Comment
cela avait-il commencé ? Quels propos futiles furent à
l’origine de ce chaos ? Chaos ! Il n’y a pas d’autre terme pour
définir ce qui s’est passé.
Maintenant il hurle et
sanglote dans sa chambre capitonnée.
«
Comment cela a-t-il commencé ? » a demandé le juge.
Alors il a expliqué… expliqué longuement, d’un seul
souffle pendant des heures ; et, il est désormais là,
déversant sans interruption une avalanche de mots
ponctués de cris inarticulés et de hurlements rauques…
La vaisselle dans
l’évier, Hélène les mains mousseuses, la radio en
sourdine et lui, parcourant le journal… Tels sont les
éléments de son chaos…
A cette
époque-là, ils étaient organisés et
normalisés ; par quel démoniaque coup de pouce du destin
ce tableau banal devint-il la genèse du drame ?
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Hélène
bavardait… des petits riens… agacé, il s’écria : «
Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! ». Hélène
pâlit, ouvrit la bouche un court instant, puis la referma sans
mot dire. Dès lors Hélène se tut pour toujours.
Pour toujours !
D’abord,
il n’avait pas senti l’aspect définitif, irréversible et
tragique de ces lèvres closes.
« Elle boude, pensait-il, jouissons d’un peu de paix ».
Mais le lendemain
Hélène ne parla pas. Elle ne semblait cependant pas
fâchée, souriait même de temps en temps.
Troublé, il n’osa rien dire. Or les jours passaient et
Hélène ne parlait toujours pas ! Décidé
à mettre un terme à ce mutisme qui
détériorait l’atmosphère conjugale, il essaya de
lui demander avec « délicatesse » croyait-il, ce qui
n’allait pas.
« Que puis-je
faire pour te faire plaisir ? T’ai-je peinée ? »
Hélène secoua la tête, lui sourit gentiment, mit sa
main sur la sienne, mais ne répondit pas !
A
son cœur, lui tordant les boyaux. Il alla vomir dans les toilettes ;
mais l’angoisse demeuraitlors, la nuit venue, dans
l’intimité du lit, il entreprit de la forcer par des caresses et
des
baisers ; il la sentait détendue entre ses bras et il
espéra… Mais
lorsqu’il la vit jouir en silence, il étouffa un sanglot.
Hélène
s’était rapidement endormie sans un mot, il regardait son visage
serein
enfoui de trois quarts dans l’oreiller, et un froid s’insinuait
lentement dans son corps comprimant…
«
Hélène, je t’en prie, dis un mot… juste un… s’il te
plaît… s’il te plaît, ma chérie, s’il te
plaît… ». Et il s’effondrait auprès d’elle en
sanglotant.
Le
lendemain, il décida de se ressaisir. Il allait l’obliger
à parler. Il demeura néanmoins tendu et
attentionné, bavarda, quêtant son opinion. Mais elle
répondait par un signe et ne parlait pas.
Alors il invita des
amis. Hélène fut parfaite, charmante, mais ne parla pas.
Personne ne semblait d’ailleurs s’en apercevoir. Et il perdit pied :
« Tu parleras, dis, tu vas parler ? » criait-il hors de lui.
Il la
gifla, la malmena, découcha ou rentra ivre. Hélène
était triste mais ne disait rien.
« Elle est
malade, songea-t-il, il faut consulter un spécialiste ».
Ils allèrent chez un médecin, Hélène se
portait fort bien mais ne parlait pas. Le praticien ne sembla pas
ému par l’histoire ni même intéressé.
Un
dentiste les envoya chez un orthodontiste qui les aiguilla vers un
orthophoniste, mais nul ne voyait d’obstacle à la fonction de la
parole, ni même l’oto-rhino encore moins le psychiatre qui ne
parlait pas lui-même, d’ailleurs !
Convaincu qu’il
s’agissait d’un acte délibéré de la part de son
épouse, une sorte de punition à vie dont il ignorait la
cause, il devint enragé : « Tu triches. Tu triches… Mais
je t’aurais. Il y a bien des moments lorsque je ne suis pas là
où tu es obligée de parler ! »
Sur ce, il
décida de la suivre : Hélène faisait les courses,
un geste, un sourire, un signe de tête ; Hélène ne
parlait pas.
Chez
le coiffeur, l’esthéticienne, elle lisait, écoutait,
approuvait de la tête mais ne disait mot.
Au
café avec ses amies, elle était attentive, mais ne
manifestait son opinion que par un mouvement ou une mimique.
Hélène ne parlait pas ! Sa meilleure amie, habilement
interrogée, fut surprise : non ! Elle n’avait pas
remarqué, peut-être que oui… non, Hélène
semblait toujours la même : « Elle n’a jamais
été loquace, tu le sais bien » conclut-elle.
Il crut
devenir fou. Non ! C’était ridicule et atroce, il fallait
qu’elle parle !
Il réussit un
jour à intéresser au cas d’Hélène un jeune
psychologue qui la fit placer en observation dans une clinique
spécialisée. Mais on dut la relâcher. Bien que
n’ayant pas parlé, son comportement était normal. «
Normal ! Normal ! » s’écria-t-il ironiquement, «
est-ce normal quelqu’un qui cesse de parler, brusquement, un beau soir
? »
Il n’en
pouvait plus. Cette aventure était monstrueuse et inconcevable.
C’était sûrement un cauchemar ; Jamais, jamais un tel fait
n’avait pu se produire depuis que l’homme avait acquis la parole.
Hélène
était là, impassible, comme si rien ne s’était
défait dans leur vie. Elle ignorait ses yeux suppliants, elle
ignorait délibérément sa souffrance. Il n’en
pouvait plus !
«
Parle, ordure, parle ! Je vais te faire parler », s’entendit-il
hurler, fou de colère. Il s’approcha d’elle, la gifla à
plusieurs reprises, elle pâlit et lui jeta un regard
interrogateur. C’en était trop, trop ! Un brouillard lui
submergea l’esprit, il sentit ses mains se détendre et se
recourber comme des serres, le visage d’Hélène
blêmissait, puis semblait se dissoudre et devenir flou, il ne
sentait plus rien ; alors il ouvrit les mains : le corps
d’Hélène glissa inanimé, le long du mur. Haletant,
il la secouait : « Réponds-mois, Réponds-moi !...
», puis il s’écroula à son tour.
Alors,
vint le chaos, inexplicable et angoissant comme un mauvais rêve :
l’agitation des voisins, les gendarmes, le procès, l’avocat, le
juge et cet homme-là, qui était lui, qui gesticulait, qui
parlait, qui expliquait sans comprendre, sans se faire comprendre.
à
suivre... en mars
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