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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Printemps 2024

 

In memoriam Francesca Y. Caroutch

 

Par Dana Shishmanian

Avec une contribution de Camille Aubaude

(Le Pan poétique des muses)

 

(*)

 

 

Filipino Lippi, Allégorie d’amour, XV° siècle toscan (Collection privée)

(reproduit du site Francesca-Yvonne CAROUTCH)

 

 

Francesca Yvonne Carouth (1937-2023) nous a quittés discrètement : les sites où elle figure ne signalent même pas son départ… Pour sa biobibliographie voir le site de la revue Les hommes sans épaules ainsi que sa page d’auteur sur le site des Éditions du Cygne. Et pour (re)faire connaissance explorer son site à elle, qui est toujours vivant…

Présence à Francopolis : une note de lecture en avril 2014 par Pascal Moré, un Entretien avec Igor Smetanof en juin 2014, plusieurs poèmes coup de cœur – juin 2014 (extraits du recueil Les enfants de la foudreéditions Rougerie, 2011), et enfin, le Salon de lecture de février 2015 (poèmes inédits, avec une présentation et une bibliographie détaillée).

J’ai été séduite par l’acuité sidérale de sa poésie ainsi que par son parcours aussi fulgurant dans sa jeunesse que diversifié et complexe à la maturité. « C’est une écriture qui me parle au plus profond de moi. Elle cache une expérience ultime qui illumine l’être, par la proximité même du gouffre qui la nourrit ; l’expression poétique qui en jaillit est pure et coupante, comme un diamant ciselé par la foudre. » (notice à mon coup de cœur susmentionné).

La photo reproduite ci-dessous la représente telle que je l’ai connue dans les années 2014-2016.

J’ai choisi de reproduire ici le dernier des poèmes inédits qu’elle m’avait confiés pour le Salon susmentionné.

 

©Dana Shishmanian

 

Choix de poème : [Nos mains jamais désunies]

1
Je suis un campement abandonné
Y serpentent l’angoisse et la joie
Sous l’assourdissant silence des galaxies

Ferveur de la basse continue
Magie blanche des nuits d’antan
Tu n’as plus besoin d’espace
tu es l’espace
Je reconstruis avec une plume de paon
les immenses fresques du vide
la douce odeur des prés sous la lune

2
Depuis l’exil tu clignotes davantage
Tu es le loup bleu des steppes
entre l’Ourse et le Grand Chien
Je te cherche de mois en mois
de chambre en chambre
partout où tu n’es pas
au fil perdu des ports et des collines
semant la perfection
à la recherche de la canicule et de la pluie

3
Que de cantilènes sans fin tracées
sous forme de caresses sur ton corps
runes gravées avec la langue
poèmes inscrits dans ta chair et ton âme
avec une intensité à tuer

Dans la nuit sous mes doigts
De minuscules étincelles fusent de ta chair
Salve d’étoiles et de graines enceintes

En toi mon nom incrusté
comme dans la mémoire des chênes

4
Veine secrète lâchant des salves d’étoiles
Éclair violent qui transperce
Ou sceau magique de l’ortie

L’air s’enflamme
Autour des châteaux de l’esprit
Épée qui transperce et guérit
Suavité du titan subjugué

5
Désir  aveugle cognant dans les ténèbres
Soutes du destin obscur
voguant vers les espaces toujours vierges des cieux

Les fleurs chantent
malgré le scorpion dans le cœur
Tous les hommes aimés ne font qu’un
dans l’éther brûlant

Ne reste qu’une bouche
qui communie avec les fruits sacrés de la terre
qui hurle qui se tait
qui baise l’empreinte  de tes pas sur le sable

6
Toi mon sosie dans l’art d’aimer
Indécence de contempler ton sommeil
sous les arbres hébétés de bonheur
Tu m’enveloppes comme une brume de chaleur
Volupté de l’absence poignante
fièvre des rencontres
dans les aromates de la passion

Nous nous dévorons l’un l’autre
comme quartiers de lune

7
Dernière veillée d’armes
avant le don de la sainte folie
L’Éros de l’esprit s’éveille
Ton sommeil est un sanctuaire
un mystère sacré avant le grand voyage

Les pavots sourient aux anges
qui jouent aux dés le sort des hommes
dans la brume tiède

Ultime descente dans les sources de cristal

8
Au delà du temps
Nos mains jamais désunies
État de grâce
Tambours dans le sang
et pollen attirant toujours plus loin
Danse avec les phénomènes
Merveilleuses vicissitudes
Bien mal mort vie haine amour
ont la même saveur
douce amère

9
Presque féminine à force de douceur
ta voix tétanise
au bout du fil

Petits éclairs d’énergie jugulée
Puis c’est la pluie d’or
l’oratorio des draps de lin
tressés avec de l’amour
jusqu’au lâcher de la parole
mouches de braise ou ineffable jasmin

10
Écarlates pèches des vignes
vergers dévastés de joie
où nous attend notre double,
- métaphore à multiples sens

Au loin les arcades béantes
rient aux éclats

11
Un matin te croyant seul
je t’ai vu te prosterner sur la terre mère
et lui faire une offrande
Des langues de feu ceignaient ton front
Puis la vie reprit son cours
pas ordinaire

A présent c’est moi qui suis seule au monde
Seule la lune qui me regarde fixement
sait où je gîte
sur l’échine de la Terre-mère

 

©Francesca Y. Caroutch,

Francopolis, Salon de lecture de février 2015

 

 

(*)

 

Une image contenant Visage humain, personne, habits, intérieur

Description générée automatiquement

La poétesse dans son salon (photo reproduite du site Francesca-Yvonne CAROUTCH)

 

Nous reproduisons ici deux extraits de l’étude dédiée à Francesca Yvonne Caroutch par Camille Aubaude : elle vient d’être republiée sur le site de la revue en ligne Le Pan poétique des muses, avec un message en honneur de la poétesse disparue :

 

Récemment, l'équipe de la revue LE PAN POÉTIQUE DES MUSES a appris avec une grande tristesse la disparition de « la poétesse Francesca Yvonne Caroutch, qui s’est envolée le 29 novembre dernier » (cf. Camille Aubaude).

Cette revue publie la belle étude, présente ci-dessous, qui est consacré aux œuvres de la très regrettée défunte Yvonne Caroutch pour commencer à lui rendre hommage... et avec l'aimable autorisation de l'autrice et théoricienne de la littérature (en général) et en particulier celle des femmes de lettres Camille Aubaude. L'article a déjà été édité dans l’Anthologie dirigée par Laurent Fels (cf. pdf., p. 51sq)...

 

LE PAN POÉTIQUE DES MUSES

 

 

Camille Aubaude : Yvonne Caroutch. Les Soifs, la Licorne & l’inaccessible clarté

 

Soifs

Dans le raccourci saisissant de ces correspondances résonne l’accueil d’exception fait au premier recueil de poésies d’Yvonne CaroutchSoifs (1954)(*). Née à Paris le 3 février 1936, elle poursuit ses études secondaires au lycée Fénelon lorsqu’elle publie son premier recueil de poèmes. Le contrat d’édition est venu de singulière façon. Le poète du groupe de l’École de Rochefort, Luc Bérimont produisait chaque mercredi une émission radio, Tout peut recommencer, consacrée aux grands poètes d’hier et d’aujourd’hui, qu’Yvonne Caroutch suivait avec ferveur, sur la station la plus écoutée à l’époque. Sans rien dire à personne, elle a envoyé un choix de poèmes à Luc Bérimont, qui, à défaut d’une réponse, les a fait lire par deux comédiens. Il lui a écrit quelque temps après pour lui demander d’autres poèmes, souhaitant la rencontrer, et lui a obtenu son premier contrat d’édition. Pour préparer le lancement du recueil, Luc Bérimont a publié une étude dans la revue Carrefour des lettres du 15 janvier 1955. Conséquence, après la parution de Soifs en septembre 1954, la jeune poétesse a reçu de nombreuses lettres de lecteurs. Bachelard, Reverdy et Jean Rousselot ont été parmi les premiers à réagir. « On a tant dit que la poésie, c’est l’enfance "conservée" ou "retrouvée en larmes", lui écrivit Jean Rousselot, qu’on s’étonne de pouvoir mettre sur une poésie aussi naturelle, aussi instinctive, et pure que la vôtre, le visage d’enfant que vous avez. Pour une fois – la dernière, c’était Cadou, l’avant-dernière Radiguet, l’avant-avant-dernière, Rimbaud – le poète est dans sa poésie comme poisson dans l’eau, comme chair dans la peau, comme sève dans l’ormeau. Je n’encense pas : j’assiste à l’évidence » (**).

Comme Christine de Pizan, Louise Labé, Marie Noël, Sabine Sicaud et bien d’autres, Yvonne Caroutch porte en elle une vocation poétique. Elle incarne à mes yeux l’artiste dont les nombreuses publications, poèmes, romans, essais sur la Licorne et Giordano Bruno sont sous-tendues par la même « soif », pour tenir à distance les maux sournois et insistants qui détruisent l’être intime. Dans sa création littéraire, dont l’excellence s’est imposée d’emblée, elle a convié les plus belles figures de la conscience de soi et de la Nature, celles qui ont pour nom « poésie », leur langage même.

(…)

L’inaccessible clarté

Bien que la sensation prime, il ne s’agit pas d’occulter l’importance qu’accorde Yvonne Caroutch à des personnages de la Renaissance italienne, grâce auxquels elle élargit la sphère de sa réflexion d’une clarté et d’une harmonie peu communes, et le champ de son expérience. Ce qui peut être chez certains auteurs une sorte de cliquetis d’idées juxtaposées devient l’essence de sa poésie. Ce mouvement est d’une force et d’une évidence inouïes dans les livres consacrés à Giordano Bruno, nommé « le Voyant de Venise », « le Volcan de Venise », « l’homme de feu ».

Transparence, clarté et Feu en tant qu’élément essentiel de l’univers, expriment la passion. La pure et chaste Licorne manifeste l’aboutissement d’une quête intérieure. Elle est analogiquement reliée à la pierre philosophale. Une figure mythique transcrit toujours une quête spirituelle, c’est-à-dire l’approche de l’énigme de nos origines, par la voie d’un retour à la non-dualité, à la clarté qui est la matière de cette poésie résultant d’un puissant effort pour sortir les images de leur immobilité première :

Conscience béante et bleue de l’éther fulgurance de diamant noir.(***)

La poésie d’Yvonne Caroutch est nourrie par les métaphysiques orientales, une autre façon pour elle de témoigner sa singularité. Elle étudie les textes de femmes qui font voler en éclats les clichés sur la féminité pour trouver leur propre façon d’écrire, et pas une autre. Elle divulgue aussi les œuvres des femmes alchimistes, telles Christine de Suède, dont la démarche alchimique est plus technique que poétique, ou Dorothée Wallichin de Weimar, dont les textes codés, d’une grande densité ne sont pas entièrement traduits en français. À partir de ces sources, Caroutch sait donner des accents lyriques aux principes alchimiques, les convertir en une célébration de l’ordre du monde. Bianca Capello, l’épouse de Francesco Primo de Médicis, dont les écrits ont été détruits par les Médicis, l’a beaucoup inspirée, en particulier pour les jardins alchimiques qu’elle a fait construire avec son époux à Pratolino. Caroutch livre son interprétation des femmes alchimistes de l’époque alexandrine, dissimulées, dans les dialogues alchimiques sous les noms d’Isis, de Cléopâtre et de Marie.

Yvonne Caroutch redécouvre des femmes oubliées, mais dont les œuvres cristallisent des vies d’exception que couronne une conscience éclairée. Mue par l’aimantation d’une vérité inaccessible, elle explore leurs fictions, leurs désirs, leurs images. Pour exprimer son état intérieur, elle a élaboré une forme poétique dont elle ne s’éloignera plus, inscrite dans la lignée des trobairitz et des « Fidèles d’Amour ».

(…)

(*) Aux Nouvelles Éditions Debresse, 38 rue de l’Université, Paris, 1954, que les critiques avaient l’habitude d’appeler les Éditions Ned.

(**) Lettre de Jean ROUSSELOT, Paris, Octobre 1954, id.

(***) Tente cosmique, Paris, Le Point d’Or, 1982, XIX.

 

©Camille Aubaude

 

 

In memoriam Francesca Y. Caroutch

Francosemailles, Printemps 2024

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Créé le 1 mars 2002