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   Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton,

   nous vous présenterons un épisode d'une Nouvelle ou d'une Correspondance.


    Ce mois-ci commence une Nouvelle : 


   
LÉNA 


    par PATRICIA LARANCO


Partie II (mars 2012) suite... et Fin

Il lui semblait que les espaces traversés n’auraient jamais de fin. D’autant qu’elle y progressait en luttant contre de sourdes, d’opaques résistances.

Les galeries bondées, les énormes terrains vides où de féroces appels d’air s’engouffraient et chargeaient à même le béton plat se succédaient. Elle chemina à travers une immense aire grise et triste au fond de laquelle elle vit se découper sur le fond de ciel cendreux la silhouette caractéristique d’une fusée dressée, en attente, sur son pas de tir. Ladite fusée, assez bizarrement, ressemblait à s’y méprendre à celle de Tintin dans l’album « On a marché sur la Lune »…

Puis ce fut une enfilade de lieux caverneux pleins de brouhaha et de remue-ménage ; halls de bibliothèques étriqués, miteux, aux vagues allures de cul-de-sac où l’on venait buter contre la barrière d’un comptoir de réception surchargé d’une véritable barricade d’empilements de livres et curieusement creusé en son centre d’un minuscule aquarium rectangulaire dans lequel nageaient de globuleux têtards géants ; salles de restaurant toutes en longueur qui paraissaient creusées dans le roc et dont les murs charbonneux et sombrement scintillants, tout en se refermant sur une lumière plus que parcimonieuse et oppressante, n’en abritaient pas moins, là encore, comptoir, tables et foule dense, bruyante où il fallait jouer des coudes.

« Où cela me mène-t-il ? » commençait à penser Léna, non sans désespoir.

Et puis, cependant qu’elle longeait, en plein air, une sorte de rue piétonne brumeuse aux pavés ruisselants, comme aspergés d’une eau de lessive laiteuse, mousseuse, elle le vit et crut reconnaître en lui un de ses compagnons perdus.

C’était un grand homme mûr aux cheveux poivre et sel coiffés en brosse, dont l’ample carrure était prise dans un sobre, confortable et seyant pardessus.

Son visage, large et carré, affichait un teint rose et vif et l’ensemble de sa personne – tant allure que physionomie – trahissait une force tranquille alliée à une distinction toute bourgeoise ainsi qu’à une décontraction de bon aloi.

L’air de flâner, il s’attardait sur les divers étals de bibelots, bimbeloteries et autres souvenirs qui s’alignaient tout au long de la pittoresque et populeuse ruelle léchée d’humidité…

Léna, qui s’était arrêtée net, sentait son cœur se remplir d’espoir et de soulagement, tandis qu’elle souriait. D’un sourire si heureux qu’il l’en faisait presque paraître simplette.

Mais la foule était si dense, si enveloppante et si mobile qu’elle ne tarda pas à l’éclipser, le lui faisant perdre de vue. Elle pensa à la ritournelle d’Edith Piaf : « Emportée par la foule ».

Il ne fallait pas qu’elle le laisse disparaître ; elle avait besoin de lui. Cependant quelque chose, ce qui ressemblait à une force contraire, la bloquait. Elle reconnut cette force : c’était celle de sa timidité maladive…

Comment trouva-t-elle le courage d’aller vers lui ? Elle ne le sut.

Toujours est-il que dès qu’il réapparut un peu plus loin, elle se précipita dans sa direction en fendant résolument la foule. Il n’avait rien perdu de son air flâneur, distingué, détendu… Tandis qu’il s’inclinait vers une représentation miniature de la Tour Eiffel en laiton vaguement doré pour s’en saisir, elle le rejoignit et lui tapota l’épaule timidement du bout de l’index.

- S’il… s’il vous plait !

D’abord, il ne réagit pas : l’avait-il seulement entendue ?

Tenant délicatement l’objet en laiton entre le pouce et les autres doigts, il l’avait levé à hauteur de ses yeux et il l’examinait sous toutes les coutures, de sorte qu’elle se trouva forcée de réitérer, à contrecœur, son interpellation.

- Monsieur…vous me reconnaissez ?

Enfin le regard de l’homme heurta le sien, qui, saturé d’espoir enfantin, se levait vers lui.

Elle répéta : « vous me reconnaissez ? Je suis une de vos compagnes de voyage ».

Fronçant les sourcils, il lâcha, sans grand enthousiasme :

- Non.

Là-dessus, il la toisa de la tête aux pieds, en une œillade-éclair qui la transperça, autant qu’elle la mortifia. Pour la nième fois, Léna eut honte de son air, de sa vêture.

Elle n’avait décidément rien pour susciter l’intérêt…
Mais l’heure était trop grave. Quoique le cœur serré, elle s’entêta :

- Bon… peu importe… vous faites bien partie d’un groupe de touristes ?

Tout en reposant la mini Tout Eiffel sur son frêle étal de planche, il opina. Il n’en fallut pas davantage pour qu’elle reprenne de suite espoir :

- Super !... Eh bien, j’en fais aussi partie et j’ai été larguée. Savez-vous où se trouvent tous nos autres compagnons, et puis-je vous suivre ?

Il la considéra à nouveau ou  - devrait-on dire plutôt – la survola du regard, sans que ce dernier trahisse plus d’enthousiasme. A l’évidence, l’idée de faire chemin en sa compagnie ne l’emballait pas outre mesure. Pour autant (était-ce l’effet du regard de chien battu qu’elle s’obstinait à darder vers lui ?) il fit tomber un « je vous en prie ! » qui sonnait étrangement faux. Et il recommença à progresser, sans se presser, vers le haut de la rue.

Léna, de son côté, n’avait plus qu’une idée en tête : s’accrocher à ses basques. L’entreprise était toutefois malaisée car, très vite, il ne parut pas lui prêter plus d’attention que si elle n’était qu’un chien errant qui s’était mis à le suivre…

Ils cheminèrent, sans que l’on puisse soupçonner qu’ils étaient ensemble. La plupart du temps, affectant de ne pas prendre garde à sa présence (où, peut-être, ne prenant réellement pas garde à sa présence du tout ?), il gardait la tête tournée vers les murs et vers les étals qui s’y adossaient.

A tout moment, la foule lente et imprévisible menaçait de creuser une nouvelle fois la distance entre leurs deux corps…

Quelque temps après, le cours de la masse humaine se coagula en un remous qui donna lieu à une sorte de cohue. Cela tangua, cela alla, cela vint. Coulée de foule pâteuse, paresseuse… La brume se mit de la partie et tomba, en une manière de nappe. Finalement, l’on n’y vit plus goutte à un mètre ; ce fut affolant. Complètement, tragiquement prise de cours, Léna se mit à tourner sur elle-même.

Quand le brouillard blanchâtre et fantomal se dissipa enfin, ses yeux désorientés tombèrent une fois encore sur le désordre de la foule… Pourtant, il lui apparut que celle-ci était beaucoup plus clairsemée. Son étau s’était relâché et cela la soulagea presque… Reste que, lorsqu’elle chercha le grand homme mûr des yeux, elle ne l’aperçut pas. Brume et foule paraissaient s’être entendues pour le faire disparaître.

« Ah non, bon dieu, c’est pas vrai ! » siffla, entre ses dents, la malheureuse.

Elle se trouvait désormais face à une haute paroi rocheuse sur laquelle traînaient des écharpes d’ouate brumeuse, sous un ciel bas et blanc. Le roc, stratifié, massif, polychrome, suintait et scintillait d’humidité. Sa partie basse était creusée par une série de cavernes béantes et noires qui, toutes, abritaient en leur sein des cascades bondissantes, vaporeuses. Le spectacle était de toute beauté, mais Léna n’était sûrement pas d’humeur à en jouir. La perspective de faire de nouveau chemin seule (vers où ?) l’étranglait d’une terreur désespérée.

Elle se mit à longer grottes et parois de roc ruisselant en automate. Humidité et fraîcheur montagnarde s’infiltraient en elle. Elle frissonna, juste avant de...

Elle se trouvait désormais face à une haute paroi rocheuse sur laquelle traînaient des écharpes d’ouate brumeuse, sous un ciel bas et blanc. Le roc, stratifié, massif, polychrome, suintait et scintillait d’humidité. Sa partie basse était creusée par une série de cavernes béantes et noires qui, toutes, abritaient en leur sein des cascades bondissantes, vaporeuses. Le spectacle était de toute beauté, mais Léna n’était sûrement pas d’humeur à en jouir. La perspective de faire de nouveau chemin seule (vers où ?) l’étranglait d’une terreur désespérée.

Elle se mit à longer grottes et parois de roc ruisselant en automate. Humidité et fraîcheur montagnarde  s’infiltraient en elle. Elle frissonna, juste avant de sentir que son nez se mettait à couler.

Plus que jamais, elle se fit l’effet d’être une ombre pitoyable. Comment allait-elle faire, qu’allait-elle devenir si elle ne retrouvait pas les autres ?

Elle continua droit devant elle : y avait-il une autre option ? La succession de cavernes embrumées ne semblait pas devoir finir.

Accablée, elle marcha, désormais à petits pas rigides, mécaniques, sans plus faire attention à rien, nuque ployée, regard au sol. Triste cheminement habité de résignation vaincue.

Puis elle leva les yeux, au terme d’elle ne savait combien de kilomètres. Face à elle, à seulement quelques mètres, ce qui ressemblait à l’entrée d’un tunnel ; une espèce de bouche, irrégulière de contours, qui creusait une masse rocheuse. Nombre de gens affluaient par groupes compacts vers cette large béance. Elle s’y engouffra, cependant qu’un tout timide semblant d’espoir se reformait en elle. A l’intérieur, une chaleur dense, immédiate et bienvenue la cueillit, puis l’enveloppa.

Elle continua patiemment sa route à travers une succession de galeries taillées dans le roc  luisant, de teinte très sombre. Il y avait là des lieux de plaisir, animés par de joyeuses cohues : grands magasins, musées, cinémas, salles de bal…quelle étrange surprise !

Au contact de la chaleur, ses tensions physiques refluèrent.

La lumière était également assez plaisante à regarder. Mais que dire de la foule, de sa gaieté qui lui demeuraient étrangères ? Elles ne dissipèrent certainement pas son sentiment d’affolement et d’incertitude insécure, pas plus que sa perception ravageuse de l’absurde de sa situation.

C’est alors qu’elle s’engagea, au hasard, dans une immense salle de restaurant toute en longueur, elle aussi creusée dans la roche. La pénombre, le plafond très bas et les pesantes parois obscures de minéral vitrifié aux formes quelquefois tourmentées eussent pu y paraître oppressantes, n’était le scintillement disséminé de myriades des points lumineux de toutes couleurs pulsant telles des lucioles et, surtout, l’alignement quasi surréaliste de plusieurs gigantesques aquariums rectangulaires et allongés qui, à quelques pas sur la gauche, en hauteur, derrière ce qui offrait l’allure d’un comptoir métallique, diffusaient une lueur d’un vert phosphorescent fort impressionnante.

Léna, portée par une coulée de foule, regarda autour d’elle. A sa droite, dans un grand lac d’ombre que seules trouaient les flammèches anémiques d’épaisses et rouges bougies, elle entrevit une foule de tables de bois robustes de forme carrée, entre lesquelles des silhouettes allaient et venaient, une flûte de champagne ou un verre de quelque autre alcool à la main. Ces gens s’interpellaient, se croisaient tout en entrechoquant leurs verres dans un tintement qui semblait souligner celui des éclats de rire. C’était sans doute l’heure de l’apéro, car aucune table n’était occupée.

Le comptoir, quant à lui, d’une longueur à défier le bon sens, était pour ainsi dire masqué par une haie de joyeux drilles…parmi lesquels –tressaut soudain de son cœur – Léna eut la surprise de reconnaître le grand homme mûr !
N’écoutant que la résurgence de son espoir, elle se faufila dans l’épaisseur du rassemblement de badauds, de façon à combler la distance qui l’en séparait.

Elle vit alors, tandis qu’elle s’approchait, que le touriste n’était plus seul. Il conversait avec animation (et évident plaisir) avec une jeune brunette frêle et de petite taille mais gracieuse en diable dans ses atours d’une élégance sans faille d’étudiante BCBG sans doute quelque peu anorexique.

Une aigre pointe de dépit la frappa, lui pinça le cœur… qu’elle ravala tout aussitôt : son étonnement avait-il lieu d’être ?

Ce n’était, certes, pas le moment de s’attarder sur pareil détail…

Elle surgit comme un champignon qui sort de terre à la hauteur du couple.

- Coucou, vous vous souvenez de moi ? fit-elle simplement, à l’adresse de l’homme.

Le regard du quinquagénaire la survola distraitement. Il acquiesça. La donzelle aux airs timides l’effleura de ses yeux de biche, qu’elle détourna sans tarder. De près, cela se confirma : elle respirait la féminité…

Quoique à tout prendre aussi embarrassée qu’un cheveu qui vient de tomber dans une assiette de soupe, Léna enchaîna :

- Avez-vous retrouvé la trace de nos amis ?

- Je crois que oui, lâcha l’homme mûr, en désignant de son index pointé un lointain rond de lumière blanche qui, à l’autre bout de la salle et dans le prolongement exact de la ligne que traçait le comptoir, semblait ouvrir vers l’extérieur.

Il renchérit :

- Ils sont là-bas. De l’autre côté de la montagne. Il est temps que nous les rejoignions !

Ravie plus que de raison par ce « nous », Léna ne put que tomber d’accord.

Immédiatement après, le grand homme mûr et la péronnelle en tailleur Gucci, avec un bel ensemble, renversèrent les verres qu’ils tenaient, en basculèrent le fond d’alcool à l’intérieur de leur gorge et les reposèrent d’un geste décidé, presque brusque sur le long comptoir lisse aux reflets de cuivre. Léna interpréta cela comme le signe du départ ; elle ne se trompait guère.

Cette fois-ci, elle prit bien garde à ne pas les lâcher d’une semelle. Ils se dirigèrent tous les trois vers le rond de lumière qui, peu à peu, grandit.

Ce qui les attendait à l’extérieur valait le déplacement : outre l’énorme lumière blanche qui les assaillit brusquement, agressant sans ménagement leurs rétines, ils virent un paysage montagneux très abrupt, partagé entre la pente sèche, caillouteuse d’une falaise à peine inclinée et un précipice qui faisait l’effet d’être dénué de fond. Entre les deux zigzaguait le mince ruban d’une corniche rocheuse, que seule une corde de chanvre lâchement tendue sur des piquets de métal qui se suivaient défendait de l’abîme.

Sans poser de questions (elle était prête à tout, à présent), Léna s’engagea à la suite de ses compagnons sur la précaire voie de passage.

Une durée qu’elle ne fut absolument pas capable d’évaluer s’écoula, pendant laquelle ils naviguèrent au flanc des montagnes ocres et nues qui, dessinant un périple tout en dents de scie, tantôt les inclinait dangereusement vers le mugissement du précipice, tantôt, sans plus de transition, les élevait en direction des sommets et pics grignotés par le ciel laiteux.

Il fallait, bien entendu, surveiller ses mouvements, ses pas, et avancer, le plus qu’il était possible, collé à la haute pente sinueuse, mais, dans l’ensemble, le cheminement se fit avec une singulière aisance. Contre toute attente, loin de se laisser fléchir par le vertige ou par la peur, Léna ne fit que sentir s’accroître sa détermination farouche de franchir cette interminable série de cols, d’à-pic, de pitons et de ponts de lianes. Il va sans dire au demeurant que sa concentration était largement favorisée par le fait que le couple qui l’accompagnait, la paire assez mal assortie que formaient l’homme mûr et la jeune gazelle, poursuivait sa conversation mi-badine mi-séductrice en ignorant quasi totalement sa présence à ses côtés.

Patiemment, inexorablement, Léna bouffait du kilomètre, rassurée de ce que l’étroitesse et le caractère périlleux du chemin emprunté garantissent, en quelque sorte, que les fourmis humaines qui y progressaient soient condamnées à ne pas pouvoir se quitter d’un pas.

Pourtant, plus cela allait, plus l’ouate laiteuse qui descendait du ciel empiétait sur le dessin, sur la présence physique des montagnes et des gorges. De façon graduelle mais nette, bien palpable, c’était comme si une étrange forme d’immatérialité était en train d’aspirer les contours. Les trois voyageurs finirent par plonger dans une immense no man’s land tissé de pure ouate, à l’intérieur duquel ils eurent le sentiment de flotter, de ne plus toucher terre.
On ne voyait plus rien. On n’entendait plus rien. Ne sentait plus rien…

L’air, toujours de couleur laiteuse et de texture totalement unie, ressemblait à la surface uniforme et lisse d’une page blanche.

Privée de sens, de sensations, Léna ne fut pas loin de croire qu’elle allait s’abolir. Elle voulut parler, interroger ses compagnons mais au même moment, elle vit apparaître, comme tatoués sur la surface polie et pâle de l’air, des tracés qui figuraient la ligne ample, courbe, en forme de croissant d’un rivage. Cette ligne paraissait constituée d’un trait d’encre de Chine mais, curieusement, nulle représentation de vagues ou d’écume ne l’accompagnait. Les seuls détails à se signaler au regard frappé de surprise étaient, en bordure de la ligne de rivage, des silhouettes parfaitement incolores de baigneurs allongés côté plage, en tenues de bain. Ces « baigneurs », minuscules, faisaient songer à des personnages en négatif. Certains d’entre eux – Léna le nota – tenaient leur main droite en visière, tandis qu’ils regardaient droit vers le large, vers la ligne d’horizon qui, pour sa part, n’était même pas figurée. A peine un peu plus haut, en flottaison dans ce qui devait être le ciel, d’autres silhouettes, disséminées à différents niveaux, de dimensions variables quoiqu’elles aussi très petites, qui lui évoquèrent des figurations de  nuages nains et joufflus.
Mais – à y regarder avec plus d’attention – Léna ne tarda pas à voir qu’il s’agissait en réalité de contours animaliers assez patauds, d’allure bulbeuse et, pour tout dire, mal dégrossie. Elle plissa les yeux, par souci de mieux discerner ces formes : si c’étaient bien des animaux, diantre, quels animaux au juste ? En fin de compte, à force d’aiguiser son regard et de se concentrer, elle crut identifier les contours de phoques, ou, peut-être, de lamantins, suspendus en hauteur, dans le vide...Bizarre, autant que perturbant.

Elle  n’eut toutefois pas le loisir d’approfondir plus avant ce mystère, car, entretemps, le trio, toujours déployé en file indienne, s’était extirpé de la masse d’ouate sans repères pour sauter sur l’étrange plage. « Il faut continuer ! » intima sur ce la belle voix mâle du grand homme mûr.

Et tous trois continuèrent, fidèles à la file indienne, sur la bande de sable qui, à vrai dire, plus que la consistance propre au sable, offrait celle, molle, informe et pâteuse, de la semoule bouillie qu’on aurait mélangée à du lait.
Léna supposait qu’il s’agissait pour eux de traverser la plage.

Mais, cependant que cette dernière semblait s’étirer à l’infini, et un long temps après qu’ils se fussent engagés, leur guide, l’homme mûr, bifurqua de façon tout à fait inattendue vers une langue de mer qui venait de s’avancer, mordant sur la grève. Une entêtante odeur d’iode et de poisson s’éleva à la vitesse d’un mascaret, dans le même temps qu’ils se trouvèrent, non moins rapidement, enserrés d’eau jusqu’à la ceinture.

Déjà, une impression de suffocation investissait Léna. Restait que l’eau, elle aussi, tout autant que le « sable », était étrange : lisse et sans vagues ni même vaguelettes, de teinte beigeâtre, elle évoquait plutôt du lait et, graduellement, elle se mit à recouvrir tout, un peu à la manière d’une cataracte. Léna, plus ou moins confusément, sentit que la noyade la menaçait. Autour d’elle, la masse de matière fluide, lourde se refermait, omniprésente.

A peine eut-elle le temps d’entretenir le bref espoir qu’elle pourrait se tirer de ce fort mauvais pas en constatant que ses compagnons de route, eux, fendaient l’épaisseur liquide et réussissaient à se glisser de l’autre côté où, en un éclair, elle eut l’occasion d’entrevoir de nouveau  l’étendue de la plage qu’elle chuta dans un abîme de substance glaireuse qui l’étourdit, juste avant que de la sonner littéralement, de la submerger, de balayer en elle toute velléité de sensation. Elle était morte.


FIN.

 
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Créé le 1 mars 2002

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