Le silence de Dieu
Le poème de Giuliano Ladolfi, La nuit obscure de Marie/ Noaptea întunecată a Mariei, traduit en roumain par Sonia Elvireanu et récemment paru chez les éditions Ars
Longa en édition bilingue, constitue un retour imaginaire aux moments
suivant la Passion et la mise au tombeau du Christ, filtrés à travers les
expériences intérieures de Marie, la Mère de Dieu, expériences dont les
évangélistes ne nous disent rien, laissant à chacun la liberté de les
reconstituer.
En sens mystique, comme l'ont témoigné de nombreux saints,
dont Saint Benoît, Sainte Thérèse de Jésus, Saint Jean de la Croix ou
Saint Ignace de Loyola, la « nuit obscure » consiste en un certain nombre d'étapes de purification de
la foi caractérisées par un fort sentiment d'absence de Dieu dans la
prière. D'autre part, la « nuit obscure » fait aussi référence au cheminement de l'âme vers Dieu, sa
destination finale, dans le but de Le découvrir en tant qu’être pur
transcendant toute capacité intellectuelle de l'homme, par
l’intermédiaire d'expériences purificatrices, dont la finalité est de
libérer le soi des impuretés, afin de réaliser l'union avec Lui.
Quant au poème de Ladolfi, la nuit obscure qui engloutit
l'âme de Marie, après la passion et la mort de son Fils, est une nuit tragique,
marquée par un trouble profond, qui fait plonger l'âme de la femme-mère
dans une « sécheresse spirituelle » profonde, manifestée par un
désespoir extrême qui met en cause les fondements mêmes de sa foi : « comme c'est difficile de
croire dans le temps de l'obscurité. La promesse/ m'a laissée/
sans défense
à la merci/ du monde et maintenant la foi est/ seulement de se fier à
l'Absurdité/ de la certitude d’une Bonté/ cassée au pied de la Croix. » (p. 80). Elle impute à Dieu le silence
qui la fait douter des promesses messianiques circonscrites à Son dessein
sur l'humanité : « Où est le Royaume de Dieu? / Mon
esprit/ est troublé, la nuit est en moi :/ la voix de l'annonce n'est que du
vent./ J’ai vécu le reste de ma vie/ en cherchant un sens au mystère d'un
fils/ au regard foudroyant,/ aux caresses tourbillonnantes;/ maintenant
je me trouve que je ne crois plus/ comme un espoir dévasté » (p. 84).
Marie, telle que dépeinte dans le poème de Giuliano Ladolfi,
semble assez éloignée de la Théotokos, présente
dans la tradition canonique, de la « Mère de l'Église », de la Mère de Dieu douée des attributs majeurs consacrés
par le magistère de l'Église, elle est une mère qui voit son fils
innocent martyrisé et tué sous ses yeux et dont la mission sacrificielle
dépasse sa capacité de compréhension, une mère pour laquelle le temps
s'arrête, car « Le temps n’a pas de marges quand les ombres.../ s’étendent
et les souvenirs/ dévorent la chair./ Tout ralentit quand la
consternation/ nourrit la souffrance. » (p. 16).
Seule avec son Fils mort, Marie se remémore,
fragmentairement, son existence depuis l'Annonciation : la fuite en Égypte, la Nativité,
l'adoration des Mages, la recherche de Jésus perdu dans le temple et la
prophétie de Siméon et crie sa consternation et ses doutes concernant le
destin de l'homme et la raison de sa création par Dieu : « Quel destin a eu/ la
postérité d'Adam ?/ Venir au monde
pour souffrir ?/ Pour supporter
l'absurde ?/ As-Tu eu peur
d'être seul ? » (p. 36).
Marie, vue à travers les yeux de Giuliano Ladolfi, n'est pas
la femme qui accepte pleinement, comme dans la réponse donnée à l'Ange (Lc 1, 38), la volonté de Dieu, mais l'incarnation
d'une nouvelle Eve, cette fois-ci moderne, qui, comme toute l’humanité qu'elle
représente, oscille entre les promesses messianiques apparemment non
tenues et une réalité cruelle, et dont la foi semble tituber face à une
logique des événements qui échappe à la logique de l'homme moderne qui se
croit de plus en plus l'égal de Dieu, d'un Dieu qu'il a ré-créé à son propre image. Un homme moderne qui « sait » que Dieu est « un Dieu qui brise/ toute attente et
toute intelligence », qui « voit » que, faible, Il
s'est « rendu à la méchanceté humaine » (p. 100).
Admirablement construit sous la forme d'un monologue
intérieur porteur d'une charge sémantique particulière, où la métaphore
frappe fort comme une langue lourde de cloche les portes de l'esprit et
de l'âme, le poème de Giuliano Ladolfi, traduit avec sensibilité et
acribie par Sonia Elvireanu, exhorte le lecteur
à un moment de réflexion sur la condition humaine, toujours plus
éloignée d'un véritable horizon transcendantal, et sur le silence de Dieu
dont c'est à nous de découvrir le sens.
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