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 Illustration de couverture par Sever Miu

Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton, nous vous présenterons un chapitre du roman de l'auteur roumain Sever Miu, Des pas sans traces. Une invitation à découvrir ou rédécouvrir cette moitié d'Europe dont nous avons été longtemps privés et dont nous pouvons désormais réentendre la voix.


Table des chapitres déjà publiés :

Chapitre 1 : La sortie de l'oeuf

Chapitre 2 : Dans le refuge-l'aphabet de la vie

Chapitre 3 : Le Retour

Chapitre 4 : Les contes des ombres

Chapitre 5 : Lettre à l'espérance

Chapitre 6 : De la foire... en Sibérie

Chapitre 7 ; Prière pour le pain

Chapitre 8 : Une monnaie byzantine pour une haure d'enfance

Chapitre 9 : De grandes fêtes, de grandes joies (cette page)

Chapitre 10 : Chez nos parents, chez nos voisins


 Des pas sans traces

Chapitre 9

Présentation par l'auteur

  "Des pas sans traces" est un roman-poème sur le monde de l'enfance après la deuxieme guerre mondiale dans un faubourg de Bucarest. La Roumanie était sous l'occupation des Russes et dans une période de la dictature totalitaire.
Commencé en 1986, puis revu, complété, il est terminé en 2003.
La poésie de l'âme d'un enfant protégé par ses parents se tisse avec les événements réels,
comme veut le dire l'édifiante prière de l'enfant du début :"Mon Dieu ,aide moi à porter pendant toute ma vie mon âme d'enfant".
Dans ce livre,vous découvrirez des traditions,toutes les coutumes des gens pauvres, ceux qui formaient une mosaïque ethnique -Grecs, Italiens, Tziganes, Juifs, Bulgares .
L'école élémentaire, le collège et la faculté sont trois sortes de harnais qui recouvrent et dirigent l'esprit de l'enfant. L'épilogue essaye de déchiffrer le sens de l'existence.
*********

 
 Chapitre 9

  

  DE GRANDES FÉTES,  DE GRANDES  JOIES

La cuisine  était le quartier général.

C'était ici que l'on recueillait toutes les informations,on portait des tractations, 
des larmes coulaient,on faisait des prières,des promissions et on projetait les 
grandes actions.

Au commencement, ma grand-mère avait cuisiné  au réchaud, puis à la lampe à pétrole
et,enfin,comme un triomphe de la modernité, à la  cuisinière à gaz avec deux brûleurs.

L'existence domestique parcourait,ainsi, une évolution historique.

La cuisinière, mieux soignée que mes souliers, était  utilisée seulement aux 
grandes fêtes : lesPâques et Noël. Dans la maison il y avait du silence. 
Dans l'air on sentait les odeurs de sarmalé (boulettes de viande hachée enveloppées 
dans une feuille de chou),de cozonac(briochevendéene), de drob(bloc de sel) et de 
stufat(ragoût d'agneau aux oignons et à l'ail)...

Je crois que si on m'avait demandé quel était mon plus cher souvenir, ma réponse, 
sans hésiter, aurait été la Veille de Noël.

Après deux ou trois jours maigres,(ma grand-mère faisait "maigre noir") quand 
je mangeais des  pommes de terre frites et de la halva,les arômes du fourneau 
m'amollissaient..

Vers le soir, ma grand-mère sortait à la fenêtre pour voir si les  étoiles étaient 
apparues.

Le ciel était plein de lumières couleur d'argent.

On pouvait boire un  broc d'eau...

  

Alors,les hivers étaient duveteux,dans la maison il faisait chaud, dans la rue 
on entendait les chanteurs de Noël...

Je  me rappelle un hiver de conte, un hiver venu d'un rêve..

La neige tombait sans fin, jour et nuit, sans barrage, comme si  le coeur du ciel
s'était brisé.

Sur le ciel en ardoise les volées des cygnes suicidés se dépouillaient avec un bec
envieux,laissant tomber,plume par plume,les vêtements blancs vers la terre gelée.

Les maisons avaient disparu sous le fardeau de la ravine descendue du haut.

Les gens,calligraphiés comme des fourmis noires trottant ça et là par le désert 
hivernal,s'écoulaient à peine, se grimpant par les lucarnes des greniers.

Dans la neige ils perforaient des galeries et des tunnels comme dans une mine 
de sel. Les chemins se tissaient, sinueux, à côté des duvets des maisons.

D'autres sentiers entortillés, bleuâtres jaillssaient des bouches ébréchées des
cheminées,grimpaient vers le firmament, se mêlant avec les nuages.

 Autour de  nous,il y avait seulement du blanc et du silence.

 Le silence qui fait également s'endormir la pensée et la crée.

 La silence de la grande pensée blanche.

 J'avais peur et je me réjouissais, à la fois.

Dans la maison, la paix était descendue. Elle nous accompagnait tous dans cette 
Veille de Noel.

Un esprit invisible parait nous avoir touchés, en éclairant nos visages, 
laissant à chacun, comme signe de silence, un sourire.

Il faisait chaud et bon.

Les  bûches craquaient dans les poêles,en dialoguant d'une manière monotone avec le
sifflement tranquille du vent.

Dans ce monde chargé d'émotions,l'arrivée du sapin créait une piste de lumière
étincelante, purifiant mon âme des inquiétudes et des tristesses.

Je garderai toute ma vie, au tréfonds de mon âme, cette odeur-là de fête,
les éclats des bougies qui tremblaient parmi les branches du sapin et la voix 
de maman vibrante d'émotion:

Mon beau sapin, rois des forêts
Que j'aime ta verdure...

Vers le soir fit son apparition le plus désiré des personnages-bien sur : Père Noël.

Il était descendu directement des contes,la barbe blanche,les cheveux grisonnants,
le manteau de feu et les souliers de papa!

Un petit garçon de 4-5 ans,en pantalon court et les genoux  griffés, tremblant
comme une feuille, récitait à mi-voix, mâchant ses paroles:

  

 "Père Noël, Père Noël

  Petit vieux  allègre et cher

  Viens, dépêche-toi

  Et tout ce que pendant le sommeil nous désirons

  Donne nous en  ..."

  Pendant ces moments,j'étais  accablé devant lui ... 

Je me vois encore  sous le sapin orné, le coeur battant, agenouillé devant les 
jouets que Père Noël distribuait de son sac avec générosité.. 

Ainsi les jours devenaient trop courts pour mon grand amusement !

J'enfilais des soldats en plomb dans les plus paisibles guerres de "cent jours";
je ressuscitais Pinocchio du tas de cubes où j'accompagnais mes héros des Frères 
Grimm...

Lentement la sorcellerie s'éteignait, descendant marche après marche dans l'oubli des
habitudes. Mais j'avoue  que l'atmosphère de Noël a été souvent le sou que j'ai du 
poser dans le creux des mains à la vie, pour ses désillusions....



Les Pâques de l'enfance, la deuxième fête impériale, ont marqué leur présence parmi 
mes souvenirs. Le rôti et le "borsche"(sorte de soupe aigre d'agneau), la "pasca" 
(la  grande  brioche)et les "cozonacii"(les brioches vendéennes)- les frères de ceux,
hivernaux, de la Veille de Noël, êtaient les mets dont je faisais le tour pendant 
la Semaine Sainte des vêpres pascales.


Les oeufs rouges signaient la fête.

Deux ou trois semaines avant, ma grand-mère  mettait tout sens dessus-dessous et
la maison paraissait un châteaufort assiégé et renversé par des ennemis. Papa 
protestait avec véhémence tremblant pour ses papiers, maman s'efforçait de les 
réconcilier,je courais, imperturbable, au jeu....

Le soir de la Ressurrection  je me calmais.
C'était le temps de la transformation des oeufs...L'orage des gouttesgéantes rouges,
bleues, vertes, oranges, dévalait en roulant en cascades d'arcs-en-ciel sur l'éclat
des plateaux en cristal.

Les vedettes indiscutables étaient les oeufs teints d'une manière très curieuse. 
On utilisait les bas en soie usés. Les oeufs étaient couchés dans leur réseau comme 
dans un berceau, couvert des édredons de feuille d'oignon, "trempés" aux feuillettes 
de persil et ébrouillantés dans le chaudron avec l'eau bouillante.

Quand tous étaient déguisés de toute façon, j'étais  saisi par la tentation de 
porter le plateau au poulailler. 


Les huppées avaient  usurpé les droits des trois cochonnets que papa avait essayé 
de guérir du cabot à l'aide des bains à créoline. En vain, toute course après les  
porcelets récalcitrants qui refusaient le traitement avec leur obstination de porcs.
C'était dommage pour la cuvette "souillée",comme disait la grand-mère, et pour 
l'argent dépensé pour deux litres de créoline. L'expérience vétérinaire avait 
fini lamentablement.


Le logement des cochonnets morts avait été attribué à un petit nombre de volailles 
que maman avait achetées à Obor. Après avoir fait le commentaire sur le triste 
événement arrivé aux cochonnets:"avez-vous vu  ce que s'est  passé avec eux? s'ils 
avaient  été baignés... " (une observation qui visait le péril auquel  j'étais exposé 
par les nombreux bains),j'ai commencé àvisiter plus souvent le poulailler, qui me 
rémémorait  le temps passé pendant le refuge,à lacampagne. 
Le diable sait d'où j'avais fixé dans ma  tête que les pondeuses,voyant leur oeuvre
métamorphosée, auraient été tant impressionnées que, à l'avenir, elles 
s'efforceraient de faire seulement des oeufs colorés.

Par malchance, ma grand-mère  me surprit, quand je descendais avec le plateau 
plein d'oeufs. 

L'expérience avait échoué dès l'âge le plus tendre.

Après ma transformation de "peau rouge" en "visage  pâle" passée dans une cuvette 
géante en tôle, sous une avalanche de protestations,mais aussi de menaces  qui
préfiguraient la possibilité qu'à l'avenir je serais frotté avec une brique, à 
la fin de la tempête,j'échouais dans les literies fraîches à l'odeur de lavande 
et tout revenait dans  le lit du calme.

Par la fenêtre entrouverte, pénétrait une odeur de variété de saule.
Le sommeil s'installait à peine.
Parfois le vrombissement d'un tramway en retard  ébranlait le silence. 
En face, les clochers heurtaient la nuit.


Les cantiques des prêtres"gouttaient"  éteintes.

Réverbérés par les arbres à feuilles à peine pointues,sur la mer  vacillante de 
lumière,ils étaient portés jusqu'à  ma fenêtre par le  souffle léger du vent.

La terre se mêlait avec le ciel,sous le signe du même miracle:...

"Christ est ressuscité!"

Je glissais, à pas de loup, hors de mon lit chaud et je collais ma face à la vitre.

Mes yeux aspiraient à pénétrer l'obscurité.

La ceinture ondoyante  de lumière  se brisait en rayons.

Chacun avec son grain de feu, protégé dans le creux de la main, rentrait à la maison.

Chacun portait là le signe saint.

Ma grand mère ,que je croyais endormie, soupirait doucement.

Elle faisait le signe de la croix et ajoutait, m'en effrayant: 

             -À partir de ce moment je peux mourir!

Je protestais, épouvanté pensant à la  perspective sombre.

J'aimais ce monde même au prix de quelques gifles!

-Oh, mon petit, qui meurt maintenant entre au paradis sans  jugement.

Pourquoi ma grand mère désirait-elle des dérogations au jugement dernier, elle qui 
apparaissait devant mes yeux comme une sainte?.....

Je me  faisais des idées et, par comparaison, c'était moi qui  m'épouvantais.

Je me remémorais vite mes derniers péchés:

J'avais chipé deux boutons de paletot de mon père, j'avais menti à  maman, j'avais 
fait un croc-en jambe à Gelu mon ami .J'avais  écrasé à peu près cinq  araignées.

Perdu dans mes comptes, me débattant entre l'espérance et le désespoir,le sommeil 
m'enlevait dans son empire.

 ÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖÖ..... 

Puis les grandes fêtes chrétiennes sont entrées dans le chapitre interdit.

Il était périlleux de parler de Noël ou des Pâques. La viande d'agneau, de porc, 
les oeufs et le lait disparurent tout à coup dans la veille de ces fêtes. Puis ils ont
disparus à jamais!

Les gens couraient désesperés pour s'en procurer.Ils ne concevaient pas d'effacer 
le symbole ancestral de leurs maisons. Les saints disparurent des calendriers. 
Gheorghe, Ion, Vasile et combien d'autres se sont réveillés orphelins de leur patron 
onomastique!On considérait les élèves qui apportaient une tranche de brioche vendéene 
ou un oeuf rouge, comme de vrais héros.

Même les cantiques de nos arrière grands parents ont été  voués à l'oubli. 
Le" nouveau "Plugusor ( un chant demi chrétien) a été récrit an après an, en suivant 
les "indications du parti", adapté à l'"élan de l'industrialisation socialiste". 
C'est comme si je revoyais l'image de Badica Traian( le fondateur spirituel à côté 
de Decebal, de notre peuple), creusant un sillon après l'autre, grimpé sur le 
tracteur, dans une perpétuelle  compétition socialiste!

Les églises étaient surveillées par les milliciens ....Les élèves  et les étudiants 
égarés sur les sentiers de l'obscurantisme étaient chassés. Pendant la nuit de la 
Résurrection, les officiels organisaient  des soirées dansantes,tombola et buffet 
assortis. 
Le dictionnaire officiel fut purifié des mots mystiques: église, croix,icône, 
iconostase. L'ange fut aussi chassé des poésies de l'époque.Les saints rouges 
désiraient un ciel libre pour se hausser toujours plus haut dans les esprits des
esclaves. Les fêtes de la patrie:L'Union des Principautés","La grande  Union" ont 
été passé  sous silence pendant la periode de Dej.Elles n'allaient pas  avec l'esprit 
internationaliste de la nouvelle époque!

 À nouvelles gens, nouvelles fêtes!

Leur place fut prise par toutes sortes  de chiffres: le 7(novembre)- en fait,
la grande révolution russe socialiste d'octobre; le 1er (mai)-le jour international 
du travail;le 8(mars)le jour international de la femme;le 22(février) le jour de 
l'armée sovietique;le 23 (août) le jour  du retour des armes ..

Les élèves,les étudiants et les sportifs étaient mobilisés, quelques semaines avant, 
portés en camions sur des chaussées ou des stades, pour exercer les ovations 
plastiques,c'est à dire que leurs corps formaient des images qui célébraient les 
vertus des dirigeants du pays.Des milliers de salariés des institutions amenés par 
un convocateur,menés comme un troupeau,étaient revitalisés à côté des tribunes par 
des agitateurs vigilants

  -Camarades,plus d'enthousiasme!  

 -Les matériaux de propagande (c'est a dire;des drapeaux,des pancardes,des portraits) 
plus haut!

 -Criez,camarades!

 -Staline et le peuple russe,la liberté nous a apporté!

 -L'U.R.S.S est le bastion de la paix !

 -Ana ,Luca et Dej  épouvantent les bourgeois!

 -Gheorghiu Dej-lutteur pour la paix et le peuple !

 -Avec notre parti en front,nous aurons beaucoup de victoires! 

  

 Aux bord, dans de grandes chaudières   des crenwursts de fête, bouillaient.

Des gens se bousculaient pour en acheter une paire....Le  petit pain et la moutarde  
arrondissaient le grain de  bonheur offert par le parti.

S'il était toujours une fête!  

Tout comme dans le conte avec les trois volontés  celle-ci a  été  respectée sous 
la dernière "dynastie", pendant  "L'époque  de la Lumière" quand on criait:

 -Ceausescu et le peuple!

 -Ceausescu paix!

 -Notre  estime et  fierté/Ceausescu -Roumanie

Quant à la vie des gens? Elle était  inondée par le torrent des anniversaires...
Des chants sans fin, seuls les crenwursts avaient disparu

De nombreuses années après, l'interdiction a été levée sur les fêtes  autochtones. 
Leurs vieux vêtements  ont été lacérés car ils paraissaient  poussiéreux maintenant. 
On a préféré le maquillage en rouge. Au commencement elles ont été accueillies avec 
une liesse quasi générale. Même sous le nouveau travesti, il restait encore un 
cher souvenir. Les activistes de parti parlaient ainsi:"Le camarade Ceausescu est 
celui qui nous a redonné l'histoire"  comme si le camarade avait été jusqu'alors 
sur le banc de l'opposition; il avait lutté à peine avec le parti communiste à
libérer.

  On chantait  de nouveau "Trois  couleurs"-(vieux chant patriotique).

Puis, tout devint agaçant,les traces très anciennes étant entièrement digérées. 
Le vêtement de l'histoire commença se déchirer, révélant des images grotesques

Combien était-il resté de gens, supportant sans se plaindre, avec dégoût, le
spectacle, se retirant dans leurs souvenirs?

  
(À suivre, à vivre, rendez-vous dans notre prochaine édition pour le Chapitre 10)

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Créé le 1 mars 2002