Une infographie
de Laurence de Sainte Maréville
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Monstres et merveilles
Pas moins de 23 textes et 9 auteurs à
découvrir dans cette sélection du mois
d’octobre.
Par Florence Noël
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« Le bout du monde et le fond du jardin contiennent
la
même quantité de merveilles”
Christian Bobin
Et nous voici reparti de
par le monde, en quête de ces éclats de justesse,
ces quelques mots qui rencontrent notre monde, ces microcosmes
d’encre qui nous ouvrent quelques fois à l’éblouissement.
Que ne ferait-on pour
reconquérir cet émerveillement intact que nous
avions croisé un jour, un soir peut-être, presque
au hasard, cette émotion qui était venue nous réveiller
et nous surprendre ? Ces auteurs nous apportent, encore une
fois, cette matière dense au toucher et palpable d’émotion.
Allons donc les revivre
par monstres et merveilles aux quatre coins de la francophonie.
Cette fois pourtant,
le Sud de la France est à l’honneur, avec quelques noms
qui se glissent dans nos pages : Jean Bordès, Roger Lecomte,
Dominique Sorrente. La voix des souvenirs s’insinue par l’entremise
d’Eric Dubois, celle de l’humour via le décapant
Thierry Roquet, et l’appel du soir résonne sous les pas
de Philippe Landreau. Enfin nous traversons l’atlantique à
la rencontre des éblouissements simples de Louve Mathieu
qui nous emmène en sensibilité Montagnaise. Catrine
Godin et Patrick Packwood nous ancrent dans un Québec
foisonnant de symboles et d’allégories.
*
Honneur aux plus jeunes avec Dominique Sorrente,
auteur confirmé en poésie adulte, qui s’adresse
ici avec bonheur aux enfants dans deux textes « Livres » et «
dites-le avec des
fleurs ». Ah! que c'est frais et si profond sous cette
apparente légèreté. Se laisser conter des
histoires comme étant encore enfant et à l’instar
de Frank dans la BD « Broussaille »* "Considérer
le point de vue de l'enfant" et être éblouis de
merveilles.
« Il y a des livres insatiables,
mangeurs goulus
des emplois du temps du lecteur,
certains ont l’humeur discrète
qu’on ouvre et ferme à volonté. »
Mais le catalogue du bibliothécaire soudain se fissure
pour devenir l’enfant lui-même.
"libre comme une page qui s’invente,
tu cours
avec ton sac de phrases encore muettes.
Dans les couloirs immenses des dictionnaires,
tu bricoles.
Tu accordes les verbes à la sauve-qui-peut. "
Gertrude Millaire y a senti « cette
vulnérabilité dans le spontané de vivre.
Vivre avec ses tripes et non avec les "qu'en dira-t-on". Et
en même temps ça rend bien la relation que nous
avons avec les livres... et la relation que les livres ont avec
la vie...et toujours le danger de perdre son innocence et son
insouciance en tournant les pages. »
Quant au second, l’émotion nous vient de cette guirlande
de fleurs, note juste, note colorée. Avec « cette
impression de lire des lettres plus que de poèmes, mais
on aime la manière dont l'auteur s'adresse aux autres,
à la vie » (Juliette Schweisguth)
"fleurs sans nom, sans école,
tremblant de pluie battante
jusqu’à l’été
d’avoine folle"
*
Continuons la
revue méditerranéenne, avec Roger Lecomte
qui intervient dans nos pages pour la première fois. Deux
textes très différents, l’un et l’autre considérant
la force des amours et des amitiés. Registre étonnant,
allégorique et convainquant. Avec Ceux qui t'aiment prendront le
train, il nous projette, comme dans un Delveaux, sur les
quais de nos vies et de nos amours. Il y a une acceptation, une
résignation dans ce texte, mais teintée de la
douceur des petits matins d'hiver, comme il dit, ou des morts
lentes des cendres dans la nuit. Un texte qui ne déraille pas
de son sens ni de sa tonalité, même s'il gagnerait
parfois à exprimer plus de force.
« Ton parcours est obscur
Comme est obscure la destinée des hommes
Avec ce regret de l’enfance
De tout ce qui est perdu d’avance
Et lentement s’éloigne
Fanal de braise d’un dernier wagon dans la nuit. »
« J'aime bien » nous dit Hélène
Soris, « cette idée de comparer quelqu'un
à un train. Quelqu'un dont il me semble la force est dans
un recul par rapport à la vie, aux autres. Et qui justement
par cette force, qui confère un mystère, attire.
» Impression confirmée par Yves Heurté
pour qui « Cette allégorie est une réussite,
sans caractère forcé et son balancement reste
poésie et mystère. »
« A eux et à moi
» nous emporte par vent et vague proche de l’univers des
chansons à textes, par la porte de nos merveilles devenues
monstres, aux portes de la perte et du manque d’être chers.
Dans la musique de « ces alexandrins non rimés mais
rythmés. Ces mots sont simples et porteurs. On y sent
un chant, un lieu. l'humain » (Juliette Schweisguth)
« Parfois, mon
enfant-soeur, dans ta robe d'indienne,
Tu t'en viens donner souffle aux voiles insomniaques
Quand le ressac est fort et que l'ombre menace »
« Un beau
texte sur l'amour et la mort. » conclut Hélène
Soris : « «Il sait qu'il restera à
son tour en eux, présent dans leur vie et émet
ce qui peut être croyance ou souhait. Espérance
fragile. »
*
Troisième sudiste, Jean Bordès
nous offre un étrange voyage au sein de ces merveilles
de l’inspiration, nous confie « Le secret du Passage de la
Muse » en quatre textes, comme quatre stations d’une
procession intime entre encre et vision, entre femmes de chair
et de muse. Un auteur qui a une écriture qui frappe à
la porte, il va, insiste, part puis revient encore, peut-être
oui, hésite-t-il à franchir le seuil, mais comme toutes
les âmes trop grand ouvertes et trop sensibles. On peut
dire que ses thèmes sont classiques, si pas rabâchés
au cours des siècles: l'amour, la muse, mais il donne
ici de sa personnalité et ça fonctionne. Nous nous
laissons inviter ainsi « dans une histoire sans doute vécue
par beaucoup de poètes ». (Hélène
Soris)
Je laisse la parole
à Hélène Soris qui nous
raconte son expérience : « Le premier texte m'a
emmenée dans le rêve: "qui avait avalé la bouche du ciel"
J’y vois un tableau de Magritte du bleu et un nuage entamé
qui entre dans la maison. Puis j'ai imaginé une jeune
femme vêtue de blanc, muette, étrange, qui se réfugierait
dans la poésie qui murmurerait sans qu'on entende. : »
« Anna se taisait
depuis des années
avec son visage de terre tourné en dedans
sur ses épaules passa la muse de Dante
elle cousait au fil d’Ariane des mots d’étoiles
pour que leur chemin se rejoigne »
Le troisième volet surtout, est vécu intensément
comme un « appel vers le coeur en communication locale
»
(Stéphane Méliade) , comme un
bouleversant jeu du seuil, avec cette ombrée de bouillonnements
intérieurs, cette quête de la paix à rebours
de l'apaisement et ce désir si pointu de ne plus rien
déchirer de l'essentiel.
« j’ai muré la porte
et j’entendais ses pas
et je criais je l’appelais
et j’entendais sa voix
mais la vie tue l’amour
pourtant je voulais
qu’elle vienne qu’elle soit
l’aliment du feu
mais la vie tue l’amour”
Yves Heurté
revient sur la cohérence de cette série :«
Ce sont des poèmes en écho, l'un éclairant
le sens de
l'autre pour apporter une petite lueur dans la solitude. »
*
Philippe
Landreau, qui signe aussi un très intéressant
billet d’humeur sur
la poésie contemporaine, nous arrive avec trois textes
: Marche, aucun Dieu n'est racine,
Mathilde.
Ecriture mûre, travaillée, emplie d’images et de
résonances internes, dans l’intimité dévoilée
de nos jardins secrets, dense d’images et de suggestions. Un
auteur qui invite à « se laisser bercer par l'harmonie
des mots. A lire lentement certes et peut être sans s'obstiner
à se poser trop de questions » nous dit Hélène
Soris.
D’« Aucun Dieu » , Stéphane Méliade
ne tarit pas d’enthousiasme : « Puissance de tempête
sauvage, justesse de compositeur civilisé. Le battement
est à la fois maîtrisé et libéré.
L'alliance de l'esthétique et de l'organique, comme un
quartier de viande taillé par un diamantaire ».
« Il y a plein de jolies trouvailles dans ce poème
et quelque chose qui se dit. Un univers que je peux toucher,
qui m'invite. » Renchérit Juliette Schweisguth.
Avec ses métaphores de campagne patientant dans la main
du soir, on revit dans ses mots, au gré des formulations
fortes :
"nulle trace ne porte la preuve et son doute"
"la rumeur allonge la plaine
d'aube verte"
"l'eau sera l'eau même si elle n'est pas sans mystères"
Et d'images de
gravure:
"l'avenir assis est un chien de patience
regardant de très loin l'orage qui penche
son bain de fourmis bleues crépitant"
Mathilde séduit par sa sonorité : « un
vrai plaisir de le lire à haute voix. aérien ,
musical » (Hélène Soris)
et rencontre la sensibilité de Juliette Schweisguth
par « ces paysages et cette sorte de simplicité
et proximité avec les éléments naturels »
"le bonheur est plus simple encore
que passereau
il se serre dans une main petite
dans une venelle ou saignent
femme amour élan"
*
Que de métaphores
se jouent dans les trois petits êtres textuels de Catrine
Godin, Dessin de soir,
Le
banquet des signes, Paroles
!! Surmontant une impression générale de littérature
très esthétique un peu difficile, manquant parfois
simplicité, on rencontre finalement quelques éclairs
de voyance qui fond plaisir à lire et un « rythme
singulier, une écriture maîtrisée, un style,
des choses à dire » (Juliette Schweisguth)
Dans « dessin
de soir » on pénètre dans une atmosphère
et des images qui essayent de serrer de près une humeur
noire comme le soir, des métaphores ou des collisions
de mots inhabituelles.
"Le banquet
des signes" , se révèle aux yeux de Stéphane
Méliade comme “un texte accompli, beau et difficile,
simple et torsadé, allant droit dedans pour qu'on soit
saisi et en se permettant quelques détours pour qu'on
s'interroge ». Juliette Schweisguth est
séduite par cet aspect vivant « j'aime qu'il prenne
de l'ampleur, il devient un chant, un hymne, un souffle, une
danse avec la nature, sa sauvagerie et sa douceur. »
"les aubes n'en finissent plus
de calciner leurs chevauchées"
"et c'est toi l'heure atteinte
à l'instant où les guets dodelinent"
"à peine une saveur de gestes lents
sur les pensées colorées de soir
un tremblement à l'éclat doux des javelines
transperçant le toucher des voiles"
De « Paroles », texte en trois actes (de souffle,
de sel et de cendres), évoquons ces quelques vers en
guise d’invitation à la lecture :
"j'ai trahi demain
en me cachant le visage en ta paume
les motifs noués à mes chevilles
sont des algues qui bercent les noyés "
*
Grand enthousiasme
dans l’accueil de Thierry Roquet, et de ses
deux textes iconoclastes Le
jour du Grand
Plaisir, Il faudra
bien . Magnifique impression d'intelligence, de drôlerie,
d'ironie, de critique stylée. Cette utilisation des lieux
communs détournés, ces expressions revisitées,
ce rythme percutant. Le Jour du grand Plaisir est une métaphore
ironique très jouissive et non dépourvue d'une
certaine tendresse pour l'être humain. « Malin et
fort bien réalisé. Vivant et humain. On y est.
Enfin des textes qu'on habite, où on vit dedans. Textes
à deux jambes, à deux bras, histoire d'essayer
la vie. » S’exclame Stéphane Méliade.
« Sortie du tunnel.
Crissements. Vagissements.
Le métro arrivait.
Enfin.
Foule compacte,
serrée,
se serrant dans mes bras,
cohue!
Trop heureux de nous retrouver:
Vous m'attendiez?»
D’ « il faudra bien » , qu’Hélène
Soris qualifie à juste titre d’“excellent
moderne original” Citons ces quelques lignes
« Il faudra bien
un jour lever mon cul du banc
et m’y tenir la main
que je tienne debout
sans à-coup, d’un seul bond
regarder droit devant
devant le banc qui moule
et dans le blanc qui roule
des yeux jurer :
« c’en est fini des carpes ! »
La raison du plus mou…
et dégourdir les jambes
avec trois dimensions »
Gertrude
Millaire résume bien notre avis à tous
:« Un humour certes et pourquoi la poésie ne ferait-elle
pas
rire ! »
*
Plaisir aussi
d’accueillir Eric Dubois dans nos pages, poètes
venu du slam et dont on entend encore la grande
maîtrise des sonorités et du rythme dans ses trois
petites proses poétiques Influx, Et des poussières, Prisunic
Cet auteur a un style, plutôt qu'un style, on pourrait
même dire qu’il a un procédé. Cette "mélopisation"
d'instantanés, ce dessin verbal en couche, en mot, de
plus en plus agglutiné, vaste, mais ne nuisant jamais
à la compréhension à cause justement du
processus progressif. C'est de l'écriture progressive,
mais il s'en dégage des images fortes, de tendresse, un
rythme qui induit une impression.
D’ «
influx », Jean-Pierre Clémençon
nous dit « je le nommerai hommage à Bach j'adore
ces répétitions ........ok, les détracteurs
diront que c'est un "truc" mais l'art consiste à jeter
des petits ponts vers l'informulable de la vie alors!!.....j'aime
ce développement de constructions répétées
qui partent d'un mot et finissent en œuvre»
De « et
des poussières » Stéphane Méliade
parle d’ « un texte qui prend carrément vie. Un
biotexte. Pure
magie dans celui-là, l'auteur doit faire attention,
il va réveiller des êtres tout autour de lui »
« Prisunic
» a fait beaucoup parler de lui tant il évoquait
une atmosphère propre aux années soixantes.
Nostalgie des images d’alors.
*
Louve
Mathieu, déjà connue en nos pages par
l’entretien
qu’elle eut avec Gertrude Millaire, nous
fait le plaisir de nous servir quelques
extraits de « Le Monstre », recueil « intéressant,
plein, vivant. » et dénotant d’un talent indéniable.
Puissance de la simplicité et errances internes exhaussées
par le papier.
« Ces trois
poèmes suivent une même construction originale et
forte, ça pourrait être ennuyeux si l'auteur ne
gardait de bout en bout la maîtrise de son dire. Et il
nous dit quantité de choses en si peu de lignes. »
(Yves Heurté). Car il y à découvrir
là l’écriture d’une identité, au delà
d’une personnalité marquante, le mythe intime de ses cultures
québecoise et montagnaise :
« Chaud et brûlant
Sa peau rouge et ses cheveux noirs
Forment son auréole
Une barrière officielle derrière ses lèvres
- Lèvent les coeurs et on vomit des regards -
Le monstre apparaît alors dans son entier
On la croit sûrement folle avec ses airs
Quelques monstres se baladent
Autour de sa tête, le feu dévore son rêve”
Enfin, Patrick
Packwood, nous offre dans son passé décomposé,
une superbe envie de renouer avec nos vieux
démons et nos merveilles héréditaires
:
« je trébuche
sur les racines de l'arbre généalogique
les ramifications du passé égratignent mon visage
les vieux hêtres aux pieds bien en terre
ou même sous terre
m'assaillent
m'enserrent de leurs broussailles
je ne vois rien mais je reconnais leurs griffes »
Me reste au terme
de cette très dense publication, de vous souhaiter une
excellente lecture, des rencontres
sublimes et fortes, un automne lumineux à vos portes.
Et
la porte du salon de lecture s'ouvre pour vous faire découvrir
quelques instants démesurés
dépeints avec grâce par Gertrude Millaire
Florence
Noel - octobre 2003
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