MAI 2017
Catherine Jarrett –
« J’attends le temps du vent »
(La
mémoire nue, préface de Guy Allix – éditions Unicité, janvier
2017)
La montagne du Prince, détail,
gouache de Kath’ (Catherine Jarrett)
(p. 37)
Catherine Jarrett possède le don rare de danser, avec légèreté, sur
des pointes de rochers sortis d’invisibles abîmes, présents derrière les mots
pour désarticuler le discours et laisser percevoir la tragique noirceur qui
nous guette, faire gicler les cris muets des sentiments étouffés. On a
l’impression par endroit d’une glissade douce en terrain plat mais
brièvement, car cette impression se fracture, c’est en fait un leurre, un
instant d’illusion de bonheur dont même le souvenir d’enfance ne s’échappe
pas indemne : le bonheur, c’est factice.
Tout
d’abord, l’identité : le « je » qui surgit des poèmes –
qu’il se pose comme représentant la poète, ou sa mère, dans un jeu
d’interchangeabilités assumées – est incertain, volatile, mutant, suspendu
à un point d’interrogation comme à la perception de son propre vide, autant
que du vide ambiant ; d’où la fréquence des métamorphoses, aucune
consistante, toutes comme provisoires, comme des approximations d’un
« qui je suis » éternellement sans réponse :
Vous entendez le vent ?
Tourgueniev a dit quelque part…
Combien de fois vous répétiez à ma mère
et que les oiseaux volaient bas
je suis une muette…
(…)
Le vent toujours le
vent
le chant d’eau qu’il profère
la mousse sous ses pas
Qu’est-ce que je
disais ?
(Vous entendez le vent ? – p. 20-21)
Le
« tu » est entraîné dans la même
interrogation irrésolue, proximité impossible et confusion d’identités jusqu’à
l’indiscernabilité des membres, car tout est fragment et alors plus
d’appartenance, plus d’espace confiné, connu, reconnu :
Qui
es-tu
Ruisseau
d’air qui vient caresser mes frontières
Ricochet
de gravillons impondérables
Touffe
d’étoile qui tout à coup prend forme
Nuit
dans la chambre
(…)
Je tends la main
C’est
toi qui tends la main
Blanche
maigre
Ta
main ma main
Mon
bras ton bras
Ton
corps le mien
Où
suis-je ?
(…)
Où suis-je ?
Qui
suis-je ?
(Identité – pp. 35-36)
Bien
évidemment, le terme tiers – personne, objet, pensée, « monde » –
émerge également comme un questionnement par-dessous l’absence, la quête,
le désir, l’inatteignable cible d’un mouvement brownien où les contenus de
la personnalité volent en éclats :
Des parcelles de toi hivernent
Sur le lit
Tu te réveilles tu
les cherches
Tu oublies qui
Il apparaît qui
est-ce
C’est Lui
Qui Lui ?
Mais qui ou quoi se
cache sous le vent
Il n’y a pas de trêve
Il n’y a pas de berges
Tu accroches des herbes
Et le fond se dérobe
Où donc est-il encore
Qui ?
Lui !
Qui Lui ?
(Le souffle – pp. 27-28)
La
poète nous ramène ainsi, avec autant de grâce que de pathos contenu, à un
superbe et fragile équilibre entre désordre et beauté tranquille, entre
souffrance et joie, entre retenue, voire ascèse du geste et de
l’expression, jusqu’au dépouillement, et débordement sensoriel, luxuriant,
dont la voracité se tourne vers l’intérieur…
On s’essouffle à traquer l’épure
Se dessèche
Dans les Forêts du
Douanier
Lianes pythies galopant
D’entrelacs
Passe une odeur musquée,
Le souvenir d’un rêve
Et son écho
C’est à peine
Si les frondaisons s’en émeuvent
Le lion gobe un soleil
Vorace
La flûte
Traque les néants
Scande l’immuable et le pérenne
La mémoire qui se contemple
dehors se tait l’orage
Un parfum de douceur
Demeure
Tous les instants
Sont neufs
Les instants que dévore
Le masque
(sans titre – pp. 80-81)
Ne
nous faisons pas d’illusion sur cette écriture qui se loge dans la mémoire
des sens, tout en se laissant dévorer par le masque du vide : une « louve
blanche » s’y cache, « elle
appelle / de ses yeux dévorants », dansant dans le noir.
Je
serai louve blanche
Et ensemble irons l’amble
Moi et la mère étoile
Ma grande louve mère
Et les saisons viendront
Certains loups périront
Père m’aimera toujours
Mère souffrira un peu
La glaise aura coulé
J’aurai pris mon visage
De fille puis de femme
Louve racée épure
Danseuse des cavernes
(D’amble – pp. 16-17)
C’est
le totem d’un esprit veilleur, lucide, fidèle à une vérité inconnue, qu’il
traque sans répit et sans complaisance dans les coulisses tragiques et
sublimes du théâtre du monde, dans cette terre où se joue le destin de
l’âme : « Nue ma mère sur ce chemin »…
Je marche et racle et de mes pieds soulève
Et de mes mains asperge
Terre sur terre
Sable sur sable
(…)
Et comme un chien je
creuse et je cherche
Le trésor du laboureur
Le diamant du joailler
La brindille-boomerang
Je guette
Espère
Un miracle léger
Une forme perdue
Un peu de toi
Qui pars
Un peu de nous
Un peu de temps
Et je trace en toi des
sillons et des fosses
Sème des graines rêve d’arbres puissants
Arbres comme poèmes
Irradiant vers l’éther
(…)
terre qui te plies comme
une langue
ondoies digères intègres
terre mangeuse et géante
et chaude de nos sangs
(Une terre - pp. 108-111)
Dans
cette quête éperdue on perçoit une attente nourrie de foi et
d’espérance : celle du grand vent qui balaie tout et soulève le poids
du monde, un souffle venant de loin et menant ailleurs, traversant d'un bout
à l’autre ce recueil dont il emporte les poèmes, tels des vaisseaux toutes
voiles hissées, pour le temps de l’avant :
J’attends le vent
Pour partir avec lui
Corneille je suis
Pourrais être
Postée sur une gargouille
J’attends
Qu’il me vienne de pays dont on parlait
Avant
Pays de neige pays
d’enfant
(…)
Alors j’en appelle à toi
Vent
Comme à un héros inventé
Vent levé des imaginaires
Vent des vaisseaux portés par les lignes d’horizon
Par les chansons des enfants et des grand-mères
J’attends le temps du vent
(Chanson – pp. 128-129)
***
Catherine
Jarrett - Présence à Francopolis :
Sélection
de poésie, décembre 2014
Prix
de poésie féminine Simone Landry 2015 (avril 2015)
Chronique
de Ma bête langue par
Dominique Zinenberg (octobre 2016)
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