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Archives : D'une langue à L'autre

 

Mars-avril 2023

 

 

Quinze poètes roumains

Choisis par Dumitru Tsepeneag

 

(Éditions Belin, 1990)

 

(*)

 

Présentation par Dana Shishmanian

***

 

Extraits : Poèmes de Nichita Stănescu 

 

 

Une image contenant carte

Description générée automatiquement

Dumitru Tsepeneag, affiche de son exposition de collages, juin-juillet 2021

 

En guise de présentation

Il existe plusieurs anthologies de référence pour faire connaître en France, et au monde francophone en général, la poésie roumaine (1).

Le livre que j’ai choisi de présenter à nos lecteurs ici n’est lui-même pas une anthologie, mais, comme le précise d’emblée dans la préface son auteur, le poète, traducteur et écrivain roumano-français Dumitru Tsepeneag (2), « un choix personnel ». Un choix qui dépasse de loin les limites du groupe « oniriste » dont il avait été, avec Leonid Dimov, tête de file durant les années 60-70, dans une Roumanie en brève période de dégel culturel et politique (la récréation allait finir en 1971 avec les « thèses de juillet » d’inspiration maoïste, et le régime allait se durcir sensiblement à partir de 1977, année marquée par le double tremblement, de la terre et des hommes, comme le disait l’écrivain Paul Goma, l’initiateur du mouvement pour les droits de l’homme en Roumanie).

Composé juste après la chute du pouvoir dictatorial de Nicolae Ceauşescu en 1989, et traduit en bonne partie par Tsepeneag lui-même, qui avait dû s’exiler en France au milieu des années 70, ce livre est une pure merveille. Quinze poètes, chacun de grande valeur, tous représentatifs pour la poésie roumaine contemporaine, sont choisis et présentés par l’auteur-traducteur : de Gellu Naum, figure de marque de la deuxième vague du surréalisme roumain, d’avant la seconde guerre, et Leonid Dimov, le « père » des oniristes, à Florin Iaru et Mircea Cărtărescu, de la génération des « quatre-vingtards », en passant par les « soixantards » à réputation établie dont Nichita Stănescu, Ana Blandiana, Sorin Mărculescu, Mircea Ivănescu, Dan Laurenţiu, Ileana Mălăncioiu. Le lecteur avisé pourrait déplorer quelques grands absents comme Nicolae Labiş : qu’importe, un choix personnel se doit d’être compris et respecté comme tel. Surtout quand on saisit, en décortiquant la préface de Tsepeneag, l’idée vivifiante qui semble avoir présidé à son entreprise : celle de montrer à quel point écrire dans des conditions de contrainte de la parole par une dictature est un exercice périlleux et pourtant incomparablement fertile.

En effet, la poésie, mise en situation de choisir entre soumission et liberté, découvre des voies d’expression inédites, et une manière génuine de redonner du sens à sa parole, voire de la réinvestir avec une puissance purement spirituelle contre laquelle le pouvoir politique ne peut rien – un sens et une puissance qu’elle risque paradoxalement de perdre, confrontée à des conditions de soi-disant liberté d’expression, où tout se vaut, dans la confusion du discours médiatique et publicitaire :

« Le régime totalitaire de type stalinien qui, à contre-courant, se prolongeait en Roumanie plus qu’ailleurs, reposait sur la peur et le respect, presque animiste, des mots. Cela crée évidemment des tabous, et donc de la censure, mais aussi une sorte de tension linguistique favorable à la poésie et à sa réception. Dans ces conditions, les mots gardent plus de poids, conservent mieux leur charge amphibologique.

Il y avait donc d’une part la langue de bois qui réglait les relations entre l’État dictatorial et ses sujets ; et de l’autre, la vraie langue dont usaient seulement les poètes, et les écrivains en général. Elle n’était donc nullement menacée : ni par les journalistes qui avaient la même langue de bois que les politiciens, ni par les publicitaires, puisqu’ils n’existaient pas. À l’abri de ces grands dévorateurs de langue, le roumain conservait et conservera encore quelque temps une partie de sa fraîcheur d’avant l’alphabétisation mondialement forcée ; il y a encore des recoins que seuls les poètes fréquentent, avec des gestes respectueux, de rituel. » (p. 7).

De ce point de vue – que je partage – Nichita Stănescu (1933-1983), le poète que j’ai choisi pour en donner des extraits à partir de ce livre, représente un cas emblématique (3).

Ce poète adulé voire célébré, malgré tout, en Roumanie communiste (et aussi en Europe, tant de l’Est que de l’Ouest, puisqu’il était très connu et plusieurs fois primé), était tout ce qui se pût de plus différent, voire de plus irréconciliablement opposé à l’idéologie officielle du régime, tant lui-même comme individu que par son œuvre. Comme le dit si bien, encore, Dumitru Tsepeneag :

« Mais il fut en même temps le poète le plus antimarxiste de son époque. Pour lui, le logos poétique avait plus d’existence que "le monde soi-disant concret". De la plupart de ses poèmes, on peut extraire une philosophie de couleur hégélienne, un idéalisme qui n’hésite pas à s’abreuver de Platon et Plotin. Mais ce serait un exercice à la fois injustifié et inutile. Car Nichita Stănescu ne fait pas de la philosophie avec des métaphores, il construit plutôt des métaphores à l’aide des concepts philosophiques. » (pp. 61-62)

Le choix de Nichita Stănescu pour le groupage suivant – qui illustre au mieux sa haute conception de l’écriture et son style métaphysico-poétique inimitable, où la subversivité est tellement énorme et tellement évidente qu’on l’accepte presque sans s’en émouvoir (voir par exemple, ci-dessous, le petit poème dialogal Courts propos) – s’explique aussi par le souhait de marquer, ici, un double anniversaire : celui de 90 ans depuis sa naissance, le 31 mars, et celui de 40 ans depuis sa mort, le 13 décembre.

Le fait que ce numéro de mars-avril 2023 de notre revue en ligne Francopolis puisse lui rendre hommage, en faisant largement connaître sur la toile quelques-uns de ses poèmes – parmi les centaines de textes qui composent une œuvre de grande ampleur et d’infinie densité – me remplit de joie et d’espoir dans la présence et l’avenir de la Parole poétique, en ces temps d’angoisse et de doute, où les frontières entre régimes politiques tendent à s’effacer au profit d’une oppression généralisée des peuples et des individus, cédant ainsi la place à des conflits multilatéraux ouverts ou en couvaison, qui s’annoncent dévastateurs pour l’humanité toute entière.

 

Notes

(1) Anthologies. Pour les plus anciennes (à chercher d’occasion) :

- Anthologie de la poésie roumaine, par Alain Bosquet, Seuil, 1968 (288 p., voir la présentation sur Babelio) ;

- Anthologie de la poésie roumaine, par George Macovescu et Zaharia Stancu, édition bilingue, Nagel, 1981 (1102 p., voir la présentation sur Babelio).

Pour les plus récentes :

- Anthologie de la poésie roumaine contemporaine (20 poètes), éditée par Linda Maria Baros et Magda Cârneci, traductions : Linda Maria Baros et Andrei Cadar, Confluences poétiques, nº 3, 2008.

- Anthologie de la poésie roumaine contemporaine. 1990-2013 (13 auteurs), choix et traduction par Linda Maria Baros, Tracus Arte (Roumanie), 2013 ;

- Pluie d’étoiles – anthologie de poésie roumaine contemporaine francophone, Ars Longa (Roumanie), 2020 (voir la présentation dans Vue de francophonie, mai-juin 2020) ;

- les 3 tomes de l’anthologie de Radu Bata, Le blues roumain, parus aux éditions Unicité en 2020, 2021, 2022, et présentés à cette même rubrique (recherche et sélection de textes par François Minod).

 

(2) Dumitru Tsepeneag, alias Ed Pastenague* (né le14 février 1937 à Bucarest) est un écrivain roumain d’expression roumaine et française. Il est dans les années 1960 et 70, avec le poète Leonid Dimov, le chef de file de l’onirisme, le seul courant littéraire à s’opposer au réalisme socialiste officiel. En 1975, pendant un séjour à Paris, il est déchu de sa nationalité par Ceaușescu et contraint à l’exil. Il est naturalisé français en 1984.

Pendant les années 1980, il se met à écrire directement en français. La chute du mur de Berlin le ramène à la langue maternelle, sans pour autant qu’il renonce au français. Il fonde et dirige à Paris les Cahiers de l’Est (trimestriel littéraire) de 1975 à 1980, puis les Nouveaux Cahiers de l’Est, de 1991 à 1992 et Seine et Danube de 2003 à 2005. Il fait partie du comité de rédaction de la revue Po&sie et rédige les chroniques « frappes chirurgicales » dans La Revue littéraire. 

Il a traduit en roumain, dès les années 1960, Albert Béguin, Michel Deguy, André Malraux, Gérard de Nerval, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, etc. Et plus récemment Maurice Blanchot, Alexandre Kojève et Jacques Derrida. Il est, en mai 2008, lauréat de la XVIIIe édition du prix de l’Union latine de Littératures romanes à Rome.

Présence sur la toile :

- sur le site des galeries L’œil vert (dont est extraite la présentation ci-dessus), qui ont eu récemment l’occasion de le faire connaître aussi comme artiste, par le biais d’une exposition de collages intitulée Je rêve donc je suis, organisée en juin-juillet 2021 (voir la photo de l’affiche en tête de cet article) ;

- sa bibliographie à jour complète, sur le site de l’éditeur P.O.L. (dont son dernier livre paru, Un Roumain à Paris) ;

- l’annonce de la prochaine parution, aux éditions P.O.L., de Mise en scène, livre de nouvelles inédites en français (écrites dans les années 60, elles ne sont parues en Roumanie qu’après la chute du régime communiste), sur le site Place des libraires ;

- un entretien avec Corina Apostol sur le site The American Reader ([2015], en anglais) ;

- présentation de ses recueils et volumes de traductions parus en Roumanie dans les années 60-70, sur le site Dialogue on the Threshold (2021, en anglais).

* Ed Pastenague est « son alter ego fictif/onirique et mandataire anagrammatique de l’auteur », comme nous dévoile le site susmentionné.

 

(3) Nichita Stănescu (31 mars 1933 – 13 décembre 1983), grand poète d’une singularité absolue dans le paysage de la poésie roumaine d’après-guerre, a commencé à être mieux connu en France grâce au travail de quelques traducteurs inspirés.

Citons quelques-unes des traductions parues en volume :

- La leçon sur le cercle, avant-propos et version française par Constantin Crişan, Bucarest, 166 p., éd. Minerva, 1988 : présentation sur Babelio.

- Une Vision des sentiments/O viziune a sentimentelor, recueil de poèmes (extraits), édition bilingue, trad. Linda Maria Baros, Roxana Ologeanu et Iulia Tudos-Codre, 184 p., à la suite de Le grand passage, poèmes de Lucian Blaga, traduit du roumain par Ştefana et Ioan Pop-Curşeu (176 p. en tout), Éditions Autres Temps, France, 2003 : présentation sur Babelio.

- Les non-mots et autres poèmes, Nichita Stănescu, anthologie de poésie (inclut aussi des poèmes des recueils Une Vision des sentiments et 11 élégies), trad. Linda Maria Baros, Pierre Drogi, Jan H. Mysjkin et Anca Vasiliu, 240 p., Éditions Textuel, 2005.

- 11 Elegii. 11 Elegies. Edition bilingue, traduction Iulian Popescu, Jean-Louis Courriol, 80 p., éd. Cartea Românească, 2018 ; 2020 ; 2022.

À compléter par des traductions parues dans des revues ou sur des sites en lignes :

- Traductions de Linda Maria Baros : http://www.primavarapoetilor.ro/zoom/Nichita_Stanescu;

http://www.lindamariabaros.fr/traductions.html

- Traductions de Pierre Drogi : http://www.m-e-l.fr/pierre-drogi,ec,767 ;

https://remue.net/Nichita-Stanescu-Une-lecon-de-poesie-Ravisements

Parmi les présentations et exégèses de sa poésie, accessibles en français, j’ai choisi pour conclure une citation de Andreia Roman et Cécile Folschweiller, reproduite par un lecteur dans son commentaire à la présentation de La leçon sur le cercle sur Babelio : « les poèmes de Nichita Stănescu, saturés de références culturelles, allusives en général, fascinent et interpellent sans être pour autant véritablement accessibles. Le lecteur peine le plus souvent à discerner entre leur message réel, caché dans des propos hermétiques ou abstraits, d'une part, et les jeux gratuits de l'imagination de l'autre. »

 

©Dana Shishmanian

 

Choix de textes : Nichita Stănescu

Portrait par Paul Mecet (apud Wikipedia)

 

 

L’art de l’écriture

Il me dit :

L’écriture est une manière de ralentir la pensée,

de dessiner grossièrement

le visage de ceux qui n’ont pas de visage, 

les doigts du toucher pur –

celui qui fut avant

la création des doigts et des choses.

L'écriture – fin de colonne

corinthienne, ionique, dorique,

tête de colonne déformée en volutes

par la pression du plafond sculpté

d'étoiles nocturnes.

 

Ô toi, vitesse,

cœur en balance,

moteur de la migration des peuples de cellules

rouges et blanches.

 

Cœur, toi, le plus rapide,

Cœur, toi, divinité des aimants ! 

 

Ils t'ont fait un visage de bronze

et un de fer,

mais mélodieux le bronze, et assez agile

le fer.

Ils t'ont fait un visage de pierre,

mais lâche la pierre,

elle qui dissimule des conceptions de statues sans bras.

 

Ils t'ont fait un visage de mots,

ils t'ont figuré sous le dessin d'un cœur

et ils lui ont donné la forme d'un A.

 

Il me dit :

l'écriture est une manière de ralentir la pensée,

une façon grossière de comprendre, d'arrêter

les mouvements de l'esprit.

L'écriture ressemble tout juste à un piège

en métal,

se prend un renard trop vif,

trop remuant,

et qui se débat

dans la frousse de la mort.

 

Je lui ai dit :

Il y a bien assez de forêts et j'ai faim !

Les forêts sont pleines d'êtres vivants.

La forêt elle-même est un être vivant.

 

Je lui ai dit :

Il y a beaucoup de forêts et j’ai faim,

et c'est pourquoi j'ai fabriqué le A, divin piège.

 

Je lui ai dit :

J'ai disposé des pièges à la lisière de la forêt,

de A en A.

Maintenant je me tiens à distance

et j'attends que ma nourriture soit prise.

 

Il m'a écouté. Il s'est tu.

 

Traduit par Bernard Noël et Dumitru Tsepeneag

["Arta scrisului", dans Oul şi sfera / L’œuf et la sphère, 1967]

 

 

L’homme-fente

L'homme-fente a des origines éloignées.

Il vient du dehors :

du dehors des feuilles

du dehors de la lumière protectrice

et même du dehors de lui-même.

 

Ainsi vient-il à l'être.

Ainsi se remplit-il

d'images difformes

qui pendent poilues en marge

de l'existence,

ou bien, purement et simplement,

il renifle l'existence

et prend naissance et se laisse

dévorer par elle.

 

Qui sait qui mange qui.

L'homme-fente lance de grandes pyramides

de vide

sur de grands déserts.

 

Il s'approche, s'approche.

Il rencontre la sphère

il a une vue sur l'air

sur le simoun.

Il mange une feuille,

mais il la mange  par l'intérieur.

À l'extérieur il n'est que panse,

bouche et dents, à l'intérieur.

Qui sait qui mange qui.

 

L'homme-fente fait le tour du monde,

il est là seulement pour prendre connaissance

de l'être.

 

Les âmes des morts,

c’est l’atmosphère terrestre.

Nous respirons leurs âmes ;

elles plantent l'un de leurs doigts

profondément dans notre souffle.

 

L'homme-fente meurt

pour prendre connaissance de la mort.

Il se laisse respirer

et à son tour

il respire…

les objets animes et inanimés

comme si c'était de l'air.

 

Qui sait qui respire qui.

L’histoire coagule en mots solennels ;

l'avenir nous est présenté sous la forme

d'une parole

prononcée par des bouches

beaucoup plus parfaites que les nôtres.

 

La terre de l’être

tire son air de la terre

du non-être.

Qui sait qui respire qui.

 

L’homme-fente vient et voit.

On ne sait pas si entre son œil

et l’œil des choses

il y a un espace pour la vue.

La rétine de l'homme-fente est collée

sur la rétine des choses.

On les voit ensemble, d'un coup,

l'un l'autre,

les uns les autres,

d'autres les autres,

les autres les autres.

Qui sait qui voit qui.

 

Il n'y a pas de place pour les signes,

pour les sens.

Tout est collé sur tout.

 

L'homme-fente vient du dehors,

il vient d'au-delà.

Une fois venu,

on ne sait plus qui est venu

et qui est vraiment  d'au-delà

et d'encore plus loin que d'au-delà

est.

 

Tout est collé sur tout ;

le ventre sur le ventre,

le souffle sur le souffle,

la rétine sur la rétine.

 

Traduit par Dumitru Tsepeneag

["Omul-fantă", dans 11 elegii / 11 élégies, 1966]

 

 

Huitième élégie, L’hyperboréenne

I

Elle me dit alors en voyant les choses fixes

de ma constitution :

allons fuyons en Hyperborée,

je veux t'accoucher vivant

à l'instar de la biche, sur la neige,

pendant qu'elle court et hurle

des pans de sons pendus aux étoiles.

 

Allons au froid maintenant, à la glace !

Je dévêtirai mon corps

pour plonger dans les eaux, l'âme sans défense,

et prendre pour limite

les animaux de la mer.

 

L’océan enflera, oui, il enflera

jusqu'à ce que chaque molécule soit

grande comme un œil de cerf,

ou bien

beaucoup plus grande :

comme le corps d'une baleine.

 

Je plongerai dans cette eau agrandie,

pour me cogner aux paysages browniens,

d’un mouvement de spore, désespéré,

je ferai des zigzags ; frappée

par les grandes, obscures et froides molécules,

les adeptes d'Hercule.

 

Sans pouvoir me noyer et sans

pouvoir marcher ou voler –

que de zigzag en zigzag et en zigzag,

je m'apparente à la fougère

par mon destin de spore...

 

Fuyons en Hyperborée

pour t'accoucher vivant,

en hurlant et courant, écrasée sous les grenetis

du ciel violâtre,

sur la glace divisée en icebergs

dissipés sous un ciel violâtre.

 

II

Elle alluma subitement une lumière,

près de son genou, une lumière verticale,

sous un chapeau rouge,

virginal.

 

Elle lança près de ma cheville un livre

écrit en cunéiformes.

Des anges pressés comme des fleurs

tombaient brisés, sur des plates-formes,

 

Entre la page d'en haut et celle d'en bas,

des anges noircis entre les lettres terribles,

amincis, déshydratés et sans fraîcheur,

au tranchant horrible...

 

Pour pouvoir me couper des regards

qui, sans mon consentement, ont poussé sur moi –

lorsque j'attachais, toge virile, ma tristesse rugueuse,

avec une fibule de glace.

 

En Hyperborée, là-bas – dit-elle,

en nous prenant l'un et l'autre par la nuque

de son bras droit, celui non volant –

nous plongerons dans l'eau par-dessous la glace.

 

Hyperborée, zone mortelle

des supérieurs du mental,

lieu de naissance pour les enfants de pierre,

seuls les saints en sont sculptés.

 

Hyperborée, noir et blanc,

or et argent,

révélation, non-révélation, tristesse

courant et tâtonnant.

 

III

D'un coup elle lève la tête :

Des globes blancs lui courent dessus,

et les nuages se déchirent en lambeaux verdâtres.

Apparaît une sphère aux obscurités alpines,

que des oiseaux, le bec planté dedans,

font tourner à lourds claquements d'ailes.

 

Naturellement, l'idéal du vol y fut accompli.

Ici on peut voir de grandes cigognes le bec dans le roc

et qui bougent à peine. On peut voir

des aigles géants, la tête enfoncée sous les pierres,

avec leur assourdissant battement d'ailes, et on peut voir

un oiseau plus grand que tous les autres,

le bec comme un essieu bleu,

autour duquel tourne la sphère,

avec ses quatre saisons.

Naturellement, l’idéal du vol fut accompli ici,

et une aura verdâtre maintenant nous prédit un idéal

encore plus terrible.

 

Traduit par Dumitru Tsepeneag

["Elegia a opta, Hyperboreana", dans 11 elegii / 11 élégies, 1966]

 

 

Courts propos

– Veux-tu vivre rien que pour moi

et rester seul

et sans ombre, tout comme est sans ombre

le chiffre 1 ?

– Oui !

– Mais tu es parti, et es pareil parfois

aux animaux des champs.

– Oui, je suis parfois pareil aux animaux des champs.

– Non, ce n’est pas parfois,

tu es en permanence comme un animal des champs.

– C’est vrai, oui, je suis en permanence

comme un animal des champs.

– Tu n’es pas comme un animal des champs,

tu es un animal des champs.

– Oui, je suis un animal des champs.

– J’en ai assez de toi, mais en même temps

j’ai faim de toi,

et en même temps, je m’ennuie de toi.

Laisse-moi m’ennuyer de toi !

– Oui, ennuie-toi de moi.

– Non, il n’est pas possible de s’ennuyer

d’un animal des champs ;

il n’est pas possible non plus d’en avoir faim,

tout au plus pourrais-je parfois te mépriser.

Permets-tu que je te méprise ?

– Oui, méprise-moi.

– Tiens, voilà que je parle à un quelconque animal ;

je me conduis comme si j’étais cosmique :

au fait, brute, qui es-tu ?

– Qui serais-je ? Je suis oui.

 

Traduit par Bernard Noël et Dumitru Tsepeneag

["Scurtă vorbire", dans Măreţia frigului / La grandeur du froid, 1972]

 

(*)

L’ouvrage (192 p., 23 €), dont on peut lire une belle présentation sur le site de l’éditeur, est épuisé, mais certains sites marchands peuvent disposer d’occasions : à rechercher absolument !

 


Dumitru Tsepeneag, Quinze poètes roumains

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