Les lucioles
C’est le milieu
de la nuit et je marche dans des rues éclaboussées de lumières blanches et
aveuglantes. Je regarde droit devant moi mais de chaque côté, je vois avec
une acuité extrême, une succession de boutiques ouvertes, où se bousculent
des acheteurs muets et agités, vêtus d’habits carnavalesques aux couleurs
crues et sanglantes. Des objets étranges passent de main en main. Je
regarde toujours droit devant moi, sans ralentir le pas, et pourtant je
distingue ces objets, mieux que si je les tenais moi-même. Des poupées
effrayantes, des vases emplis de fleurs tentaculaires, des éléphants
miniatures aux défenses démesurées et menaçantes, des tsantsas
grimaçant et vociférant, des masques mortuaires au plâtre encore
dégoulinant, des papillons géants vrombissant au bout de longs doigts de
caoutchouc. Des atrocités que des acheteurs pervers se disputent.
J’aperçois une femme couronnée de flammes griffant des visages aux veinules
saillantes, qui se déchirent et s’écoulent en traînées bleuâtres jusqu’aux
cous blafards. Je voudrais lui crier d’arrêter ce massacre, d’éteindre le
feu de sa chevelure. Ma langue est comme paralysée, mes lèvres engluées et
soudées par je ne sais quelle substance. Je suis muette moi aussi.
J’avance
toujours, me demandant quel chirurgien a pu introduire dans mon corps ce
mécanisme qui règle ma marche de façon si achevée que j’ai la sensation
d’être un automate.
Les
lumières s’assombrissent, les boutiques s’espacent, acheteurs et objets
s’effacent puis disparaissent. Je marche toujours, écarquillant les yeux
car j’y vois de moins en moins. Bientôt, il ne reste plus qu’un misérable
falot. Je ne suis plus dans la ville, je ne suis plus nulle part. Je tourne
plusieurs fois sur moi, mes lourdes jambes d’automate peinant et
rechignant. Il me faut des heures, des jours peut-être, pour réussir à
tracer sur un sol herbeux des cercles que je devine imparfaits, comme ceux
d’un enfant qui se sert pour la première fois d’un compas.
Tout ce
qui m’est familier ou connu n’existe plus. Je suis seule, là où personne
n’est jamais venu et ne viendra jamais, dans des ténèbres presque absolues.
Si le falot meurt, je serai comme dans un tombeau, clouée à la verticale
sur mes jambes robotiques dont le mécanisme s’est enrayé. Je ne suis pas
seulement muette, je suis également paraplégique…
- Pourquoi
es-tu terrifiée ? Pose la main sur ton cœur et reprends ta marche.
Une voix ?
Une voix paisible et bien distincte, suffisamment grave pour être masculine
mais trop cristalline pour l’être vraiment. Une voix donc asexuée, qui
semble posée sur mon oreille tant elle est proche. Une voix que je ne
reconnais pas mais qu’il me semble avoir toujours entendue. Une voix qui
était là le jour de ma naissance.
J’écoute
la voix. Je pose la main sur mon cœur. Un cœur nu et lisse que je peux
étreindre. Il n’y a ni vêtement, ni chair, ni os entre ma main et mon cœur.
Je n’ai pas peur de ce contact direct. Mon cœur
bat au rythme d’une musique douce et harmonieuse. Une musique qui
m’accompagnait sur les chevaux de bois du manège de mon enfance.
Mes jambes
se déverrouillent et s’allègent. J’avance, non plus d’un pas d’automate,
mais en longues foulées souples, c’est à peine si je sens le sol sous mes
pieds. L’obscur des ténèbres perd de sa profondeur car des éclats de
lumière se multiplient soudainement devant moi.
- Suis les
lucioles, ne perds pas leur sillage. Elles te mèneront là où tu devrais
être, là où tu apprendras la différence entre les objets animés et les
objets inanimés.
Je réponds
à la voix : « J’ai vu des acheteurs pervers se disputer des objets à
la fois animés et inanimés. Est-ce que dans la réalité tout est ainsi
? »
Mais la
voix se tait et me quitte, me laissant dans des demi-ténèbres qu’éclaire
comme une nébuleuse le sillage immobile des lucioles. Je reprends mes
longues foulées tandis qu’un bruissement m’avertit que les lucioles
s’élancent à leur tour. Je ne dois pas perdre leur trace, je ne dois pas
cligner des yeux un seul instant, sinon je resterai à jamais loin de ma
ville, de mon fleuve, de mes arbres, de ces modestes cafés où je traîne
espérant que celui qui m’a perdue finira par me retrouver.
Combien de
temps dois-je courir ainsi, comme une pouliche abandonnée par son cavalier,
loin de son haras, et désorientée ? Quelle distance dois-je parcourir ? La
marathonienne sait où est la ligne d’arrivée, l’instant précis où elle
pourra reprendre son souffle, se poser et se reposer. Moi je ne sais rien,
je ne devine rien, je n’ai plus de passé, plus de futur, le moment présent
n’existe même pas. Et je réalise, de nouveau terrifiée, que je ne suis plus
moi, avec mon cœur mis à nu, mes jambes puissantes et infatigables. Comment
était-ce avant ? Une femme entourée par la ville, sa ville, et quoi d’autre
? La solitude bien sûr mais une solitude familière, rassurante. Il me vient
l’image du balayeur municipal que je croisais parfois, poussant dans le
caniveau les menus débris laissés par les noctambules, les somnambules, les
assassins quand un peu de pourpre se mêlait à l’eau grisâtre.
Et je
cours sans répit, les yeux grand-ouverts, pour ne pas perdre de vue le
sillage lumineux et salutaire des lucioles. Pourquoi la voix m’a-t-elle
laissée sans me délivrer un autre message que celui de suivre une traînée
de lumière ?
- Parce
que tu as voulu l’obscur. C’est à toi de retrouver la lumière.
Ainsi
cette voix venue de je ne sais où ne m’a pas abandonnée. Mais la traînée
des lucioles s’amenuise. Elles s’éteignent et tombent les unes après les
autres. Je cours désormais en zig-zags pour ne pas les écraser avec
l’espoir vain qu’elles pourraient se rallumer.
- Cesse de
courir en regardant tes pieds. Lève la tête et regarde les arbres.
Des
lémuriens ! Je cours au milieu d’une double rangée d’arbres et dans
chacun, les yeux immenses des lémuriens éclairent mon chemin tandis que la
dernière luciole va se perdre dans le feuillage d’un arbre au tronc noueux
sur lequel je distingue des initiales gravées.
- Ne
t’arrête pas pour les déchiffrer. C’est ton passé. Des noms que tu dois
oublier si tu veux retrouver la lumière.
Les yeux
ronds et jaunes des lémuriens sont comme des phares dans la nuit. Peut-être
qu’au bout de ma course je vais trouver la mer. Celle de mon enfance, de ma
jeunesse, bleue, calme et scintillante sous un soleil qui rougissait mon
corps et le laissait ensuite d’une belle couleur dorée qui durait jusqu’au
début de l’automne.
Comme des
phares dans la nuit… Les phares me rappellent un moment de douce quiétude.
Où étaient-ils ces phares et qui donc me donnait ce sentiment de douce
quiétude ? Tout en courant je regarde mes mains. Ces mains que je
déteste et que je préfère cacher sous des mitaines. Curieusement, j’associe
mes mains tant haïes à la douce quiétude des phares. Mais je dois
poursuivre ma course éclairée par les yeux d’animaux qui n’existent pas
dans mon pays. Quel est-il ce pays ? Il est difficile de courir et de
réfléchir en même temps.
- Ne
t’arrête pas pour réfléchir. Tu réfléchis depuis des siècles et vois où ça
t’a menée. A courir sans t’arrêter pour retrouver
la lumière et connaître enfin la différence entre les objets animés et
inanimés.
La voix
rassurante est toujours à mes côtés. Ou peut-être dans ma tête. Je voudrais
que cette voix soit celle d’un humain. Je voudrais m’arrêter un instant
pour trouver celui à qui elle appartient. Une voix appartient forcément à
quelqu’un. J’essaye de ralentir ma course pour explorer les demi-ténèbres
qui m’entourent. C’est impossible. Mes jambes ne m’obéissent pas. Je cours
sans fatigue mais sans pouvoir m’arrêter. Et ce qui est en train d’arriver
me glace d’effroi. Les yeux des lémuriens se ferment les uns après les
autres. Leur lumière va disparaître comme celle des lucioles. Alors une
terrible colère me prend :
- Où es-tu
la voix ? Tu m’avais demandé de suivre les lucioles. Elles se sont
éteintes. Alors j’ai suivi les phares des lémuriens. Ils s’éteignent aussi.
C’est cela qui m’attend ? Mourir d’épuisement dans les ténèbres quand
mes jambes cesseront de fonctionner ? J’espérais courir jusqu’à la
mer. Retrouver le soleil, ma peau toute dorée, puis rentrer au début de
l’automne dans ma ville, celle que j’ai quittée après avoir rencontré tous
ces acheteurs pervers. Pourquoi tout a-t-il disparu ? Je me souviens
maintenant. Ma ville, son fleuve, ses métros. Mon autre ville, sa mer
bleue, ses galets, ses tramways. Que s’est-il passé ? Qu’ai-je fait de
mal ?
- C’est
bien toi qui as voulu l’obscur ? Tu l’as écrit même :
« J’ai
tué chacune de mes aubes
Pour que
la nuit revienne sans cesse »
Ton vœu
s’est réalisé. On ne tue pas l’aube impunément. Mais il te reste une
chance. Tu as pris garde de ne pas écraser les lucioles tombées au sol.
Alors regarde ! Pour te remercier elles reviennent.
Oui !
Elles reviennent. Encore plus nombreuses. Tellement nombreuses que tout
s’illumine autour de moi. Mes jambes interrompent leur course. Sous mes
pieds qui ne sont plus nus je sens la dureté du bitume. Des immeubles, des
boutiques sans acheteurs pervers mais avec des objets beaux et immobiles.
La voix me
parle pour la dernière fois où peut-être est-ce juste dans ma tête :
- Ne tue
plus tes aubes. Apprends à les aimer autant que tu aimes tes nuits. Les
lucioles vont repartir là où l’on manque de lumière. Les lémuriens vont
rentrer dans leur pays. Leurs yeux sont comme des phares jaunes dans la
nuit. Mais il existe d’autres phares qui ne sont pas forcément en pleine
mer. Souviens-toi ! Souviens-toi d’un moment de douce quiétude.
Souviens-toi !
©Héloïse
Cerboneschi
|