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Mai-juin 2021

 

 

 

Gilbert Gratiant, L’Île parle (poèmes inédits)

 

(*)

 

 

Présentation par Michel Herland

(**)

 

 

 

Gilbert Gratiant (1895-1985), né en Martinique, blessé lors de la première guerre mondiale, est passé par la khâgne de Louis-le-Grand avant d’obtenir l’agrégation d’anglais. Nommé au lycée Schœlcher, en 1923, il eut comme élèves Césaire, Damas, Sainville… et fut l’un des fondateurs de la revue Lucioles (avec Octave Mannoni et Raymond Burgard). De retour en Métropole dès 1928, d’abord à Montpellier puis à Paris, il figura parmi les rédacteurs du premier numéro L’Etudiant noir (1935). En 1956, il participait au 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs. Communiste jusqu’à la fin, il donna cette même année un article à Justice qui dénonçait la démission de Césaire du PCF. En 1960 il adhérait au Front antillo-guyanais pour l’autonomie En 1963, il récoltait des fonds pour les emprisonnés de l’OJAM, comme il l’avait fait en 1948 pour les 16 de Basse-Pointe….

C’est néanmoins comme poète qu’il restera dans les mémoires. Poète créole d’abord, grâce à Fab’Compè Zicaque publié pour la première fois en 1950 et qui fit l’objet de plusieurs rééditions. Mais encore, ce qui est moins connu, comme l’auteur de très nombreux poèmes en français, souvent fidèles à la versification classique, restés pour la plupart inédits jusqu’à leur publication en 2017 en un fort volume de presque 600 pages, L’Île parle.

C’est que, professeur dès 1940 au prestigieux lycée parisien Claude-Bernard, il a toujours regardé de loin la mouvance négriste. Dans son article à l’Étudiant noir, significativement intitulé « Mulâtres… pour le bien et le mal », il écrivait : « …reconnaissant ce qui subsiste en moi d’âme nègre […] j’ai autant de plénitude dans ma joie à me sentir mulâtre martiniquais ou tout bonnement français en Vendômois » (où il enseigna avant l’agrégation).

On peut dire de lui qu’il fut à cheval entre les deux cultures. S’il ne reniait pas son ascendance nègre – ainsi, écrivait-il dans le poème « Barbare » retenu dans l’anthologie Poètes d’expression française publiée par Damas (1947) : « … Il me souvient bien qu’une moitié asservie de moi-même / A mâché son chagrin dans les cales obscures / Des négriers fuyant les corsaires en course… » –, c’est bien le communiste français qui évoque « Mineur de choc des Dombetz et des Galles endiamantées » dans le poème Litanie sauvage. 

Il y a des poèmes galants, comme celui-ci intitulé Complainte de l’unique : « Voyez comment le bras à l’épaule s’attache : / Passez vos mains parmi les cent bouclettes vagues / Où la nuque et l’oreille, en rougissant se cachent ».

Des poèmes de circonstance, comme celui en mémoire d’un dévoué docteur martiniquais : « Le grand frère sans le sou / qui pourtant mettait dans la main / De la femme très misérable / Le pauvre argent du sauvetage » (Le bon docteur Suffrin).

Les Antilles sont partout présentes dans la première partie du recueil, « Poésies créoles en français » où se trouve reproduit le poème précédent. Suivent les « Poèmes de sympathie » (dont Litanie sauvage), les tableaux regroupés dans « Ma France provinciale », des « Poèmes romanesques » (dont la Complainte de l’unique, puis « Poèmes politiques », « Poèmes de la fantaisie », « Bestiaire » et pour finir quelques poèmes en créole, tirés ou non de Fab’Compè Zicaque, accompagnés de leur traduction française. Des poèmes pittoresques à l’instar de celui consacré aux taxis-pays (« … Chaque ni an grappe moune alentou-ï / Con mouche-à-miel assou succ-döge […] Piss tout moune lé palé ensen-m / Crié-a ka tchoué palé-a… ») qui s’étend sur plus de vingt pages !

La plupart des poèmes en français, en général non datés, ont été découverts après la mort du poète par sa fille Isabelle Gratiant qui les a sélectionnés et répartis dans les différentes parties de L’île parle. L’ouvrage est complété par la biographie de l’auteur en forme de chronologie et une brève présentation de l’homme et du poète par Jean-Louis Joubert, spécialiste ès littératures francophones. Quelques notes, signées soit de Gilbert Gratiant lui-même (N.D.A.), soit d’Isabelle Gratiant (N.D.I.), apportent quelques éclaircissements, sans que l’ouvrage puisse pour autant passer pour une édition savante.

 

©Michel Herland

 

(*)

Gilbert Gratiant, L’Île parle – Poèmes inédits. Un demi-siècle en poésie (années 1931-1980), édition établie par Isabelle Gratiant, Paris, Hervé Chopin Éditions, 2017, 560 p., 24,50 €.

 

Sur Gilbert Gratiant, voir aussi : le portrait dressé de lui sur le site Île en île ; la chronique à ce même volume anthologique par  sur le site Le Portail des Outre-mer (p

 

(**)

L’article de Michel Herland, soumis à Francopolis mi-mars (quand notre numéro précédent était pratiquement bouclé), est paru entre temps dans Mondes francophones le 21 avril (sur cette revue, voir notre rubrique Liens & trouvailles ; sur l’auteur, voir ses précédentes présences à Francopolis aux numéros de mars-avril et janvier-février).

Nous reproduisons ci-dessus cet article avec l’aimable accord de l’auteur, et le complétons avec un échantillon de poèmes de Gilbert Gratiant (à partir de l’extrait mis à la disposition des lecteurs par l’éditeur), comme suit (voir ci-dessous).

 

 

L’Île parle

Feuilles du filao,

Fines cordes de harpe

Qui n’en finissez pas de frissonner au vent,

Gousses du catalpa,

Bourse aux monnaies sonnantes

Dans le vent, balancées quand la branche balance,

Et vous vaste ressac des lames sur le sable,

Vous contez nos malheurs

Ou riez longuement

Et prêtez langue haute aux cent drames de l’Île…

Feuilles du filao,

Gousses du catalpa, Ressac des longues lames,

Ouragans qui tordez les cocotiers blessés,

Tonnerre souterrain du volcan qui dort mal,

Et par ses cauchemars longuement secoué,

Craquements sous nos pieds de la terre qui tremble,

Et la brise qui chante autour des vérandas

Et fait bouger tout seuls berceuses et hamacs

Quand le soir fait pleurer à force de douceur !

La brise aux mains fragiles

Caresse les cheveux chantants des filaos.

L’opulente nature est si riche et si gaie

Qu’elle secoue et fait sonner le catalpa,

Et sous les vastes pas de la houle en voyage

À large bruit mourant la mer et son écume

Déroulent jusqu’au sable un tapis bleu cristal.

Et c’est la Martinique qui parle et qui raconte

Le voyage et l’élan des hautes caravelles,

La fétide aventure où le vent négrier

Poussait la chair aux Îles,

Et puis les belles dames,

L’ensorcellement des choses et des gens

Au pied du morne aux mille bambous,

Et c’est la Martinique qui chante ses amours

Et murmure à l’oreille du temps

Tous ses secrets

Pour qu’ils soient divulgués par l’alizé bavard.

Le jour s’étant lassé d’éparpiller ses feux

Se jette au lit sanglant de la mer assassine

Où le soleil achève de mourir.

Légions et myriades,

Insectes bruissants, déclenchez le concert

Immense, universel, subtil et crépitant

Dont par les nuits sans lune

Ou sous la lune bleue

Vous savez bercer l’Île

Jusqu’aux premiers rayons de la soudaine aurore.

Et que toute la cour du Puissant Belzébuth,

Que diables et diablesses,

Que zombis horrifiques, ombres invulnérables,

Que soucougnants (1) volants,

Que bêtes fantastiques

Et chevaux « engagés » (2) galopant sur trois pattes

Versent l’effroi au cœur des hommes !

Et chevaux dont le diable a fait un engin galopant sur trois pattes…

 

 

Les Îles

La Corse est toute droite,

Debout comme l’amphore au col mince.

Madagascar sur sa base chavire

Et se renverse en arrière,

Outre immense adossée.

La Martinique

Svelte et longue entre ses deux Océans

Se penche,

Faisant avec la Caravelle

Un geste d’aile,

Puis s’incline en avant,

Sans faillir, toutefois.

La Guadeloupe a la taille serrée

Par sa ceinture d’entre-deux-mers

Et jette en avant-garde pour se garder Les Saintes,

Marie-Galante pour se faire aimer

Et pour se faire désirer La Désirade.

Tahiti est une double goutte,

Ou c’est une boucle d’oreille

Égarée très loin, très loin, dans le Sud.

Et c’est un gros pâté tout rond

Que dans l’Océan Indien nous offre,

Avec du café de Bourbon,

La Réunion.

 

 

Perspective

Plus je serai distrait

Plus mes poèmes seront beaux

Et quand je serai totalement braque

Lorsque j’oublierai ma tête dans le métro

Et mes godillots dans la baignoire

À moitié vide

Alors mes vers feront éclater le papier

En petits morceaux

Qui seront des confettis sublimes

Tombant en neige bénéfique

Sur les générations et les semis

De petits Pois

De la Patagonie à la rue Quincan-idem-

C’est-à-dire Quincampoix

En passant par le Détroit de Gibraltar

À marée basse et à pied sec.

Merci et Amen.

 

 

(1)  Note de l’auteur (N.D.A.) : Soucougnans : Sorciers qui accrochent leur peau à un clou derrière leur porte avant de voyager la nuit en volant dans les airs. In Fables créoles et autres écrits, lexique (établi par Gilbert Gratiant), Stock, 1996, page 720.

(2)  Note de l’éditrice (N.I.G.) : Engagé, n. : Qui a vendu son âme au diable. In Dictionnaire du français régional des Antilles, Sylviane Telchid, Éditions Bonneton, 1997, p. 73.

 

 

 

 

Michel Herland sur Gilbert Gratiant

Francosemailles, mai-juin 2021

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