide de la pensée. C’est génial ! Ma grand-mère, ma chère Raja, a été un vrai génie.

- Mais…

- Mais, rien. Les risques ? Je m’en fous. Toi aussi, tu dois t’en foutre. La mort peut surgir à chaque pas. Oui, on peut vivre jusqu’à deux cents ans. Peut-être même un peu plus. Mais tout peut s’achever n’importe quand. Un accident... un meurtre… une maladie rare, inattendue, inconnue… La vie est imprévisible. La mort, de même. Alors, moi, je choisis de prendre ma vie entre mes mains. Je veux essayer l’Onirotéléporteur. Et tu vas m’y aider.

- Mais…

- Tu ne connais pas d’autre parole ? De toute façon, ce ne sera pas pour aujourd’hui. Mais je reviendrai un de ces soirs. Tu dois me promettre de m’aider. Promets-le-moi ! Je t’en prie, Raja ! Ce sera notre secret. Je t’en supplie ! Promets-le-moi !

- Je te le promets, soupire Raja, doucement. C’est promis, reprend-elle, malheureuse.

* * *

La Terre des Évélines, nommée aussi la Ganaédie ou le Triangle Ganaédique, à cause de sa forme triangulaire, s’étend sur une surface d’environ 137 km carrés. Imaginez un triangle dont chacune des trois côtés est entourée d’une Grande Muraille de 152 mètres de hauteur, couverte de forêts épaisses s’étendant sur deux kilomètres de largeur. À l’intérieur du triangle, les deux Carreaux de la civilisation évéline, la Ganaédie-Nord ou le Grand Carreau du Nord et la Ganaédie-Sud ou le Grand Carreau du Sud sont séparés par une étendue d’eau, le Lac d’Adam. Cinq ponts les relient. D’une part et d’autre de la Ganaédie-Sud il y a, à gauche, l’Île des Arts ou les Îles Séraphines et, à droite, l’Île des Sciences, deux surfaces triangulaires où la société évéline apprend à évoluer et à se détendre. Les deux îles sont, elles aussi, séparées du Grand Carreau du Sud par deux petits lacs, le Lac des Arts et le Lac des Sciences, chacun surplombé de trois ponts. Le Grand Carreau du Sud est le centre administratif de la Ganaédie, le siège de l’Arche et de toutes les autres institutions de l’État évélin. La périphérie regroupe les Cubes, des ensembles résidentiels. Quant au Grand Carreau du Nord, il est exclusivement réservé aux Cubes. C’est là que vit la belle majorité des femmes de la société évéline.

On connaît peu de choses sur l’histoire de la Ganaédie, sur sa formation, sur ceux qui l’ont créée. Les filles, à l’école, savent qu’à présent c’est la seule étendue terrestre où il y ait encore de la civilisation avancée. La pénurie androgyne a fini par détruire tout équilibre humain. C’est ce que les nostalgiques pensaient au milieu du troisième millénaire, lorsque les choses avaient commencé à aller de travers. Il y a eu, tout d’abord, une période assez longue de confusion, suivie de toutes sortes d’efforts de redresser la situation. Les banques androgyniques ont fait leur apparition dans les années 2750. Depuis lors, on peut parler d’une « sorte d’amélioration de l’affaire androgyne ». La belle majorité des femmes évélines en sont, pourtant, mécontentes. Les gouvernements avaient promis « des mesures radicales et immédiates ». C’était la formule standard pour chaque nouveau gouvernement, c’était une sorte de balle avec laquelle les femmes de la politique évéline jonglaient sans cesse. Le besoin d’un équilibre androgyne était le soi-disant nec plus ultra de cette société. Myrine en avait assez depuis son adolescence, lorsqu’elle avait compris comment les choses allaient. Elle n’aimait pas du tout les androthèques, ni ces Maisons Philomâles répandues partout dans la ville. Elle trouvait dégoûtante l’idée d’y aller rencontrer un homme et l’utiliser pour un plaisir de quelques instants. Sa grand-mère lui avait parlé d’un temps bien révolu, lorsque les choses étaient complètement différentes, lorsque les rapports entre les femmes et les hommes satisfaisaient tous les besoins de l’humanité. C’était le temps des émotions, des sentiments, du bonheur que tout couple homme-femme connaissait. La langue même disposait d’un large éventail expressif pour transmettre tout ce filon émotionnel.

La petite fille Myrine imaginait des scénarios féeriques, elle « tombait amoureuse », il s’agissait d’ « un coup de foudre », elle « se mariait », portait « une robe de mariée blanche », « une couronne de fleurs » sur la tête, elle ressemblait à une petite « princesse des contes de fées ». Ces mots n’existaient plus dans le vocabulaire évélin. Le mariage était un simple mythe. La société évéline permettait des unions passagères entre un homme et une femme, une sorte de compagnie contrôlée, où il était question d’un rapport entre deux compagnons élus selon le Grand Code Évélin. Cela s’appliquait exclusivement pour les femmes qui faisaient partie du Grand Bloc Politique. Pour sa sœur jumelle. Quant à Myrine, elle n’avait jamais renoncé au rêve de rencontrer un jour son « beau prince bleu ».

Le soir était déjà tombé lorsque Myrine rentra chez elle, dans le Carré 312. Au-dessus de la Grande Coupole, une lune immense répandait sa lumière laiteuse. Les étoiles brillaient, elles aussi, comme des chandelles portées par des mains invisibles. Les rues étaient désertes. Un silence profond pesait lourd sur toute chose. Mais là, dans les cubes, la vie était intense. Les vitres laissaient entrevoir des silhouettes en mouvement. Les milliers de va-et-vient donnaient naissance à une mosaïque géante. Flottante. Myrine leva la main droite au niveau du petit panneau incrusté dans la porte d’entrée. Un son aigu, une lueur projetée sur son visage. Clic ! La porte s’ouvrit. Le cube de Myrine n’était pas tellement différent des autres. La même architecture rigoureuse, géométrique, la même dimension, le même emplacement en Carrés - il y avait douze cubes dans un Carré -, les mêmes arbres bordant chaque Carré, formant une sorte de muraille verte - des chênes, des saules pleureurs et des peupliers trembles - et, autour de chaque cube, le même jardin plein de fleurs et d’arbrisseaux. Du haut de la Grande Coupole, le panorama était impressionnant. Quant au cube de Myrine, un tout détail, en haut de la porte d’entrée le singularisait. C’était un petit arbre qui déployait ses racines dans un pot énorme fixé dans le mur. Les feuilles rouge brique allaient à merveille avec le kaki du cube. Myrine le regarda avec un sourire affectueux. « Bonsoir, Kaoma ! » fit-elle, d’une voix veloutée. Elle entra. La porte se referma doucement derrière elle.

La musique se répandait dans l’air chaud de la grande chambre, s’infiltrait dans les murs épais du cube, pour revenir en échos. La chambre devenait, elle-même, une musique, un laboratoire de sons. Le concept de cube, proposé au début de l’ère évéline, avait réussi à uniformiser l’espace, en lui conférant cet esprit de groupe qui interdisait toute individualité. Myrine avait imprégné son cube de sa personnalité, son esprit vif, libre s’était insinué dans ces murs impersonnels. Elle s’était liée à son cube par des cordes invisibles, mais fortes, pleines de sève, comme un escargot attaché à sa coquille. Les murs respiraient au rythme de Myrine et Myrine respirait au rythme de son cube. Si elle était malheureuse, la lumière autour d’elle devenait morose, si elle débordait de joie, le cube riait à sa façon, s’illuminait, joyeux, se parait d’étincelles.

 Ce soir, comme tous les soirs, Myrine va prendre un thé de sauge avec un peu de miel et de limon, puis, à la lumière des étoiles et de la grande lune, elle va se parer comme une demoiselle des années ’20 du vingtième siècle, sa période favorite de toute l’histoire de l’humanité. Elle va se régaler avec un de ces rêves indus qu’elle aime tant. Et, puis, demain, on verra. Avant d’expérimenter la « machine à rêver », elle devrait tâcher de parler à sa sœur, l’embrasser, lui dire adieu. Malgré son désir ardent de devenir l’épouse d’Armin, l’Heureux Compagnon, et la femme la plus importante de la société évéline, Dhanyre a eu, à coup sûr, du mal à quitter pour toujours sa sœur jumelle qui lui manquait, sans doute. C’est ce que Myrine pense en regardant l’immensité de la nuit. Demain, on verra.

* * *

Il y eut, d’abord, un petit son. Un déclic. Dans le silence qui regagna la chambre, une oreille fine aurait perçu, sans doute, un craquement discret, suivi d’un froissement doux comme une berceuse. Mais Myrine, qui dormait profondément dans les draps neigeux de son lit flottant, n’entendit rien. Au milieu de la porte d’entrée, des branches à feuilles rouge-brique pénétrèrent le bois vigoureux, se répandirent sur les murs, envahirent une à une les petites chambres, en firent une forêt éclatante. On aurait dit un immense bûcher feuillu. Myrine gémit doucement. Le rêve indu allait commencer. C’était son moment favori de la nuit, ces quelques instants où son esprit allait voyager dans le temps et l’espace, pénétrer dans des mondes inconnus, étranges, connaître des sensations inouïes. De tout cela, le matin venu, elle se rappelait, chaque fois, la même chose : une allure imposante, un visage masculin à traits classiques et une sensation de bien-être qu’elle n’avait jamais connue dans le monde réel. Elle lui parlait, sans doute, puisque les inflexions de sa voix s’insinuaient parmi le feuillage rouge. Le petit arbre était un don de sa grand-mère. Cette femme qu’elle avait eu la chance de connaître, ne fût-ce, malheureusement, que pour une trop courte période, avait toujours eu un penchant pour le domaine onirique. Elle avait mis les bases de l’onirologie évéline, avait travaillé toute sa vie dans les laboratoires oniriques du Cube Scientifique. Situé dans un campus tout au nord, là où la Haute Muraille séparait le Territoire évélin du monde inconnu, ce Cube s’étendait sur une surface de trois hectares, étant, comme tous les cubes, d’ailleurs, bordé de tous côtés de grands arbres. Une porte d’entrée imposante y faisait brèche. C’est là, devant le grillage bleu foncé que la petite Myrine s’attardait, bien des fois, à l’admiration de la grandeur du Cube et des arbres qui l’entouraient. La porte ne s’était jamais ouverte pour elle. Il y avait peu de monde qui était autorisée d’y pénétrer. La petite fille ne pouvait qu’imaginer un pays fabuleux, où des calèches volantes à attelage ailé balayaient un ciel d’émeraude. Et, loin de l’aider à garder les pieds sur terre, en lui décrivant l’espace labyrinthique des laboratoires blancs à machines compliquées et aux tubes qui montaient et descendaient s’entrelaçant dans l’air crémeux, sa grand-mère saluait son esprit exalté, ludique et son goût du fantastique, son imagination démesurée et sa soif d’évasion. Dans ce monde ordonné où toute chose avait sa place et son rôle bien définis, où toute personne appartenait à une caste, en possédait l’esprit, la rebelle Alexandra, la grand-mère de Myrine, regardait sa petite-fille avec admiration et inquiétude. Allait-elle résister dans ce monde qui se voulait parfait et indestructible ? « Je te donne ce petit arbre, lui avait-elle dit un jour, il t’aidera à recréer, dans ton cube, ton espace intime, loin des yeux rigides du monde. » Ainsi l’arbre à feuilles rouge-brique était-il devenu le gardien de son espace familier.

Myrine soupira doucement. Dehors, le rose pâle de l’aube avait envahi le ciel. L’arbre retira ses branches, reprit son rôle d’objet décoratif. Un nouveau jour allait commencer.

* * *

Les évémobiles du Quartier Bleu sont déjà montés lorsque Myrine arrive devant la Station. Ces véhicules sont les seuls moyens de transport multifonctionnels dont la société évéline dispose. On en trouve par milliers, disposés dans les Galeries Souterraines, une réplique plus simplifiée de la surface évéline. Cette ville souterraine alimentée par toutes sortes de tuyaux, tubes et câbles vit au rythme de sa sœur terrestre. Chaque espace terrestre a sa réplique souterraine. On dirait une ville en miroir. Chaque matin, dès les quatre heures, on monte les évémobiles tous équipés dans toutes les Stations ÉM de la ville. Myrine attend le sien. Myrine 8. Le voilà. Couleur chocolat. Vitres transparentes. Modèle 317. Allongé, pareil à une fusée. Automatique. Sur l’écran du bord, l’hologramme la salue, lui sourit. C’est un jeune homme. Grande taille, brun, yeux bleus, regard intense. « Salut, Nivain ! » Le jeune homme sourit à nouveau, amusé. Myrine le baptise chaque fois qu’elle le revoit. Il s’y est habitué. Il trouve cela amusant, peut-être. Ou il s’en fiche, tout simplement. Peu importe, c’est un hologramme, un point, c’est tout.

- Destination ? demande Nivain d’une voix grave. Et il sourit à nouveau. C’est tout ce qu’il sait faire, d’ailleurs. Son programme est assez simple. Vieux jeu. Peu de phrases. Quelques inflexions de la voix, le sourire figé et le visage immobile, la plupart du temps. Myrine soupire. Il faudrait qu’elle travaille davantage pour pouvoir accéder au niveau 5, avec un montant de 15000 points. Alors, là, oui, elle aurait accès à un modèle super performant.

- Place de l’Arche, répond-elle d’une voix incolore.

- Parcours ?

- Terrestre.

- Vitesse ?

- Réduite. Promenade.

- Couloir 3. Vitres ?

- Fermées.

- Thé ? Café ? Autre chose ?

- Un café au lait et du chocolat noir.

- Musique ?

- Mmm… Divenne, Symphonie 12. En sourdine, s’il te plaît.

Myrine tend une main somnolente vers le plateau argenté qui sort de la partie droite du bord, prend le café, s’en réjouit. Son arôme la fait sourire. Elle est heureuse. La cérémonie du café est son moment favori de toute la journée. Qu’elle soit chez elle, sur la petite terrasse bordée de rosiers blanc-bleu-rose ou dans l’évémobile, le plaisir en est le même.

L’évémobile s’arrête doucement devant l’Allée Principale du Jardin de l’Arche. Myrine en descend, souriante. Cette petite promenade qui a duré plus d’une heure a été une occasion parfaite de mettre en ordre ses pensées ébouriffées. Et puis, à cette heure matinale, la ville est encore endormie. Ci et là, dans le labyrinthe ordonné des Carreaux, elle a pu apercevoir des cubes illuminés. Peu de monde dans les rues. Peu d’évémobiles. Un silence presque parfait qui va si bien avec l’état d’esprit de Myrine. L’Allée Principale est vraiment une merveille du monde évélin. Toutes sortes d’arbres s’alignent d’une part et d’autre d’un carrelage en marbre blanc. Les premiers rayons du soleil s’insinuent dans les feuillages, les arbres semblent avoir été envahis de milliers de lucioles. « Je suis comme la Belle au bois dormant, pense Myrine. Je me suis réveillée après une centaine d’années de sommeil profond et, maintenant, à l’aube du premier matin de ma nouvelle vie, avant le réveil de tous les autres chatelains, je me suis mise à errer dans ce labyrinthe végétal qui a conquiert le château et ses environs. Sympa ! », s’exclame-t-elle, en riant.

Elle respire l’air pur du matin. Ses poumons se gonflent de ce don bienfaisant des grands arbres. S’il y avait encore sur Terre d’autres espaces humanisés, d’autres sociétés humaines, la Ganaédie s’y remarquerait, sans aucun doute, par son immense usine verte. L’air et l’eau, ces deux éléments essentiels de toute existence constituaient le moteur de la perfection évéline. Il y avait peu de déséquilibres dans ce monde. Les maladies, très rares et inoffensives, étaient devenues de petites brèches nécessaires, parfois, dans cette société presque parfaite. La perfection finit par rendre monotone toute chose humaine. Avoir un mal de tête passager ou une petite indisposition s’avérait être plutôt une occasion de briser la monotonie qu’une chose négative.

- Bonjour, Madame. En quoi puis-je vous être utile ?

Myrine tressaillit. À deux pas devant elle, un hologramme, un gros homme très imposant s’incline cérémonieusement. Ce comble de respect la rend un peu confuse. Elle rougit, balbutie quelque chose en sourdine.

- Pardon, Madame ? reprend l’hologramme d’une voix grave.

- Je… Bonjour, Monsieur. Je voudrais… euh… je m’appelle Myrine E.

Dans la société évéline, les noms sont représentés par une lettre correspondant à une famille. Pour les Hyppolytes, ce sont les C, D et E.

- Vous désirez, Myrine E. ? reprend l’hologramme, de la même voix impersonnelle, grave, apathique.

- Je cherche ma sœur jumelle, Dhanyre, la Bien…

L’hologramme s’immobilise, son regard figé la rend plus confuse, l’effraye. Puis, le gros monsieur disparaît. Le silence l’entoure comme un ennemi, froid, offensif. Myrine entend des voix. L’air tout autour d’elle se remplit de sons. Mais elle ne voit personne. Elle voudrait avancer, passer au-delà de la limite imposée par les gros panneaux transparents, tâcher d’appeler quelqu’un. Soit pour l’hologramme. Ça ne la dérange pas tellement. Mais, quelque chose l’arrête. Les sons qu’elle avait sentis tout à l’heure se sont évanouis. On n’entend plus que le vent errant parmi les branches. Myrine voudrait crier au secours, arrêtez ce drôle de silence, rompez avec la solitude, S.O.S., on est super désolés, contrôlés, isolés. Hé, y a-t-il quelqu’un là-bas ? Mais le vent frôle ses pensées, remplit sa bouche d’air. Un air froid, trop froid. Un air d’automne qui descend brusquement sur cette fin de mai.

***

Le portail grillagé grinça longuement. Myrine se faufila par son ouverture, en faisant très attention, comme un enfant égaré dans une forêt étrange. Elle traversa l'allée majestueuse des tilleuls séculaires et arriva devant le bâtiment à trois étages. Le laboratoire souterrain avait, probablement, lui aussi, trois niveaux dont peu de personnes avaient connaissance. Sur la carte qu'elle avait découverte bien cachée dans une niche de son Cube, le bâtiment avait la forme d' un carré rouge, dans lequel on pouvait lire les initiales A. E. Alexandra E. Qu'il était beau le prénom de sa grand-mère! Aristocrate, sonore.

La clé qu'elle tenait à la main avait, elle aussi, été cachée dans la niche de son cube. Elle essaya péniblement d'en ouvrir le verrou et y parvint, finalement. Elle poussa la porte métallique et entra. L'obscurité et le silence s'emparèrent d'elle comme deux intrus, l'obligeant à reculer de quelques pas. Elle se retrouva dehors, dans la lumière éblouissante, fouilla dans son petit sac à la recherche d'une lanterne minuscule,  mais, quand-même, fonctionnelle. Elle respira profondément et regagna le couloir, prête à tout affronter.

Elle se mit en marche, parcourut facilement le trajet tracé sur la carte. C'était, peut-être, trop facile, pensa-t-elle, mais elle se rassura sur-le-champ. Sa grand-mère avait eu le don de faire en sorte que tout aille le mieux possible. Tant qu'elle avait vécu, elle avait été éclaireuse, une sorte d'esprit de la forêt qui avait aidé les autres à retrouver le bon chemin. Myrine s'engagea dans l'enchevêtrement des corridors, prit le premier à gauche, puis un autre à droite et tourna encore une fois à gauche, descendit au premier niveau, ensuite au deuxième, errant le long de ces corridors labyrinthiques et arriva, enfin, au dernier niveau, le plus bas, le plus obscur, qui ressemblait à un cercle dantesque, muet, dépourvu de punitions et de punis. Le paysage était désolant. Toutes sortes de tubes à dimensions variées traversaient de longs corridors s'ouvrant vers d'immenses pièces munies d'un appareillage fort étrange, pensa Myrine. Elle se souvint des années de son enfance, du temps passé avec sa soeur jumelle dans une maison évéline. Peu de temps après, elles avaient été confiées à celle qui allait devenir leur mère. Elle avait fait connaissance avec sa grand-mère et était devenue très vite sa préférée. Cette femme d'un esprit hors du commun avait eu une prédilection pour elle. La petite fille lui ressemblait beaucoup, elle avait une forte personnalité, l'esprit vif, le regard plein d'une lueur particulière. A présent, Myrine pouvait affirmer sans aucun doute que Madame A, c'était comme ça qu'on l'appelait à l'Institut, ne s'était pas trompée à son égard. Car, contrairement à sa soeur Dhanyre, elle avait toujours eu quelque chose de particulier dans sa façon d'être, de penser, d'agir. Sa grand-mère l'avait aidée à mieux se connaître, à se découvrir, de sorte que, dans ce labyrinthe immense, Myrine entendait sa voix douce, mais ferme, sentait sa main sur son épaule,; elle la protégeait, la guidait le long des corridors. L'instinct lui dit de tourner à gauche et c'est exactement ce qu'elle fit. Elle entra dans une pièce plus petite que les autres, appuya sur le commutateur, tâchant d'habituer ses yeux fatigués à la lumière. Et, à sa grande surprise, là, tout était bien différent. La pièce lui semblait fort familière. Rien qu'une petite table, un vieux  fauteuil, un canapé et une petite bibliothèque avec quelques livres, de vrais livres, balbutia-t-elle, surprise. Elle en prit un à tout hasard, c'était L'invention de Morel, un petit livre de cent cinquante pages, en bon état. Elle fourra son visage entre les pages, elle ne savait comment en définir l'odeur, c'était quelque chose d'étrange, mais d'agréable aussi, tellement agréable! C'était donc là que sa grand-mère passait la plupart de son temps, bien cachée des yeux perçants de la Coupole, au milieu des livres et des tableaux. Elle reconnut une reproduction assez fidèle d'une toile signée Klimt.: Rosiers sous les arbres. Qu'il était beau, l'art! Elle se sentait bien dans cette pièce qui lui offrait un confort spirituel intense, créait un état de bien être que Myrine n'avait plus connu après la mort de sa grand-mère. Elle regarda d'un œil attentif la carte, s'approcha de la  petite bibliothèque, troisième étagère à droite, au fond, un bouton. Elle suivit les indications, trouva le bouton, appuya dessus et attendit. Un léger déclic et...l'étagère se déplaça vers la gauche. Une ouverture étroite. Dedans, une petite clé. Myrine la prit, retourna la petite table, y trouva un tiroir, l'ouvrit et en sortit une sorte de trépied en miniature. Un trépied inversé. Elle remit la table à sa place, tout près du canapé, y installa le trépied, sortit de son sac une boîte, l'ouvrit. L'onirotéléporteur n'était pas trop lourd, mais elle le tenait des deux mains, craintive. Raja avait tenu parole, elle le lui avait donné, elle avait, bien sûr, ses doutes concernant cet objet étrange qui n'avait jamais été testé. Myrine sourit, ça va aller, pensa-t-elle. Elle le mit sur le trépied, éteignit la lumière et attendit dans le noir, en proie à une vive émotion. Une lumière intense bleu électrique envahit la pièce. Lorsque sa grand-mère lui en avait parlé, la petite fille avait imaginé un appareil extrêmement compliqué, quelque chose d'inaccessible. Et voilà que l'onirotéléporteur n'était, en fait, qu'une pierre, une sorte de diamant bleu foncé à surface irrégulière. Myrine s'assit sur le canapé, étendit le bras gauche, mit la main sur la pierre, ferma les yeux. Son corps, couvert d'une sorte de pellicule bleue se mit à trembler doucement, au début. Au bout de quelques instants, les tremblements devinrent de plus en plus toujours plus intenses. Myrine se sentit détachée de son corps, c'était comme si elle flottait au-dessus de lui. Elle le regarda, curieuse et amusée, sortit de la pièce et s'abandonna au flot d'une lumière bleue d'une beauté sans pareille. Elle descendit en douceur, ouvrit les yeux. Une petite clairière  ensoleillée s'étendait à ses pieds. Des fleurs géantes bleu clair, bleu violet, bleu vert se dressaient dans l'air chaud. Il l'accueillit souriant, sur un cheval blanc. C'était le jeune homme de ses rêves indus, elle le reconnut, leva les bras vers lui. Il la prit dans ses bras. Ma belle mariée, murmura-t-il doucement.

 

©Lucia Eniu

 

Écrivaine francophone, Lucia Eniu vit et travaille en Roumanie. Elle est professeur de français-italien et docteur ès lettres, avec une thèse dont elle a publié des extraits dans des revues à l'étranger, portant sur l’œuvre de Michel Tournier.

Elle écrit des poésies et de la prose en roumain et en français. Nous l’avons accueillie à cette même rubrique (aux numéros de mai-juin 2020 et de mai-juin 2021). Avec cette nouvelle inédite, écrite en français, elle aborde le genre de l’utopie futuriste (ou est-ce plutôt une grande parabole de l’humaine destinée…).

 

 

Lucia Eniu

Vue de Francophonie, septembre-octobe 2021

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Créé le 1 mars 2002