Chaque
mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton,
nous
vous présenterons un épisode d'une Nouvelle ou d'une
Correspondance.
Ce mois-ci commence une Nouvelle :
LÉNA
par PATRICIA LARANCO
Partie I (février 2012)
Il faisait froid.
Le groupe de touristes s’était éparpillé.
Léna s’était retrouvée aux basques d’une petite
cohorte de gens qui zigzaguait le long des brasseries bouillonnantes
d’animation et festonnées d’innombrables guirlandes aux lueurs
nébuleuses, pointillistes et pulsatiles.
La marche allait bon train, et elle haletait, recrue de fatigue et les
nerfs à vif, le cœur lacéré par l’angoisse.
Un peu plus tôt, le groupe s’était arrêté
très brièvement pour faire le point, juste avant de
s’engager dans le couloir resserré de la rue :
-Nous sommes paumés ! avait jeté un homme qui se posait en leader.
-Où sont les autres ? avait renchéri une femme aux yeux
de merlan frit et à la toute interdite mâchoire
inférieure stupidement pendante.
L’homme avait haussé les épaules :
-Dieu seul le sait…En attendant, va falloir qu’on se débrouille tout seul !
Le reste de la troupe, qui faisait cercle autour du couple, avait acquiescé.
Ils s’étaient donc tous engouffré dans cette populeuse
rue étroite, alors même que commençaient à
tomber les fléchettes dispersées d’une petite pluie
mauve, piquante.
Le trottoir n’était pas large. Les terrasses des brasseries et
les nombreux étals d’huîtres mordaient dessus. Plus la
colonne qu’ils formaient tous avançait, plus elle était
contrainte de jouer des coudes et de slalomer dans la foule compacte et
insouciante.
Comme la rue était droite, il suffisait de poursuivre droit devant ; cela aidait.
Mais sous l’effet conjugué de la foule, du froid, du stress et de la marche rapide, Léna suffoquait presque.
Bientôt, elle se trouva prise d’une sorte d’étourdissement.
Elle s’arrêta net. Tout tourbillonnait autour d’elle. Cela l’affola.
Elle chercha des yeux, toujours droit dans le sens de la marche, les autres membres du groupe.
Elle en identifia quelques uns, qui pressaient le pas, déjà loin, à bonne distance de sa silhouette.
Et puis ceux-là même disparurent et la foule anonyme se
referma sur son corps. En réaction, aiguillonnée par un
brusque pic d’anxiété, elle serra les dents et, sans plus
penser au malaise qu’elle venait de frôler, fendit vigoureusement
la masse humaine. Le bruit, le pétillement de fièvre
urbaine et le clinquant des néons l’étourdissaient comme
un manège de foire.
Elle chargea presque l’obstacle vaguement pâteux de l’amas humain
dont l’inertie s’était mise à l’exaspérer.
Mais lorsqu’elle émergea enfin de la cohue, ce fut pour
constater – à son grand dam – que ses compagnons de route
n’étaient plus en vue.
Les salauds, ils n’avaient même pas pris la peine de l’attendre !
De toute façon, quoi d’étonnant ? Il en allait tout le
temps ainsi : elle passait toujours immanquablement, remarquablement
inaperçue…
La petite pluie tombait plus que jamais.
Le froid demeurait aigre, tangible.
Ses muscles dorsaux, sous le poids du sac à dos, lui menaient la vie dure.
Intérieurement, elle était la proie d’un mélange de détresse et de rage.
Elle mesurait toute l’étendue de sa solitude, de son manque de liant et de charisme.
Quand elle y pensait…que savait-elle de ses compagnons ?... A peu près rien !
Le sentiment de frustration, d’échec revient la frapper de plein
fouet. Il s’agrégea au découragement, et ses
épaules s’affaissèrent…
L’épuisement n’était pas loin. Elle le voyait se profiler.
Mais elle eut un sursaut, qui décida qu’elle n’y cèderait point.
Non, il fallait continuer à marcher, accélérer
l’allure…Il n’y avait pas d’autre solution, et pas non plus de temps
à perdre… Peut-être était-il encore temps de
rattraper le reste de la troupe…
Léna banda ses muscles et, avec bravoure, se remit en marche.
A présent, les brasseries ouvertes aux quatre vents, leurs
terrasses et la foule qui allait avec s’étaient effacées
pour laisser place à un paysage nettement plus monotone, voire
morne, ingrat : un long et haut mur gris de parpaings qui courait et
où erraient des lignes de mousse, quelques passants plus ou
moins clairsemés qui remontaient le trottoir blême, un
maigre ruban de chaussée qui s’étirait…un coude, un peu
plus haut dans la rue, dans la direction qu’elle suivait.
La poitrine alourdie par un énorme soupir qu’elle retenait
à peine, elle grignota les mètres en ignorant
totalement où ça la menait…
Elle se faisait l’effet d’un funambule sur une corde raide.
Mais ce qui la décontenançait le plus, c’était les
passants qu’elle croisait et qui la toisaient d’un regard manifestement
chargé de dérision. A leurs yeux, c’était
sûr, elle n’était qu’une femme plus très
fraîche, trop ronde et de surcroît mal fagotée…une
sorte de matrone qui ne déployait même pas l’effort
d’entretenir le peu de sex appeal que ne lui avait pas encore ravi
l’âge.
Elle eut honte. Mais elle ravala sa honte au profit de la
colère. De quel droit ces imbéciles, ces parfaits
inconnus la jugeaient-ils ? En vertu de quoi récoltait-elle ces
tombereaux de mépris ?
Une série de vitrines prit le relais du haut et long mur :
Léna n’eut même pas le courage d’y jeter un œil à
son reflet au passage. Non, même le coup d’œil le plus bref, le
plus furtif l’aurait épouvantée…
Elle voulait à toute force se fuir…ce qui n’empêchait
qu’un court moment après, elle trouvait les ternes
vêtements qu’elle arborait insupportables. Dans un regain de
rage, elle résolut de s’en débarrasser au plus vite,
dès qu’elle en trouverait l’occasion, à la faveur d’un
endroit tranquille. Cette idée un peu plus positive eut le
mérite de lui redonner la pêche.
A force de marcher, de foncer, elle franchit deux ou trois tournants de
rue et se retrouva face à une énorme trouée qui
s’ouvrait de l’autre côté de la chaussée.
Traversant, et s’avançant davantage encore, elle vit, en
contrebas de cette dernière, une étendue si vaste qu’elle
allait se perdre dans l’horizon même.
Tout un complexe ultra moderne, ultra bétonné de
bâtiments cubiques étroitement tassés les uns
contre les autres et d’immenses aires qui, quant à elles,
faisaient penser à des tarmacs l’y attira tel un aimant.
Elle fut, d’emblée, certaine que ses compagnons perdus de vue
n’avaient pu que prendre la direction de cette plaine sans
limites.
-Si je veux avoir une chance de retomber sur eux, il faut que j’aille par là !
Elle se mit donc à descendre l’interminable escalier de
béton plutôt casse-gueule qui, prenant naissance au niveau
de la chaussée, menait, au terme de nombreuses sinuosités
et bifurcations tortueuses voire traîtresses, au niveau
vertigineusement plus bas où se situait le complexe. Le terrain
s’abaissait en pente assez abrupte, comme dans une carrière.
Lorsqu’elle atteignit le bas de la falaise, elle se trouva
immergée, instantanément, dans un foisonnement de
tournants, de rues piétonnières en pente et de boutiques
bellement illuminées.
Autant aiguillonnée par la curiosité de la
découverte que sur ses gardes de peur des surprises qui, sans
doute, ne manqueraient pas de surgir, elle sinua parmi les enfilades
d’espaces urbains inconnus.
Pourtant, au moment où, au détour d’une place, elle
tombait nez à nez avec une pharmacie dont la vitrine,
surmontée d’une enseigne d’un beau vert ruisselant, faisait
saillie dans un pâté d’immeubles biscornu, elle
éprouva une sensation de déjà vu qui ne lui
échappa pas. De cette sensation, elle retira la certitude
fortement intuitive qu’elle se trouvait exactement dans la direction
appropriée. Mais, aussitôt après, elle fut
piégée dans une sorte de labyrinthe de petites rues
courbes, vicieuses et blêmes à force d’être
bétonnées qui eut le don de l’embrouiller. Elle en fit
six ou sept fois le tour, le temps de croire qu’elle allait devenir
folle. Ce fut, grâce au ciel, à l’instant où elle
se mettait à supplier le Seigneur de la sortir de cette
ornière qu’elle déboucha, à nouveau, sur la
pharmacie.
Elle comprit alors : son sentiment de « déjà vu
» avait été, en fait, une prémonition !
Une fois revenue un peu de ses émotions, la malheureuse poussa
la prudence jusqu’à arrêter un groupe de gens du cru pour
les appeler au secours. Elle leur demanda s’ils avaient vu passer un
petit groupe de touristes. Comme un seul homme, ils hochèrent la
tête, en signe dénégation :
-Non, ça ne nous dit rien…Mais, si vos touristes existent, je ne
vois qu’un seul endroit où les trouver : tout là-bas, de
l’autre côté de la plaine… dans le Maxicentre Commercial !
Quoique épuisée, Léna fonça tête
baissée dans cette direction, en déployant tous les
efforts du monde pour oublier le fait que la fatigue, désormais,
modifiant comme de juste vilainement sa démarche, transformait
celle-ci en une espèce de dandinement qui ne lui inspirait que
de la honte.
Immense et tout nickel, le Centre Commercial n’était que
profusion d’escalators, de gracieux passages abondamment
éclairés, de cafétérias au décor
futuriste et de grandes surfaces. Certains espaces y donnaient
l’illusion de se trouver dans une salle d’aéroport.
Léna échoua d’abord dans l’enceinte d’un grand magasin :
tout était propre, étendu, baigné par une
lumière jaune et unie. Le sol luisait, glissait, un peu à
la manière d’une patinoire.
Le plafond, bas, tamisait quelque peu la crudité de
l’éclairage. À perte de vue s’étendaient des
allées ponctuées de rayons qui semblaient de minuscules
esquifs égaillés dans l’espace vide,
exagérément impeccable. Il y avait peu de monde, et
l’ambiance indifférente autant que démesurément
lisse glaça Léna.
C’est alors que son impérieux besoin de changer de
vêtements se rappela à elle. Profitant,
précisément, de l’ambiance si savamment impersonnelle,
elle se planta un peu à l’écart, en plein centre d’une
large allée, et sans attendre, se défit de son
vieux sweat-shirt froissé, farci de fripures. Ensuite, elle
farfouilla dans son sac à dos qu’elle avait balancé
à terre. Parmi le tas désordonné et
emmêlé de vêtements sans grâce qu’elle se
trimballait, elle parvint à dénicher un blazer orange
à peine un tout petit peu moins naze que le reste. Aurait-elle
l’air moins souillon sous ces oripeaux-là ?...Hum…pas sûr
! Cependant, elle voulait s’accrocher à cette mince, frêle
lueur d’espérance.
Elle revêtit donc le blazer orange…et se sentit plus légère !
Puis – elle ne sut pas trop comment cela se fit – elle traversa un long
couloir nu et austère, privé de fenêtres, qui avait
tout pour faire penser à une coursive de sous-sol
d’hôpital.
Un réseau ininterrompu de tuyauteries mahousses et musculeuses
comme des anacondas, parfaitement parallèles les unes aux
autres, l’escortait le long des murs concaves, tapissés de
feuilles de métal suintantes, qui faisaient résonner le
moindre écho. A un moment donné, du plafond de la
coursive, se mirent à tomber de grosses gouttes d’une eau dont
la teinte rouillée, presque noire n’apparaissait guère
engageante, en sorte qu’elle se contraignit à hâter le pas.
Après, toujours sans savoir trop comment ni pour quelles
raisons, elle aboutit dans un espace tout autre, bigrement plus
policé, plus civilisé : une cafétéria cosy
et moderne, à la déco aérée, fonctionnelle,
aérodynamique où les couleurs dominantes affichaient un
registre sombre, chaud : brun chocolat et rouge. Là
également, des tuyaux couraient au-dessus de la tête des
gens et tout autour du vaste périmètre, mais, plus
minces, ils étaient, de façon manifeste, un
élément de décoration. Le plafond, bas
là encore, parachevait la sensation d’intimité profonde,
pour ainsi dire caverneuse.
Un attroupement de clients à la mine réjouie s’alignait
auprès du comptoir, surtout du côté de la caisse
enregistreuse. Une suave odeur de café flottait…
Léna, se laissant d’autant plus prendre au charme de l’endroit
qu’elle était à présent littéralement
fourbue, décida de s’accorder un break. Elle se laissa tomber
sur l’une des tables de toute sa masse et, ce faisant, ne put se
défendre de la sensation, qui l’assaillit, de n’être plus
qu’un bloc de gélatine en train de s’affaisser, de se
liquéfier. Sur ce, à son corps défendant, la
fatigue incommensurable se diffusa dans toutes ses veines et irrigua
avec rapidité l’ensemble de son organisme, lequel lui fit, non
moins rapidement, le fâcheux effet d’être un poids
totalement mort, au point mort. Peu à peu, elle se sentit couler
à l’intérieur d’un étang plein de vase. La
résistance qu’elle essayait de déployer n’y faisait rien
: elle devenait un polype, une manière d’organite informe et
flasque semblable à ces pieuvres aux mille tentacules
échoués sur la gadoue des grèves, au moment
où la marée se retire.
Avait-elle sombré dans le sommeil ?
Elle ne s’en souvenait plus.
Peut-être, après tout…puisque quelqu’un était en
train de la secouer. Une voix vive, sonore se fraya un passage
jusqu’à sa conscience. On l’interpellait :
-Hé…madame ! Allez…finie la petite sieste !
Elle ouvrit à grand peine les yeux. Sur une vision très
nébuleuse. Et puis elle sentit l’étreinte d’une main
voracement refermée sur ses épaules. La voix, qui se fit
encore plus pressante, lui scia les tympans :
- Madame…Ici, ce n’est pas un endroit pour venir dormir…faut commander !
- Qu…quoi ?
Une grêle de postillons déferla alors sur la chair de son
oreille. La voix, à nouveau la maudite voix. Résonance de
coup de canon :
- Madame ! Allez, réveillez-vous ! S’il vous plait ! Que voulez-vous prendre ?
Cette fois l’agression sonore la traversa comme une décharge.
Elle tressaillit ; les derniers lambeaux de limbes, enfin, s’évanouirent.
Elle planta son regard encore très glauque dans celui, ferme, sévère même, du serveur.
Quelques minutes plus tard, elle était devant une grande tasse
de café noir fumant et elle enfournait les crêpes chaudes
et moelleuses avec frénésie. On lui avait appris qu’elle
avait bien dû somnoler une demi-heure. Sous l’effet de
l’absorption de nourriture et de boisson chaude stimulante, elle
perçut que le sang recommençait à se mettre en
mouvement dans ses veines. Mais ce coup de fouet salvateur eut
également pour résultat d’activer le cours de sa
pensée et de la recentrer avec force sur les problèmes
auxquels elle continuait d’être confrontée.
-Zut, se dit-elle, j’ai perdu du temps…un temps précieux ! Il faut que je file, vite !
Lorsqu’elle se leva, elle savait de nouveau qu’elle n’était pas au bout de ses peines…
... à suivre...
Partie II en mars...
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