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Chaque mois, comme à la
grande époque du roman-feuilleton, par Eliette Vialle
Juin 2011 Madame
et Monsieur Veuillot contemplaient avec volupté le symbole de
leur réussite, le fruit de leurs efforts, le couronnement d'une
vie faite de mesquines contraintes, de grignotages
économiques, de menus avancements et de petites promotions. Les
Veuillot s'installaient dans leurs vacances, Madame Veuillot tricotait
tranquillement, et le cliquetis de ses aiguilles métalliques
berçait les rêveries de Monsieur Veuillot, qui,
allongé dans une chaise longue face à la caravane, la
contemplait à toute heure du jour, tache blanche minuscule
contre la verdoyante montagne. Or,
un jour, lors d'une tournée habituelle, il aperçut, au
delà de la dernière caravane, une tache claire sous les
arbres. Une nouvelle arrivée ? Il aurait pourtant juré
que la limite du camp était plus proche! Cependant, un sentier
à peine tracé dans l'herbe attestait une
continuité; et, se penchant, il put discerner dans l'herbe
foulée comme une double empreinte : des traces de pneus ! Il
s'avança résolument. En effet, la barrière de fils
métalliques s'interrompait pour laisser un passage suffisant
à un véhicule. Le ruisseau qui limitait le camp faisait
à cet endroit comme une boucle. La structure du terrain
était en cause et le ruisseau frontière contournait une
petite presqu'île plantée de sapins malingres par manque
de terre, mais l'herbe y était fleurie d'oeillets sauvages, et,
par endroits, la roche affleurait. Tout ceci donnait l'impression d'un
autre monde. Veuillot
oublia soudain l'orme centenaire et trouva un charme étrange aux
sapins rabougris. Veuillot se mit à désirer cet endroit.
Il s'avança. Une caravane était garée à
l'entrée et un terre-plein herbeux entre les arbres était
transformé en terrasse d'été. Le ruisseau chantait
clair et haut, et le silence vibrait dans le soleil déjà
chaud. Veuillot sentit un malaise l'envahir. Plus rien n'existait que
ce coin étrange et reculé qu'une autre caravane occupait. Des
lampions accrochés aux branches des pins éclairaient des
visages heureux... Une haine sourde déferla sur son âme en
même temps qu'une violente frustration mêlée au
sentiment d'une injustice. Pourquoi ne lui avait-on pas signalé
cet emplacement quand il avait retenu sa place ? Pourquoi lui avait-on
gâché ses premières vacances ? Sa
femme s'inquiéta, peu habituée à de telles sautes
d'humeur. Il se mit alors à ruminer sur l'ombre, le soleil, la
promiscuité et partit jusqu'au bureau d'accueil
déterminé à savoir la vérité et
à obtenir - comment ? Il n'en savait rien - l'emplacement
convoité. Étonnée par la hargne de son client, la patronne lui donna tous les renseignements comme on avoue un forfait. - Quand s'en iront-ils? demanda Veuillot avec une telle frénésie qu'il eut un frisson - Mais, jamais, ils louent à l'année et laissent leur caravane. Ils y viennent de temps en temps. La patronne était si surprise par tant de houle autour d'une vétille qu'elle ne protesta pas. - Cela fait dix ans que l'affaire est conclue. Ce sont de bons clients. Le coin leur plait. Le votre est de loin le meilleur; je ne vois pas ce que vous désirez de plus, votre dame m'a dit qu'elle était très satisfaite. » Veuillot
comprit qu'il était ridicule, s'excusa et s'en alla. Les
vacances étaient terminées, et avec elles, la petite vie
tranquille et sans surprise, Veuillot avait une passion et était
prêt à tout pour l'assouvir. Veuillot
se transformait, sa démarche jusqu'alors posée et
régulière devenait saccadée ou traînante,
suivant les fantasmes qui agitaient son imagination. Ne parlant
à personne, ne répondant pas aux saluts donnés, il
passait pour un bonhomme étrange, et sa bizarrerie l'ancrait
plus profondément dans son désir parce qu'elle
écartait de lui toute source de distraction. La pente fatale
était amorcée, et Veuillot la dégringolait sans y
prendre garde, car il n'aurait jamais imaginé que cela eût
pu exister. S'il avait quitté le camp, repris son train-train
habituel, peut-être aurait-il oublié, mais le supplice de
contempler ce coin de terre habité par d'autres, le secouait
d'une rage folle et croissante. Il ne désirait pas d'autre
endroit au monde que celui-ci. Et cette obsession fermenta si bien que
toute moralité s’écartait devant le besoin de possession
qu’il ressentait. - Tu auras quoi ? S’enquit un jour sa femme agacée. - Hein ? Veuillot sursauta, compris qu’il allait être deviné et se lança dans le mensonge comme on se jette dans le pêché toute honte bue. - Je l’aurai cette truite qui me fuit ! - Elle a l’air bien habile, depuis des semaines que tu l’attends à la même place, elle se moque de toi. - Comment ? s’écria-t-il inquiet d’avoir été vu. Mais, c’est qu’elle vit entre les rochers, inutile d’aller l’attendre ailleurs, reprit-il. - On attendra donc pour la friture ! ironisa sa femme. Je vois les autres pêcheurs ramasser des vers près de l’égout, dès l’aube, et leurs paniers sont pleins le soir. Veuillot
saisit la perche tendue et alla fouiner dans l’égout, mit les
vers dans une boite d’allumette vide, comme faisaient les autres. L’un
d’eux lui conseilla les mouches, il acquiesça et s’en alla
rapidement s’installer face à son terrain. Mais les vacances eurent une fin. Mme Veuillot dit à son mari un soir : - Régler la note, demain, le bureau... - C'est fini, c'est fini... répondait un écho. C'était
bête à en pleurer, à en hurler. Pour la
première fois de sa vie, Veuillot se révolta contre la
société, le travail, les nantis qui pouvaient se
permettre de contempler et même d'acheter un petit coin de terre
où ils désiraient vivre. Secoué par son rêve, il alla régler au bureau les formalités et négligemment s'enquit du nom du locataire, de son adresse, de son âge, de son travail. En même temps il réitéra sa demande pour l’année suivante. La patronne soupira : Veuillot insista pour écrire son adresse sur une enveloppe, réclama un timbre, la fit placer dans son dossier. Ainsi assuré d'être le premier averti, il revint à sa caravane ; le retour fut rapide, et, dès le lendemain, il retrouva ses dossiers qu'il jugea, pour la première fois, hideux et sans intérêt. Huit
heures par jour, Veuillot travaillait, ou du moins le faisait-il
croire, parce qu'il rêvait, signait n'importe quoi, accumulait
les erreurs et même osa salir de ses graffitis une pièce
importante. Il crayonnait souvent une petite ile enfouie,
surmontée de pins tordus, les collègues se moquaient de
lui ouvertement, il ne les voyait plus. Son chef se fâcha, il le
menaça, ses notes stagnèrent, sa vie devint un enfer.
Mais il vivait ailleurs, dans un petit coin de terre enserré par
un clair ruisseau. Chez les fermiers de la région, il passait pour un fou, ses offres extravagantes défiaient si bien le sens commun que les paysans y flairaient un piège et refusaient tout net. Il se fâcha avec tous les notaires, ayant épuisé leur patience et leur intérêt par ses exigences invraisemblables. Il voulut même acheter le camping, fit un emprunt déraisonnable qui lui fut refusé, et créa un scandale parce que tout lui était interdit. Il écrivit au locataire du terrain une lettre insensée à la fois suppliante et menaçante qui n'eut pas de réponse. Comme un insecte prisonnier derrière une vitre, il venait se heurter régulièrement à l'indifférence générale et recommençait obstinément. Un article sur un tireur fou, en automne de l'année suivante, retint son attention; il acheta une carabine fort onéreuse pour la chasse au sanglier; prit le train, impatient, sans avertir le bureau; traversa la France et débarqua, agité d'une haine folle dans une petite ville du nord. Il connaissait l'adresse de « l'Autre »; il était assez tôt pour le surprendre à son départ, en effet le locataire qu'il reconnut d'instinct, sans l'avoir réellement vu, sortit d'une maisonnette de briques rouges et ouvrit la porte de son jardin. Veuillot,
hors de lui, tira, le coup de feu, le recul de l'arme
l'effrayèrent tant qu'il détala en tremblant et se
réfugia dans une impasse proche. Reprenant ses esprits, il
s'aperçut qu'il avait tiré trop haut et arraché
les feuilles d'un arbre et que le bruit, si violent pour lui, avait
été atténue par le fracas de la porte
métallique du garage que l'Autre avait fermée. Le
coup de feu avait réveillé l'ancien Veuillot qui mesura
alors sa folie. Lui, l'homme à la vie étriquée
bien réglée, sondait les abîmes vertigineux d'une
conduite irrationnelle et palpitait d'un effroi rétrospectif. Ils
retournaient au même camping, étaient des habitués,
avaient leur emplacement réservé, la patronne avait
oublié leur conversation. - Eh bien, continua-t-elle voyant son intérêt, il est libre et j'ai pensé... - Libre, hurla-t-il, libre ! Il est à moi, enfin il est à moi... - C'est un endroit très humide et frais, je crains que... » Veuillot n'entendait rien, il pliait fébrilement le matériel, raccrochait la caravane, s'installait dans la voiture. Bien des souffrances, mais le but était là, la fin du calvaire. En effet l'endroit était vide, les lampions étaient restés accrochés aux branches et se balançaient lentement au même rythme, comme des cloches sonnant le glas. Veuillot mit sa caravane en travers du chemin, il exultait. L'endroit était sauvage, si peu semblable au reste, il émanait de cette minus¬cule superficie limitée par le miroitement de l'eau une force étrange, captivante. Mme
Veuillot refusa énergiquement de rester là, bouda. Mais
il ne la voyait pas, elle n'existait plus. Il explora le minus¬cule
paradis, s'étendit sur l'herbe haute et parfumée. Veuillot éclata de rire et ferma les yeux. La
fraîcheur de l'eau s'insinuait lentement dans son corps,
l'engourdissait... Les eaux fraîches... Les eaux froides... Le
lendemain, Madame Veuillot trouva son mari allongé près
du ruisseau. Sa main, roidie par la mort, flottait au gré du
courant. |
Créé le 1 mars 2002
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