Choix de textes : Nichita Stănescu

Portrait par Paul Mecet (apud Wikipedia)
L’art de
l’écriture
Il
me dit :
L’écriture
est une manière de ralentir la pensée,
de
dessiner grossièrement
le
visage de ceux qui n’ont pas de visage,
les
doigts du toucher pur –
celui qui fut avant
la
création des doigts et des choses.
L'écriture
– fin de colonne
corinthienne, ionique, dorique,
tête de colonne déformée en volutes
par
la pression du plafond sculpté
d'étoiles nocturnes.
Ô
toi, vitesse,
cœur en balance,
moteur de la migration des peuples de cellules
rouges et blanches.
Cœur,
toi, le plus rapide,
Cœur,
toi, divinité des aimants !
Ils
t'ont fait un visage de bronze
et
un de fer,
mais mélodieux le bronze, et assez agile
le
fer.
Ils
t'ont fait un visage de pierre,
mais lâche la pierre,
elle qui dissimule des conceptions de statues sans bras.
Ils
t'ont fait un visage de mots,
ils
t'ont figuré sous le dessin d'un cœur
et
ils lui ont donné la forme d'un A.
Il
me dit :
l'écriture est une manière de ralentir la pensée,
une
façon grossière de comprendre, d'arrêter
les
mouvements de l'esprit.
L'écriture
ressemble tout juste à un piège
en
métal,
où
se prend un renard trop vif,
trop remuant,
et
qui se débat
dans la frousse de la mort.
Je
lui ai dit :
Il
y a bien assez de forêts et j'ai faim !
Les
forêts sont pleines d'êtres vivants.
La
forêt elle-même est un être vivant.
Je
lui ai dit :
Il
y a beaucoup de forêts et j’ai faim,
et
c'est pourquoi j'ai fabriqué le A, divin piège.
Je
lui ai dit :
J'ai
disposé des pièges à la lisière de la forêt,
de
A en A.
Maintenant
je me tiens à distance
et
j'attends que ma nourriture soit prise.
Il
m'a écouté. Il s'est tu.
Traduit
par Bernard Noël et Dumitru Tsepeneag
["Arta scrisului",
dans Oul şi
sfera / L’œuf et la sphère, 1967]
L’homme-fente
L'homme-fente
a des origines éloignées.
Il
vient du dehors :
du
dehors des feuilles
du
dehors de la lumière protectrice
et
même du dehors de lui-même.
Ainsi
vient-il à l'être.
Ainsi
se remplit-il
d'images difformes
qui
pendent poilues en marge
de
l'existence,
ou
bien, purement et simplement,
il
renifle l'existence
et
prend naissance et se laisse
dévorer par elle.
Qui
sait qui mange qui.
L'homme-fente
lance de grandes pyramides
de
vide
sur
de grands déserts.
Il
s'approche, s'approche.
Il
rencontre la sphère
il
a une vue sur l'air
sur
le simoun.
Il
mange une feuille,
mais il la mange par
l'intérieur.
À
l'extérieur il n'est que panse,
bouche et dents, à l'intérieur.
Qui
sait qui mange qui.
L'homme-fente
fait le tour du monde,
il
est là seulement pour prendre connaissance
de
l'être.
Les
âmes des morts,
c’est l’atmosphère terrestre.
Nous
respirons leurs âmes ;
elles plantent l'un de leurs doigts
profondément dans notre souffle.
L'homme-fente
meurt
pour prendre connaissance de la mort.
Il
se laisse respirer
et
à son tour
il
respire…
les
objets animes et inanimés
comme si c'était de l'air.
Qui
sait qui respire qui.
L’histoire
coagule en mots solennels ;
l'avenir nous est présenté sous la forme
d'une parole
prononcée par des bouches
beaucoup plus parfaites que les nôtres.
La
terre de l’être
tire son air de la terre
du
non-être.
Qui
sait qui respire qui.
L’homme-fente
vient et voit.
On
ne sait pas si entre son œil
et
l’œil des choses
il
y a un espace pour la vue.
La
rétine de l'homme-fente est collée
sur
la rétine des choses.
On
les voit ensemble, d'un coup,
l'un l'autre,
les
uns les autres,
d'autres les autres,
les
autres les autres.
Qui
sait qui voit qui.
Il
n'y a pas de place pour les signes,
pour les sens.
Tout
est collé sur tout.
L'homme-fente
vient du dehors,
il
vient d'au-delà.
Une
fois venu,
on
ne sait plus qui est venu
et
qui est vraiment d'au-delà
et
d'encore plus loin que d'au-delà
est.
Tout
est collé sur tout ;
le
ventre sur le ventre,
le
souffle sur le souffle,
la
rétine sur la rétine.
Traduit
par Dumitru Tsepeneag
["Omul-fantă",
dans 11 elegii / 11 élégies, 1966]
Huitième élégie,
L’hyperboréenne
I
Elle
me dit alors en voyant les choses fixes
de
ma constitution :
allons fuyons en Hyperborée,
je
veux t'accoucher vivant
à
l'instar de la biche, sur la neige,
pendant qu'elle court et hurle
des
pans de sons pendus aux étoiles.
Allons
au froid maintenant, à la glace !
Je
dévêtirai mon corps
pour plonger dans les eaux, l'âme sans défense,
et
prendre pour limite
les
animaux de la mer.
L’océan
enflera, oui, il enflera
jusqu'à ce que chaque molécule soit
grande comme un œil de cerf,
ou
bien
beaucoup plus grande :
comme le corps d'une baleine.
Je
plongerai dans cette eau agrandie,
pour me cogner aux paysages browniens,
d’un mouvement de spore, désespéré,
je
ferai des zigzags ; frappée
par
les grandes, obscures et froides molécules,
les
adeptes d'Hercule.
Sans
pouvoir me noyer et sans
pouvoir marcher ou voler –
que
de zigzag en zigzag et en zigzag,
je
m'apparente à la fougère
par
mon destin de spore...
Fuyons
en Hyperborée
pour t'accoucher vivant,
en
hurlant et courant, écrasée sous les grenetis
du
ciel violâtre,
sur
la glace divisée en icebergs
dissipés sous un ciel violâtre.
II
Elle
alluma subitement une lumière,
près de son genou, une lumière verticale,
sous un chapeau rouge,
virginal.
Elle
lança près de ma cheville un livre
écrit en cunéiformes.
Des
anges pressés comme des fleurs
tombaient brisés, sur des plates-formes,
Entre
la page d'en haut et celle d'en bas,
des
anges noircis entre les lettres terribles,
amincis, déshydratés et sans fraîcheur,
au
tranchant horrible...
Pour
pouvoir me couper des regards
qui,
sans mon consentement, ont poussé sur moi –
lorsque j'attachais, toge virile, ma tristesse rugueuse,
avec une fibule de glace.
En
Hyperborée, là-bas – dit-elle,
en
nous prenant l'un et l'autre par la nuque
de
son bras droit, celui non volant –
nous plongerons dans l'eau par-dessous la glace.
Hyperborée,
zone mortelle
des
supérieurs du mental,
lieu de naissance pour les enfants de pierre,
seuls les saints en sont sculptés.
Hyperborée,
noir et blanc,
or
et argent,
révélation, non-révélation, tristesse
courant et tâtonnant.
III
D'un
coup elle lève la tête :
Des
globes blancs lui courent dessus,
et
les nuages se déchirent en lambeaux verdâtres.
Apparaît
une sphère aux obscurités alpines,
que
des oiseaux, le bec planté dedans,
font tourner à lourds claquements d'ailes.
Naturellement,
l'idéal du vol y fut accompli.
Ici
on peut voir de grandes cigognes le bec dans le roc
et
qui bougent à peine. On peut voir
des
aigles géants, la tête enfoncée sous les pierres,
avec leur assourdissant battement d'ailes, et on peut voir
un
oiseau plus grand que tous les autres,
le
bec comme un essieu bleu,
autour duquel tourne la sphère,
avec ses quatre saisons.
Naturellement,
l’idéal du vol fut accompli ici,
et
une aura verdâtre maintenant nous prédit un idéal
encore plus terrible.
Traduit
par Dumitru Tsepeneag
["Elegia a opta, Hyperboreana", dans 11 elegii
/ 11 élégies, 1966]
Courts propos
–
Veux-tu vivre rien que pour moi
et
rester seul
et
sans ombre, tout comme est sans ombre
le
chiffre 1 ?
–
Oui !
–
Mais tu es parti, et es pareil parfois
aux
animaux des champs.
–
Oui, je suis parfois pareil aux animaux des champs.
–
Non, ce n’est pas parfois,
tu
es en permanence comme un animal des champs.
–
C’est vrai, oui, je suis en permanence
comme un animal des champs.
–
Tu n’es pas comme un animal des champs,
tu
es un animal des champs.
–
Oui, je suis un animal des champs.
–
J’en ai assez de toi, mais en même temps
j’ai faim de toi,
et
en même temps, je m’ennuie de toi.
Laisse-moi
m’ennuyer de toi !
–
Oui, ennuie-toi de moi.
–
Non, il n’est pas possible de s’ennuyer
d’un animal des champs ;
il
n’est pas possible non plus d’en avoir faim,
tout au plus pourrais-je parfois te mépriser.
Permets-tu
que je te méprise ?
–
Oui, méprise-moi.
–
Tiens, voilà que je parle à un quelconque animal ;
je
me conduis comme si j’étais cosmique :
au
fait, brute, qui es-tu ?
–
Qui serais-je ? Je suis oui.
Traduit
par Bernard Noël et Dumitru Tsepeneag
["Scurtă vorbire", dans Măreţia
frigului / La grandeur du froid, 1972]
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