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Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton,
     nous vous présenterons une Courte Nouvelle: 

      UN PETIT COIN DE PARADIS

  par Eliette Vialle



Juin 2011

Madame et Monsieur Veuillot contemplaient avec volupté le symbole de leur réussite, le fruit de leurs efforts, le couronnement d'une vie faite de mesquines contraintes, de grignotages économiques,  de menus avancements et de petites promotions.

Une caravane ! Madame détaillait chaque accessoire et s'étonnait de tant de possibilités en si peu d'espace, Monsieur Veuillot approuvait le carénage, la ligne pure, les vastes baies, les lits canapés, le salon-dortoir-salle à manger, bref, le couple exultait. La voiture avait été pourvue pour la circonstance d'un système d'attelage coûteux et sûr. Les Veuillots partaient, enfin, en vacances. Comme des milliers d'autres pionniers, ils allaient connaître la grande aventure du camping-caravaning Aoutien. Le lieu choisi au centre des montagnes volcaniques apportait un grain de piment, tant soit peu atténué par la location d'une place fixe dans un camp trois étoiles. Un tel engin ne méritait pas moins.
Après un voyage minutieusement planifié, ils arrivèrent enfin "Au ruisseau d'argent", camp bien nommé : de frais ombrages longeaient une rivière claire. La place retenue avait été choisie très tôt dans la saison et sur plan : exposée au soleil dès le matin, rafraîchie par l'ombre d'un orme voluptueux dès la canicule, éclairée le soir par le soleil couchant.

Les Veuillot s'installaient dans leurs vacances, Madame Veuillot tricotait tranquillement, et le cliquetis de ses aiguilles métalliques berçait les rêveries de Monsieur Veuillot, qui, allongé dans une chaise longue face à la caravane, la contemplait à toute heure du jour, tache blanche minuscule contre la verdoyante montagne.
Quotidiennement, Veuillot faisait le tour du camp sous prétexte de prendre le courrier, il cherchait à voir si une nouvelle venue risquait de rivaliser avec la sienne. Il rentrait satisfait, bourrait sa pipe et la savourait béatement, admirant l'objet de tant d'orgueil.

Or, un jour, lors d'une tournée habituelle, il aperçut, au delà de la dernière caravane, une tache claire sous les arbres. Une nouvelle arrivée ? Il aurait pourtant juré que la limite du camp était plus proche! Cependant, un sentier à peine tracé dans l'herbe attestait une continuité; et, se penchant, il put discerner dans l'herbe foulée comme une double empreinte : des traces de pneus ! Il s'avança résolument. En effet, la barrière de fils métalliques s'interrompait pour laisser un passage suffisant à un véhicule. Le ruisseau qui limitait le camp faisait à cet endroit comme une boucle. La structure du terrain était en cause et le ruisseau frontière contournait une petite presqu'île plantée de sapins malingres par manque de terre, mais l'herbe y était fleurie d'oeillets sauvages, et, par endroits, la roche affleurait. Tout ceci donnait l'impression d'un autre monde.

Veuillot oublia soudain l'orme centenaire et trouva un charme étrange aux sapins rabougris. Veuillot se mit à désirer cet endroit. Il s'avança. Une caravane était garée à l'entrée et un terre-plein herbeux entre les arbres était transformé en terrasse d'été. Le ruisseau chantait clair et haut, et le silence vibrait dans le soleil déjà chaud. Veuillot sentit un malaise l'envahir. Plus rien n'existait que ce coin étrange et reculé qu'une autre caravane occupait.
Il rentra en plein désarroi, ne jeta même pas un regard sur sa belle acquisition, toucha à peine au dîner. Et étendu, à l'intérieur sur le bat-flanc, rumina toute 1'après-midi ses désillusions... Le soir venu, il ressentit 1'irrésistible besoin d'aller voir...

Des lampions accrochés aux branches des pins éclairaient des visages heureux... Une haine sourde déferla sur son âme en même temps qu'une violente frustration mêlée au sentiment d'une injustice. Pourquoi ne lui avait-on pas signalé cet emplacement quand il avait retenu sa place ? Pourquoi lui avait-on gâché ses premières vacances ?
Il dormait mal, ses rêves étaient éclaboussés de rouge et il se levait écoeuré et las. Plus rien n'était pareil, maintenant !

Sa femme s'inquiéta, peu habituée à de telles sautes d'humeur. Il se mit alors à ruminer sur l'ombre, le soleil, la promiscuité et partit jusqu'au bureau d'accueil déterminé à savoir la vérité et à obtenir - comment ? Il n'en savait rien - l'emplacement convoité.

Étonnée par la hargne de son client, la patronne lui donna tous les renseignements comme on avoue un forfait.
«En effet, cet emplacement n'est pas signalé, parce que personne n'en voulait, trop éloigné du camp et des commodités, mais des gens qui aiment la solitude le louent à demeure.

- Quand s'en iront-ils? demanda Veuillot avec une telle frénésie qu'il eut un frisson
- Mais, jamais, ils louent à l'année et laissent leur caravane. Ils y viennent de temps en temps.

- N'y a-t-il pas un moyen de les persuader de faire un échange? C'est exactement l'endroit que je voulais, s'entêta-t-il comme un enfant qui voit son jouet aller à un autre.

La patronne était si surprise par tant de houle autour d'une vétille qu'elle ne protesta pas.

- Cela fait dix ans que l'affaire est conclue. Ce sont de bons clients. Le coin leur plait. Le votre est de loin le meilleur; je ne vois pas ce que vous désirez de plus, votre dame m'a dit qu'elle était très satisfaite. »

Veuillot comprit qu'il était ridicule, s'excusa et s'en alla. Les vacances étaient terminées, et avec elles, la petite vie tranquille et sans surprise, Veuillot avait une passion et était prêt à tout pour l'assouvir.

D'aucuns trouveront peut-être déplacé, un sentiment aussi violent pour un coin de terre, somme toute banal, mais ceux-là,  comme Veuillot auparavant, ignorent ce qu'est la passion, les agitations qu'elle engendre et les formes qu'elle peut revêtir.

Veuillot devint sournois : tous les matins il allait avec une canne à pêche près du ruisseau et le remontait jusqu'à ce qu'il approchât assez du campement ennemi pour le voir entre les branches; il s'installait sur un pliant toute la journée et épiait; son hameçon sans appât frissonnait dans l'eau claire en accrochant parfois une branche ou trainant sur les cailloux du fond. Il y avait des poissons dans le ruisseau, mais Veuillot l’ignorait, et, passait ses journées à envier et à échafauder des plans rocambolesques pour investir la place.

Veuillot se transformait, sa démarche jusqu'alors posée et régulière devenait saccadée ou traînante, suivant les fantasmes qui agitaient son imagination. Ne parlant à personne, ne répondant pas aux saluts donnés, il passait pour un bonhomme étrange, et sa bizarrerie l'ancrait plus profondément dans son désir parce qu'elle écartait de lui toute source de distraction. La pente fatale était amorcée, et Veuillot la dégringolait sans y prendre garde, car il n'aurait jamais imaginé que cela eût pu exister. S'il avait quitté le camp, repris son train-train habituel, peut-être aurait-il oublié, mais le supplice de contempler ce coin de terre habité par d'autres, le secouait d'une rage folle et croissante. Il ne désirait pas d'autre endroit au monde que celui-ci. Et cette obsession fermenta si bien que toute moralité s’écartait devant le besoin de possession qu’il ressentait.
« Je l’aurai… Je l’aurai » prit-il l’habitude de marmonner entre ses dents, à tout instant.

- Tu auras quoi ? S’enquit un jour sa femme agacée.
- Hein ? Veuillot sursauta, compris qu’il allait être deviné et se lança dans le mensonge comme on se jette dans le pêché toute honte bue.
- Je l’aurai cette truite qui me fuit !
- Elle a l’air bien habile, depuis des semaines que tu l’attends à la même place, elle se moque de toi.
- Comment ? s’écria-t-il inquiet d’avoir été vu. Mais, c’est qu’elle vit entre les rochers, inutile d’aller l’attendre ailleurs,  reprit-il.
- On attendra donc pour la friture ! ironisa sa femme. Je vois les autres pêcheurs ramasser des vers près de l’égout, dès l’aube, et leurs paniers sont pleins le soir.

Veuillot saisit la perche tendue et alla fouiner dans l’égout, mit les vers dans une boite d’allumette vide, comme faisaient les autres. L’un d’eux lui conseilla les mouches, il acquiesça et s’en alla rapidement s’installer face à son terrain.
 
Ceci avait du bon, il se levait tôt, rentrait tard, dînait frugalement d’une omelette entre deux tranches de pain, et, de ce fait ne quittait pas des yeux l’emplacement convoité, regrettant simplement qu’on ne pût pêcher la nuit sans éveiller les curiosités.

Mais les vacances eurent une fin. Mme Veuillot dit à son mari un soir :
«J'ai tout rangé, nous sommes prêts à partir demain matin !» Ce fut comme si on le réveillait brutalement d'un rêve, Veuillot éberlué avait du mal à saisir la signification de ces mots.

- Régler la note, demain, le bureau...
- C'est fini, c'est fini... répondait un écho.

C'était bête à en pleurer, à en hurler. Pour la première fois de sa vie, Veuillot se révolta contre la société, le travail, les nantis qui pouvaient se permettre de contempler et même d'acheter un petit coin de terre où ils désiraient vivre.
Acheter ! Ce fut comme un déclic, voilà, il fallait acheter. Un propriétaire avait tous les droits, et, envahi par une force nouvelle et un espoir très vague, Veuillot s'endormit lourdement et rêva qu'il achetait 1'Auvergne, chassait les indésirables, construisait une cabane comme Robinson et tirait sur tout ceux qui s'en approchaient. Il fut réveillé alors qu'il édifiait un rempart autour de l'emplacement pour mieux le préserver.

Secoué par son rêve, il alla régler au bureau les formalités et négligemment s'enquit du nom du locataire, de son adresse, de son âge, de son travail. En même temps il réitéra sa demande pour l’année suivante.

La patronne soupira :
«Je ne comprends pas votre obstination. Il n'y a guère d'espoir que ces messieurs-dames changent leur façon de vivre. Je ne peux pas vous y laisser croire, mais s'il y avait quelque chose... ajouta-t-elle en bonne commerçante qui ne veut pas perdre un client, je vous tiendrai au courant.»

Veuillot insista pour écrire son adresse sur une enveloppe, réclama un timbre, la fit placer dans son dossier. Ainsi assuré d'être le premier averti, il revint à sa caravane ; le retour fut rapide, et, dès le lendemain, il retrouva ses dossiers qu'il jugea, pour la première fois, hideux et sans intérêt.

Huit heures par jour, Veuillot travaillait, ou du moins le faisait-il croire, parce qu'il rêvait, signait n'importe quoi, accumulait les erreurs et même osa salir de ses graffitis une pièce importante. Il crayonnait souvent une petite ile enfouie, surmontée de pins tordus, les collègues se moquaient de lui ouvertement, il ne les voyait plus. Son chef se fâcha, il le menaça, ses notes stagnèrent, sa vie devint un enfer. Mais il vivait ailleurs, dans un petit coin de terre enserré par un clair ruisseau.
Il passa une année entière en démarches diverses, visita des propriétaires, beaucoup d'offres mais personne ne voulait vendre.

Chez les fermiers de la région, il passait pour un fou, ses offres extravagantes défiaient si bien le sens commun que les paysans y flairaient un piège et refusaient tout net. Il se fâcha avec tous les notaires, ayant épuisé leur patience et leur intérêt par ses exigences  invraisemblables. Il voulut même acheter le camping, fit un emprunt déraisonnable qui lui fut refusé, et créa un scandale parce que tout lui était interdit. Il écrivit au locataire du terrain une lettre insensée à la fois suppliante et menaçante qui n'eut pas de réponse. Comme un insecte prisonnier derrière une vitre, il venait se heurter régulièrement à l'indifférence générale et recommençait obstinément.

Un article sur un tireur fou, en automne de l'année suivante, retint son attention; il acheta une carabine fort  onéreuse pour la chasse au sanglier; prit le train, impatient, sans avertir le bureau; traversa la France et débarqua, agité d'une haine folle dans une petite ville du nord. Il connaissait l'adresse de  « l'Autre »; il était assez tôt pour le surprendre à son départ, en effet le locataire qu'il reconnut d'instinct, sans l'avoir réellement vu, sortit d'une maisonnette de briques rouges et ouvrit la porte de son jardin.

Veuillot, hors de lui, tira, le coup de feu, le recul de l'arme l'effrayèrent tant qu'il détala en tremblant et se réfugia dans une impasse proche. Reprenant ses esprits, il s'aperçut qu'il avait tiré trop haut et arraché les feuilles d'un arbre et que le bruit, si violent pour lui, avait été atténue par le fracas de la porte métallique du garage que l'Autre avait fermée.
Ce dernier sortait sa voiture et s'en allait sans inquiétude et sans remord des bouleversements qu'il avait créés inconsciemment. Le voisinage semblait dormir et Veuillot respira, essuya la sueur de son visage, prit conscience de la fraîcheur matinale et de sa barbe naissante.

Le coup de feu avait réveillé l'ancien Veuillot qui mesura alors sa folie. Lui, l'homme à la vie étriquée bien réglée, sondait les abîmes vertigineux d'une conduite irrationnelle et palpitait d'un effroi rétrospectif.
Où cela allait-il le conduire ? Veuillot, le raisonnable, avait connu la folie, la démesure, le dérèglement abominable et délicieux des sens. Maintenant il avait froid, il avait  peur, il avait besoin de se réfugier dans les normes contraignantes et rassurantes de sa petite vie mesquine. Il reprit  le train, retraversa la France et se mit au lit sans donner d'explications.
Il y demeura longtemps, mais les ressources de la chimiothérapie firent leur oeuvre: Veuillot revint au bureau, un peu plus falot, un peu plus raide dans sa démarche, et, les mécanismes bienfaiteurs de la bureaucratie parachevèrent le miracle. Bien sûr, de temps à autre, son regard vacillait et reprenait une expression hallucinée et sa main esquissait un geste vite maîtrisé vers la marge vierge et blanche d'un document vital.

Ils retournaient au même camping, étaient des habitués, avaient leur emplacement réservé, la patronne avait oublié leur conversation.
Plus jamais il n'était retourné là-bas, il ne péchait plus, au contraire ils visitaient la région s'écartant le plus possible de ce site dont le souvenir amer lui était pénible.
En s'installant, cette année là, Veuillot sentit quelque chose d'inhabituel; une atmosphère étrange planait sur le camp. Le soir la patronne arriva, visiblement gênée :
«M. Veuillot, commença-t-elle, vous souvenez-vous, il y a quelques années avoir réclamé l'emplacement au bord du ruisseau...
Veuillot sursauta, il frémissait d'émoi, l'espoir amplifiait son âme racornie, il renaissait.

- Eh bien, continua-t-elle voyant son intérêt, il est libre et j'ai pensé...
- Libre, hurla-t-il, libre ! Il est à moi, enfin il est à moi...
- C'est un endroit très humide et frais, je crains que... »

Veuillot n'entendait rien, il pliait fébrilement le matériel, raccrochait la caravane, s'installait dans la voiture. Bien des souffrances, mais le but était là, la fin du calvaire.

En effet l'endroit était vide, les lampions étaient restés accrochés aux branches et se balançaient lentement au même rythme, comme des cloches sonnant le glas. Veuillot mit sa caravane en travers du chemin, il exultait. L'endroit était sauvage, si peu semblable au reste, il émanait de cette minus¬cule superficie limitée par le miroitement de l'eau une force étrange, captivante.

Mme Veuillot refusa énergiquement de rester là, bouda. Mais il ne la voyait pas, elle n'existait plus. Il explora le minus¬cule paradis, s'étendit sur l'herbe haute et parfumée.
«Sais-tu que le locataire est mort, ici, brutalement il y a deux jours? hurla sa femme. Idiot que tu es, personne ne veut venir s'installer là, c'est sinistre.»

Veuillot éclata de rire et ferma les yeux.
«C'est bon, je vais me coucher, nous verrons cela demain.» II entendit claquer la porte de la caravane, oublia qu'il n'avait pas dîné. Il vivait, enfin ! Il avait réalisé son rêve, c'était la récompense de ses souffrances passées. Il s'installa près du ruisseau, laissa sa main flotter au gré du courant et ferma les yeux.

La fraîcheur de l'eau s'insinuait lentement dans son corps, l'engourdissait... Les eaux fraîches... Les eaux froides...
Les eaux glaciales...

Le lendemain, Madame Veuillot trouva son mari allongé près du ruisseau. Sa main, roidie par la mort, flottait au gré du courant.
 



FIN
 

Créé le 1 mars 2002

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