Francesca
Yvonne Carouth (1937-2023) nous a quittés
discrètement : les sites où elle figure ne signalent même pas son
départ… Pour sa biobibliographie voir le site de
la revue Les
hommes sans épaules ainsi que sa page d’auteur sur le site
des Éditions du Cygne. Et pour (re)faire connaissance explorer son site à elle, qui est toujours
vivant…
Présence à Francopolis : une note de
lecture en avril 2014 par Pascal Moré, un Entretien avec
Igor Smetanof en juin 2014, plusieurs
poèmes coup
de cœur – juin 2014 (extraits du recueil Les
enfants de la foudre, éditions Rougerie,
2011), et enfin, le Salon
de lecture de février 2015 (poèmes inédits, avec une présentation et
une bibliographie détaillée).
J’ai été séduite par l’acuité
sidérale de sa poésie ainsi que par son parcours aussi fulgurant dans sa
jeunesse que diversifié et complexe à la maturité. « C’est une
écriture qui me parle au plus profond de moi. Elle cache une expérience
ultime qui illumine l’être, par la proximité même du gouffre qui la
nourrit ; l’expression poétique qui en jaillit est pure et coupante,
comme un diamant ciselé par la foudre. » (notice
à mon coup de cœur susmentionné).
La photo reproduite ci-dessous
la représente telle que je l’ai connue dans les années 2014-2016.
J’ai choisi de reproduire ici
le dernier des poèmes inédits qu’elle m’avait confiés pour le Salon
susmentionné.
©Dana Shishmanian
Choix de poème :
[Nos mains jamais désunies]
1
Je suis un
campement abandonné
Y serpentent
l’angoisse et la joie
Sous
l’assourdissant silence des galaxies
Ferveur de la
basse continue
Magie blanche
des nuits d’antan
Tu n’as plus
besoin d’espace
tu es l’espace
Je
reconstruis avec une plume de paon
les immenses
fresques du vide
la douce
odeur des prés sous la lune
2
Depuis l’exil
tu clignotes davantage
Tu es le loup
bleu des steppes
entre l’Ourse
et le Grand Chien
Je te cherche
de mois en mois
de chambre en
chambre
partout où tu
n’es pas
au fil perdu
des ports et des collines
semant la
perfection
à la
recherche de la canicule et de la pluie
3
Que de
cantilènes sans fin tracées
sous forme de
caresses sur ton corps
runes gravées
avec la langue
poèmes
inscrits dans ta chair et ton âme
avec une
intensité à tuer
Dans la nuit
sous mes doigts
De minuscules
étincelles fusent de ta chair
Salve
d’étoiles et de graines enceintes
En toi mon
nom incrusté
comme dans la
mémoire des chênes
4
Veine secrète
lâchant des salves d’étoiles
Éclair
violent qui transperce
Ou sceau
magique de l’ortie
L’air
s’enflamme
Autour des
châteaux de l’esprit
Épée qui
transperce et guérit
Suavité du
titan subjugué
5
Désir
aveugle cognant dans les ténèbres
Soutes du destin obscur
voguant vers
les espaces toujours vierges des cieux
Les fleurs
chantent
malgré le
scorpion dans le cœur
Tous les
hommes aimés ne font qu’un
dans l’éther
brûlant
Ne reste
qu’une bouche
qui communie
avec les fruits sacrés de la terre
qui hurle qui
se tait
qui baise
l’empreinte de tes pas sur le sable
6
Toi mon sosie
dans l’art d’aimer
Indécence de
contempler ton sommeil
sous les
arbres hébétés de bonheur
Tu
m’enveloppes comme une brume de chaleur
Volupté de
l’absence poignante
fièvre des
rencontres
dans les
aromates de la passion
Nous nous
dévorons l’un l’autre
comme
quartiers de lune
7
Dernière
veillée d’armes
avant le don
de la sainte folie
L’Éros de
l’esprit s’éveille
Ton sommeil
est un sanctuaire
un mystère
sacré avant le grand voyage
Les pavots
sourient aux anges
qui jouent
aux dés le sort des hommes
dans la brume
tiède
Ultime
descente dans les sources de cristal
8
Au delà du temps
Nos mains
jamais désunies
État de grâce
Tambours dans
le sang
et pollen
attirant toujours plus loin
Danse avec
les phénomènes
Merveilleuses
vicissitudes
Bien mal mort
vie haine amour
ont la même
saveur
douce amère
9
Presque
féminine à force de douceur
ta voix
tétanise
au bout du fil
Petits
éclairs d’énergie jugulée
Puis c’est la
pluie d’or
l’oratorio
des draps de lin
tressés avec
de l’amour
jusqu’au
lâcher de la parole
mouches de
braise ou ineffable jasmin
10
Écarlates
pèches des vignes
vergers
dévastés de joie
où nous
attend notre double,
- métaphore à
multiples sens
Au loin les
arcades béantes
rient aux
éclats
11
Un matin te
croyant seul
je t’ai vu te
prosterner sur la terre mère
et lui faire
une offrande
Des langues
de feu ceignaient ton front
Puis la vie
reprit son cours
pas ordinaire
A présent
c’est moi qui suis seule au monde
Seule la lune
qui me regarde fixement
sait où je
gîte
sur l’échine
de la Terre-mère
©Francesca Y. Caroutch,
Francopolis, Salon
de lecture de février 2015
|
(*)
La poétesse dans son salon (photo reproduite du site Francesca-Yvonne
CAROUTCH)
Nous reproduisons ici deux extraits de l’étude
dédiée à Francesca Yvonne Caroutch par Camille Aubaude : elle vient d’être republiée sur le
site de la revue en ligne Le Pan poétique
des muses, avec un message en honneur de la poétesse
disparue :
Récemment, l'équipe de la
revue LE PAN POÉTIQUE DES MUSES a appris avec une grande tristesse la
disparition de « la poétesse Francesca Yvonne Caroutch,
qui s’est envolée le 29 novembre dernier » (cf. Camille Aubaude).
Cette revue publie la
belle étude, présente ci-dessous, qui est consacré aux œuvres de la très
regrettée défunte Yvonne Caroutch pour
commencer à lui rendre hommage... et avec l'aimable autorisation de
l'autrice et théoricienne de la littérature (en général) et en
particulier celle des femmes de lettres Camille Aubaude.
L'article a déjà été édité dans l’Anthologie dirigée par Laurent Fels (cf. pdf., p. 51sq)...
LE PAN POÉTIQUE
DES MUSES
Soifs
Dans le raccourci saisissant de
ces correspondances résonne l’accueil d’exception fait au premier recueil
de poésies d’Yvonne Caroutch, Soifs (1954)(*). Née à Paris le 3 février 1936, elle poursuit
ses études secondaires au lycée Fénelon lorsqu’elle publie son premier
recueil de poèmes. Le contrat d’édition est venu de singulière façon. Le
poète du groupe de l’École de Rochefort, Luc Bérimont
produisait chaque mercredi une émission radio, Tout
peut recommencer, consacrée aux grands poètes d’hier et
d’aujourd’hui, qu’Yvonne Caroutch suivait avec
ferveur, sur la station la plus écoutée à l’époque. Sans rien dire à
personne, elle a envoyé un choix de poèmes à Luc Bérimont,
qui, à défaut d’une réponse, les a fait lire par deux comédiens. Il lui a
écrit quelque temps après pour lui demander d’autres poèmes, souhaitant
la rencontrer, et lui a obtenu son premier contrat d’édition. Pour
préparer le lancement du recueil, Luc Bérimont
a publié une étude dans la revue Carrefour
des lettres du 15 janvier 1955. Conséquence, après la parution
de Soifs en septembre
1954, la jeune poétesse a reçu de nombreuses lettres de lecteurs.
Bachelard, Reverdy et Jean Rousselot ont été parmi les premiers à réagir.
« On a tant dit que la poésie,
c’est l’enfance "conservée" ou "retrouvée en larmes",
lui écrivit Jean Rousselot, qu’on
s’étonne de pouvoir mettre sur une poésie aussi naturelle, aussi
instinctive, et pure que la vôtre, le visage d’enfant que vous avez. Pour
une fois – la dernière, c’était Cadou, l’avant-dernière Radiguet,
l’avant-avant-dernière, Rimbaud – le poète est dans sa poésie comme
poisson dans l’eau, comme chair dans la peau, comme sève dans l’ormeau.
Je n’encense pas : j’assiste à l’évidence » (**).
Comme Christine de Pizan, Louise Labé, Marie Noël, Sabine Sicaud et bien d’autres, Yvonne Caroutch
porte en elle une vocation poétique. Elle incarne à mes yeux l’artiste
dont les nombreuses publications, poèmes, romans, essais sur la Licorne
et Giordano Bruno sont sous-tendues par la même « soif », pour tenir à
distance les maux sournois et insistants qui détruisent l’être intime.
Dans sa création littéraire, dont l’excellence s’est imposée d’emblée,
elle a convié les plus belles figures de la conscience de soi et de la
Nature, celles qui ont pour nom « poésie », leur langage même.
(…)
L’inaccessible clarté
Bien que la sensation prime, il
ne s’agit pas d’occulter l’importance qu’accorde Yvonne Caroutch à des personnages de la Renaissance
italienne, grâce auxquels elle élargit la sphère de sa réflexion d’une
clarté et d’une harmonie peu communes, et le champ de son expérience. Ce
qui peut être chez certains auteurs une sorte de cliquetis d’idées juxtaposées
devient l’essence de sa poésie. Ce mouvement est d’une force et d’une
évidence inouïes dans les livres consacrés à Giordano Bruno, nommé « le Voyant de Venise », « le Volcan de Venise », « l’homme de feu ».
Transparence, clarté et Feu en
tant qu’élément essentiel de l’univers, expriment la passion. La pure et
chaste Licorne manifeste l’aboutissement d’une quête intérieure. Elle est
analogiquement reliée à la pierre philosophale. Une figure mythique
transcrit toujours une quête spirituelle, c’est-à-dire l’approche de
l’énigme de nos origines, par la voie d’un retour à la non-dualité, à la clarté qui est la matière de cette
poésie résultant d’un puissant effort pour sortir les images de leur
immobilité première :
Conscience béante et bleue de
l’éther fulgurance de diamant noir.(***)
La poésie d’Yvonne Caroutch est nourrie par les métaphysiques
orientales, une autre façon pour elle de témoigner sa singularité. Elle
étudie les textes de femmes qui font voler en éclats les clichés sur la
féminité pour trouver leur propre façon d’écrire, et pas une autre. Elle
divulgue aussi les œuvres des femmes alchimistes, telles Christine de
Suède, dont la démarche alchimique est plus technique que poétique, ou
Dorothée Wallichin de Weimar, dont les textes
codés, d’une grande densité ne sont pas entièrement traduits en français.
À partir de ces sources, Caroutch sait donner
des accents lyriques aux principes alchimiques, les convertir en une
célébration de l’ordre du monde. Bianca Capello, l’épouse de Francesco
Primo de Médicis, dont les écrits ont été détruits par les Médicis, l’a
beaucoup inspirée, en particulier pour les jardins alchimiques qu’elle a
fait construire avec son époux à Pratolino. Caroutch livre son interprétation des femmes
alchimistes de l’époque alexandrine, dissimulées, dans les dialogues
alchimiques sous les noms d’Isis, de Cléopâtre et de Marie.
Yvonne
Caroutch redécouvre des femmes oubliées, mais
dont les œuvres cristallisent des vies d’exception que couronne une
conscience éclairée. Mue par l’aimantation d’une vérité inaccessible,
elle explore leurs fictions, leurs désirs, leurs images. Pour exprimer
son état intérieur, elle a élaboré une forme poétique dont elle ne
s’éloignera plus, inscrite dans la lignée des trobairitz et des « Fidèles
d’Amour ».
(…)
(*) Aux Nouvelles Éditions Debresse, 38 rue de l’Université, Paris, 1954, que
les critiques avaient l’habitude d’appeler les Éditions Ned.
(**) Lettre de Jean ROUSSELOT, Paris,
Octobre 1954, id.
(***)
Tente cosmique, Paris, Le Point d’Or, 1982, XIX.
©Camille
Aubaude
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