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HOMMAGE À DIDJEKO

Didjeko n'est plus, 
il vient de traverser de manière fulgurante notre ciel francopolien.
Il n'aura pas eu le temps d'accomplir son Office à Francopolis où il venait d'entrer avec enthousiasme au comité.



Le bal du Boucanier
par dom corrieras

souvenir de Didjeko



Qu'ils étaient beaux nos verres de vin posés sur le tonneau debout, qui faisait office de comptoir,
à l'angle de la rue haute du Suquet !

Nous nous étions retrouvés quelques heures plus tôt, sur la plage de La Bocca, par un de ces cristallins jours de juin où l'air vibrait de toutes ses molécules de lumière. Lui, semblait heureux comme un gamin et je crois bien que je l'étais aussi. Je venais de publier "Les secrets du vin", son second recueil de poésie qui faisait suite aux "Ferrailleurs du cosmos" qu'il avait précédemment auto-édité. Le bouquin avait de l'allure avec sa belle couverture cartonnée, son dos carré et ses pages en couleur où flottaient comme des oriflammes les "coupé-décalé", la trouvaille artistique et poétique de Didjeko, sa marque de fabrique. Il en riait de bonheur, les déclamant et les commentant avec son accent qui sentait tantôt le pruneau d'Agen, tantôt les maquis de la Sainte Beaume ou les salines de Camargue.
Imaginez des poèmes constitués uniquement de collages à la façon des lettres anonymes. Assemblages de mots découpés, titres de magazines ou de journaux quotidiens, têtières jaunes, lettrines bleues et intertitres oranges ou verts, courtes phrases noires tirées d'articles aussi disparates qu'incongrus, c'était tout cela la poésie de Didjeko. Des compositions multicolores, savantes et ludiques, des pépites sémantiques, surréalisantes et détonantes qui vous taraudaient l'esprit par leurs assonances singulières, leurs percussions, leurs oxymorons fleuris. Des vers qui défilaient à la manière des banderoles publicitaires que tirent dans le ciel d'été ces petits avions, le long des côtes, pour le matraquage des masses et la joie des enfants. Une poésie mitonnée comme une savoureuse bouillabaisse, avec ses senteurs de fenouil et d'anis, son gros bouillon iodé qui vous chamboulait la bouche et vous portait des brumes au bord des paupières.

   Donc, le livre lui plaisait et j'étais assez fier de mon premier acte d'éditeur. Nous nous étions baignés et paresseusement dorés au soleil en échangeant nos goûts littéraires. Puis la soif venue, nous avions décidé d'aller traîner notre pépie frondeuse à travers les ruelles pittoresques de la butte du Suquet, le petit "Montmartre" cannois. En chemin, dans ma dedeuche soixante-huitarde qui transpirait la tôle et l'huile Yacco, nous avions poursuivie notre discussion à propos des "Secrets du vin" et de tout ce qui nous enchantait : les vers de Li-Po, les contes d'Amadou Hampâté Bâ et les évocations enflammées de Cervantes (il était un des rares bipèdes que j'ai rencontrés ayant une connaissance aussi fine des exploits grandiloquentesques du pourfendeur de rêves de la Mancha).

     Enfin parvenus au sommet du Suquet (à pied), un bistrot nous avait fait de l'œil. La serveuse était radieuse et ne semblait point trop farouche et puis... ce tonneau, là, juste à l'angle de la rue, avait des rondeurs si aguicheuses... en moins de deux rimes et trois hémistiches, nous étions attablés devant une paire de solides ballons de rouge. Nos jeux oratoires se poursuivaient avec nonchalance, tandis qu'amusés, nous contemplions la foule des touristes qui déambulaient comme des pingouins égarés en quête du dernier ticheurte ou de l'ultime porte-clé estampillé " Côte d'Azur". Le premier verre fut promptement suivi d'un brelan majeur de la même teinte vermeille. Notre bavardage avait alors pris une tournure plus musicale. Blues, reggae et musiques africaines s'étant invités à notre agape.

     Sur ce, discrètement, Didjeko avait tiré de son pantalon de bachi-bouzouk, une minuscule guimbarde en bambou et entamé du bout des lèvres une lancinante litanie pastorale qui semblait sourdre des profondeurs de la mer. Était-ce la cuisse du vin ou les hanches généreuses de notre barrique bistrotière qui amplifiait le son ? Je ne sais, mais ce dont je me souviens, c'est que soudain, toute la rue, tout le quartier, résonna du son magique de la guimbarde. Et tout se mit à rouler et à tanguer, les gens, les trottoirs, les immeubles, les fenêtres, le soleil et jusqu'aux étincelles dans nos verres. J'avais l'impression d'être assis aux côtés du dieu Pan en personne, faisant danser ses chèvres sur quelque hauteur d'un monde antique et fabuleux. Une mélopée fascinante, un rythme élastique, incantatoire, un envoûtement galactique... nous n'étions plus à Cannes, mais sur le toit du monde et les humains nous semblaient de ridicules pantins que l'on pouvait animer à notre guise, de nos gaillardes esclaffades et de nos viriles rasades.

     Cette fête impromptue aura désormais pour moi, le goût mélancolique d'un "Petit bal perdu". Didjeko Boucanier, comme il aimait à se faire appeler, est retourné auprès des dieux rêveurs et farceurs d'une invisible Olympe. C'était un beau, un chouette poète, un créateur méticuleux et obstiné, un formidable joueur de guimbarde, un musicien aventurier de sons électroniques et surtout, un slameur de très grand talent. Il ne viendra plus illuminer les soirées-slam du mercredi, chez Manu, rue d'Angleterre. Ni à Nice, ni nulle part ailleurs.

     Mais au Suquet, sur les hauteurs de Cannes, il reste un tonneau debout, portant encore la trace d'un verre de vin rouge, en forme de sourire imputrescible.

© Dom Corrieras / St. André de Cubzac / 18-02-



***

Lettre de André Borg du 15 février 2013 à André Chenet  :

Môssieur,

Je suis un ami de très très longue date de Denis, nous nous connaissons depuis 1979 et avions fait connaissance en classe de seconde. Depuis, si ce n'est à de très très rares occasions, nous nous étions jamais perdu de vue. Je connaissais très bien la passion du dire et de l'écrit poétique qui animait Denis et nous avons a de très nombreuses reprises partagé ensemble des soirées, à en parler. Jusqu'à collaborer avec lui, du moins apporter ma petite contribution (un vrai régal) en mettant en page "Les ferrailleurs du Cosmos…" et préparant les fichiers des coupés-décalés pour la parution des "Secrets du vin". Sans parler de quelques très bonnes soirées à couper-décaler avec lui, il vivait encore à Marseille, sous l'emprise de la joie, de fous rires, de l'étonnement et de cette sensation d'hypnose que cette "pratique" fait vivre.

Je savais l'importance que représentait pour lui le fait de n'être plus isolé dans sa pratique de cet art à laquelle il s'est donné avec une discipline qui lui était propre. Et peu à peu, au cours des années, de ses premiers jets, alors très jeune, jusqu'à maintenant j'ai pu témoigner de l'évolution. Jusqu'à constaté, comme vous le faîtes, qu'il touchait au but, tant dans l'aisance que dans son sentiment d'aller vers l'accomplissement. Et de plus épanoui de pouvoir participer à de plus en plus de performances scéniques— la scène je crois le stimulait plus que tout.

Denis, sans courir après la gloire, trop entier le garçon, avait un besoin de reconnaissance dont il m'avait parlé, celle de ses paires bien sûr. Et sa présence dans une parution comme la votre le touchait beaucoup. Il en restait toutefois très humble.

Quand j'ai appris son décès par Sandra, je m'étais résolu à venir sur votre site pour vous l'annoncer dès le lendemain. Et c'est avec beaucoup d'émotion que j'ai constaté que vous n'aviez pas attendu longtemps. Je tiens à vous en remercier.

André Borg

***

Réponse de André Chenet,  16  février 2013 :

Cher André Borg,

 

Votre lettre est certainement celle qui m'a le plus profondément touché de toutes celles que j'ai reçues après le départ de notre "ferrailleur des mots". Je me souviens, pour ainsi dire, très bien de vous, car il ne tarissait pas d'éloges à votre égard. Il vous aimait comme un frère et m'a raconté l'épopée de son petit livre "cousu main". Il vous considérait comme un dessinateur inspiré, bouillonnant d'idées et de visions.
Comme vous avez raison quand vous faites allusion à une sorte de "sensation d'hypnose" liée à la pratique de son art. Elle va parfois jusqu'à l'hallucination lorsque elle tend à se prolonger au-delà du temps escompté.

Didjé m'avait hébergé chez lui durant un mois à l'époque où il vivait à Vallauris, peu de temps avant qu'il ne parte en Belgique, tandis que je n'avais plus nulle part où aller. Il m'avait convié quelquefois à des séances d'écriture avec sa boîte à poèmes, de la colle, une grande feuille de papier et bien sur les ciseaux magiques.
Il me faisait accomplir des voyages miraculeux; nos rires explosaient à cause d'une trouvaille cocasse ou scandaleuse.
Il pouvait rester des nuits entières accroupi vertigineusement au bord  de la faille cervicale qui s'enfonce dans la nuit des temps. Vos mots me réjouissent, qui nous restituent son incorruptible jeunesse, sa verve infinie mais aussi la délicatesse de sa pensée. Mon ami Dom Corrieras ne s'y était pas trompé : il n'a pas hésité une seconde à le publier. Moi-même, je lui avais demandé de rédiger un traité de sa technique du Coupé-Décalé qu'on peut lire et voir aujourd'hui sur son site et dont je reproduirai les grandes lignes dans le prochain numéro de La Voix des Autres afin que se transmette son invention poétique et que des explorateurs des grands fonds poétiques s'emparent de cet outil qu'il a passionnément amélioré au fil des ans.

Il me racontait aussi ses escapades sur les hauteurs ou dans les no man's land de Marseille. Il m'a présenté Jo Corbeau, en lequel il voyait le shaman des tribus d'un monde à venir. Je suis resté en contact avec Jo qui a été très secoué quand je lui ai appris la disparition de notre ami. J'allais visité Didjé chez lui, à Antibes et je l'ai vu se tordre de douleur malgré la morphine. Les derniers jours, il n'était plus qu'un regard immense et désespéré que je n'oublierai jamais.

Je l'ai entendu mourir, alors que je lui parlais au téléphone. Je ne sais pas ce qui m'a pris cette nuit-là de l'appeler et je ne sais pas non plus comment il a pu s'emparer de son téléphone. Il était en train de s'asphyxier, je ne comprenais rien de ce qu'il tentait de me dire. Il se trouvait dans un état panique. D'après ma femme, Cristina Castello, ma voix s'est adoucie subitement et je me suis mis à lui dire des choses très simples pour le calmer comme "surtout n'aie pas peur, ce n'ai rien, ça va passer, laisse-toi aller, relâche-toi ...". Il m'a dit, assez distinctement, dans un souffle rauque, brisé, trois fois merci. Et nous avons
raccroché. Je vous devais bien cet ultime récit.

Sachez que mes amis et moi-même lui rendrons un superbe hommage lors des prochaines cessions du Printemps des poètes à La Colle sur Loup (les 21, 22, 23 mars prochain). Une de mes amies, Emmanuelle K, musicienne et poète, avec qui il avait travaillé pour un festival que j'avais organisé, va m'envoyer un CD de 53' contenant entre autres choses ces derniers "bidouillages" sonores et ce qui me bouleversait par dessus tout, ce que je nomme des "concertos pour guimbarde".
Ils
projetaient, Emmanuelle et lui, de produire ensemble un enregistrement de "L'Oiseleur" un conte courtois et surréaliste destiné à la scène.

En espérant ardemment que nos chemins se croiseront sous peu et que nous pourrons nous lire ensemble des morceaux de l'épopée cosmopoétique du poète boucanier, je vous salue très Fraternellement,

André Chenet


Extrait de "La vie n'est pas un consommé de petit nuages gris clairs :

.../...
la vie qu’on nous a prise
par­fois nous vou­lons la repren­dre
mais au fond

c’est pour mieux la ren­voyer dans ces gueu­les
hur­lan­tes
de mort qui ne dit pas son nom
car au fond
la vie qu’on nous a prise
n’était pas celle que vous croyez

Bar­ra­cu­das
méfiez-vous de l’eau qui dort

Il n’y a pas eu de pre­mier pirate
il n’y en aura pas de der­nier
Passe un oiseau noir
au cap d’Anti­po­lis

Pas moyen d’y cou­per
Les déca-ailes.  

Didjéko

***

Premier et dernier courriel de Dijelo à Francopolis.
Une réponse alarmante à vous scier les artères du cœur, suite à l'invitation à participer au coup de coeur du mois.

Bonjour bonjour

Je suis effectivement plutôt muet ces derniers temps, à mon corps défendant : tu le sais peut-être, André t'en a peut-être touché un mot, mais je suis gravement malade ; je me bats avec un crabe qui en veut à mon estomac. Depuis quelques mois, c'est très difficile pour moi, la maladie est contenue mais j'ai des douleurs extrêmement vivaces, puissantes et réitérées contre lesquelles je lutte au quotidien ; de même, j'ai beaucoup de mal à manger.
Donc, par le mois qui vient, je suis actuellement dans l'impossibilité d'être plus actif que je ne le suis. C'est une période difficile, mais une fois que ce problème de douleurs sera résolu, je pourrai alors retrouver assez d'énergie et de lucidité pour participer activement, ce que je souhaite sincèrement, mais là, je n'en ai pas les moyens, à peine lis-je mes mails.

Je profite d'un moment de relative tranquillité pour répondre à ton mail, et te remercie de cette inquiétude...
et une bonne année bien sûr, et surtout la santé !

Amicalement,
Didjeko

Invité au Salon de lecture janvier 2013, avec la coopération de son fidèle ami André Chenet.

***

Devant tant de souffrances, je m'incline...

Un poète s’en va et toute la planète est en deuil
Sa patrie est l’univers…

« Quand il est mort le poète,

Tous ses amis pleuraient…
Quand il est mort le poète
Le monde entier pleurait… (chante Gilbert Bécaud)

Un poète s’éteint mais sa flamme oscille et brille en nous
ton Coupé-Décalé, tes poèmes, tes mots parfument les environs
ton odeur reste en nous.

Bon voyage Didjeko !

Gertrude Millaire

***

Vous, touchés par l’aile
qui portez en vous l’infinité
et tant de tendresse,
je n’aime pas votre absence. 

Je n’aime ni vos lèvres closes
ni vos mains ouvertes sur le silence
ni votre froide solitude
et l’idée de votre enfouissement.

Je n’accepte pas
que nos appels restent sans écho
sans vos mots pour nous tenir
pour nous harponner hors de
ce qui nous frappe. 

Je vous garde
au plus creux       au plus doux
mais m’entendrez-vous
me répondrez-vous ?

Agnès Schnell

***

Hommage Didjéko - Dana Shishmanian

Enthousiasmée par un ensemble de poèmes soumis à notre comité de lecture pour la sélection de mars 2012 – tout juste un an ! – je saluais alors leur auteur comme « un grand poète-chaman qui erre dans les entrailles de la ville et traverse les nuits sur les ailes de ses visions comme un oiseau nocturne la forêt ». J’allais découvrir Didjéko, l’auteur des recueils Ferrailleurs du cosmos et Secrets du vin, inventeur de cette technique de « coupé-décalé » dont il a su faire une art poétique, et grand brasseur d’espaces poétiques.

En relisant ses textes, on dirait qu’il préparait déjà son grand saut. Poète-vagabond – un « corps étranger » dans ce monde – il se mettait « hors d’atteinte », en même temps « à distance / de l’exil » et « à l’écart / des échappatoires », dans une position surtout caractérisée par l’éveil, tout en se déconnectant de toute activité : « Intérieur / Inactif / Mode interne / Activé ».

C’est dans cette attitude que l’envol ne tarde pas à emporter le poète comme sur les ailes d’un aigle qui est son propre esprit, et voilà que l’homme est désormais ravi à nos regards ; mais ses vers exquis nous restent offerts, pour nous porter à notre tour, le moment venu, au-dessus du vide de cette traversée de la nuit vers l’aube d’un nouveau jour. J’aimerais faire de ces vers son épitaphe, et un self-conduit pour mon propre parcours :
 

« J'ai vu un aigle

Glisser-transpercer

Et j'ai senti

Le vent des forêts

Bruisser

Le long de mes plumes

Effraction de l'intensité

Au travers des

Débris de brume

 

L'aube d'été

Dans l'embrasure

Satellites filants

A la pointe du jour

Vols réguliers

Vol régulier

Échafaudages

Effilochures

 

Qui a peur du vide ?

Les masques

Et ceux qui s'y confondent. »

 

Didjéko, tu t’es envolé sur le dos majestueux du grand aigle, mais tu nous as appris le vol. Et je dirai alors avec toi : « Je n’attendrai pas la pluie / pour aller chercher de l’eau ». 



Quelques Liens

- son site Dire-dare-dare
- coupé-décalé Didjeko
- Ferrailleurs du Cosmos
- Les secrets du vin
-
Spécial Didjeko sur Danger Poésie


Revue Francopolis
- Entrevue Didjeko par Cécile Guivarch
- Invité au Salon de lecture
- Librairie Francopolis
-
Didjeko : Pensée Spéciale pour son combat de survie par Dana Shishmanian





Hommage à Didjeko
Francopolis mars 2013


Créé le 1 mars 2002