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Automne 2024

 

 

Héloïse Cerboneschi.

 

Deux nouvelles inédites

 

 

 

Les lucioles

C’est le milieu de la nuit et je marche dans des rues éclaboussées de lumières blanches et aveuglantes. Je regarde droit devant moi mais de chaque côté, je vois avec une acuité extrême, une succession de boutiques ouvertes, où se bousculent des acheteurs muets et agités, vêtus d’habits carnavalesques aux couleurs crues et sanglantes. Des objets étranges passent de main en main. Je regarde toujours droit devant moi, sans ralentir le pas, et pourtant je distingue ces objets, mieux que si je les tenais moi-même. Des poupées effrayantes, des vases emplis de fleurs tentaculaires, des éléphants miniatures aux défenses démesurées et menaçantes, des tsantsas grimaçant et vociférant, des masques mortuaires au plâtre encore dégoulinant, des papillons géants vrombissant au bout de longs doigts de caoutchouc. Des atrocités que des acheteurs pervers se disputent. J’aperçois une femme couronnée de flammes griffant des visages aux veinules saillantes, qui se déchirent et s’écoulent en traînées bleuâtres jusqu’aux cous blafards. Je voudrais lui crier d’arrêter ce massacre, d’éteindre le feu de sa chevelure. Ma langue est comme paralysée, mes lèvres engluées et soudées par je ne sais quelle substance. Je suis muette moi aussi.

J’avance toujours, me demandant quel chirurgien a pu introduire dans mon corps ce mécanisme qui règle ma marche de façon si achevée que j’ai la sensation d’être un automate.

Les lumières s’assombrissent, les boutiques s’espacent, acheteurs et objets s’effacent puis disparaissent. Je marche toujours, écarquillant les yeux car j’y vois de moins en moins. Bientôt, il ne reste plus qu’un misérable falot. Je ne suis plus dans la ville, je ne suis plus nulle part. Je tourne plusieurs fois sur moi, mes lourdes jambes d’automate peinant et rechignant. Il me faut des heures, des jours peut-être, pour réussir à tracer sur un sol herbeux des cercles que je devine imparfaits, comme ceux d’un enfant qui se sert pour la première fois d’un compas.

Tout ce qui m’est familier ou connu n’existe plus. Je suis seule, là où personne n’est jamais venu et ne viendra jamais, dans des ténèbres presque absolues. Si le falot meurt, je serai comme dans un tombeau, clouée à la verticale sur mes jambes robotiques dont le mécanisme s’est enrayé. Je ne suis pas seulement muette, je suis également paraplégique…

- Pourquoi es-tu terrifiée ? Pose la main sur ton cœur et reprends ta marche.

Une voix ? Une voix paisible et bien distincte, suffisamment grave pour être masculine mais trop cristalline pour l’être vraiment. Une voix donc asexuée, qui semble posée sur mon oreille tant elle est proche. Une voix que je ne reconnais pas mais qu’il me semble avoir toujours entendue. Une voix qui était là le jour de ma naissance.

J’écoute la voix. Je pose la main sur mon cœur. Un cœur nu et lisse que je peux étreindre. Il n’y a ni vêtement, ni chair, ni os entre ma main et mon cœur. Je n’ai pas peur de ce contact direct. Mon cœur bat au rythme d’une musique douce et harmonieuse. Une musique qui m’accompagnait sur les chevaux de bois du manège de mon enfance.

Mes jambes se déverrouillent et s’allègent. J’avance, non plus d’un pas d’automate, mais en longues foulées souples, c’est à peine si je sens le sol sous mes pieds. L’obscur des ténèbres perd de sa profondeur car des éclats de lumière se multiplient soudainement devant moi.

- Suis les lucioles, ne perds pas leur sillage. Elles te mèneront là où tu devrais être, là où tu apprendras la différence entre les objets animés et les objets inanimés.

Je réponds à la voix : « J’ai vu des acheteurs pervers se disputer des objets à la fois animés et inanimés. Est-ce que dans la réalité tout est ainsi ? »

Mais la voix se tait et me quitte, me laissant dans des demi-ténèbres qu’éclaire comme une nébuleuse le sillage immobile des lucioles. Je reprends mes longues foulées tandis qu’un bruissement m’avertit que les lucioles s’élancent à leur tour. Je ne dois pas perdre leur trace, je ne dois pas cligner des yeux un seul instant, sinon je resterai à jamais loin de ma ville, de mon fleuve, de mes arbres, de ces modestes cafés où je traîne espérant que celui qui m’a perdue finira par me retrouver.

Combien de temps dois-je courir ainsi, comme une pouliche abandonnée par son cavalier, loin de son haras, et désorientée ? Quelle distance dois-je parcourir ? La marathonienne sait où est la ligne d’arrivée, l’instant précis où elle pourra reprendre son souffle, se poser et se reposer. Moi je ne sais rien, je ne devine rien, je n’ai plus de passé, plus de futur, le moment présent n’existe même pas. Et je réalise, de nouveau terrifiée, que je ne suis plus moi, avec mon cœur mis à nu, mes jambes puissantes et infatigables. Comment était-ce avant ? Une femme entourée par la ville, sa ville, et quoi d’autre ? La solitude bien sûr mais une solitude familière, rassurante. Il me vient l’image du balayeur municipal que je croisais parfois, poussant dans le caniveau les menus débris laissés par les noctambules, les somnambules, les assassins quand un peu de pourpre se mêlait à l’eau grisâtre.

Et je cours sans répit, les yeux grand-ouverts, pour ne pas perdre de vue le sillage lumineux et salutaire des lucioles. Pourquoi la voix m’a-t-elle laissée sans me délivrer un autre message que celui de suivre une traînée de lumière ?

- Parce que tu as voulu l’obscur. C’est à toi de retrouver la lumière.

Ainsi cette voix venue de je ne sais où ne m’a pas abandonnée. Mais la traînée des lucioles s’amenuise. Elles s’éteignent et tombent les unes après les autres. Je cours désormais en zig-zags pour ne pas les écraser avec l’espoir vain qu’elles pourraient se rallumer.

- Cesse de courir en regardant tes pieds. Lève la tête et regarde les arbres.

Des lémuriens ! Je cours au milieu d’une double rangée d’arbres et dans chacun, les yeux immenses des lémuriens éclairent mon chemin tandis que la dernière luciole va se perdre dans le feuillage d’un arbre au tronc noueux sur lequel je distingue des initiales gravées.

- Ne t’arrête pas pour les déchiffrer. C’est ton passé. Des noms que tu dois oublier si tu veux retrouver la lumière.

Les yeux ronds et jaunes des lémuriens sont comme des phares dans la nuit. Peut-être qu’au bout de ma course je vais trouver la mer. Celle de mon enfance, de ma jeunesse, bleue, calme et scintillante sous un soleil qui rougissait mon corps et le laissait ensuite d’une belle couleur dorée qui durait jusqu’au début de l’automne.

Comme des phares dans la nuit… Les phares me rappellent un moment de douce quiétude. Où étaient-ils ces phares et qui donc me donnait ce sentiment de douce quiétude ? Tout en courant je regarde mes mains. Ces mains que je déteste et que je préfère cacher sous des mitaines. Curieusement, j’associe mes mains tant haïes à la douce quiétude des phares. Mais je dois poursuivre ma course éclairée par les yeux d’animaux qui n’existent pas dans mon pays. Quel est-il ce pays ? Il est difficile de courir et de réfléchir en même temps.

- Ne t’arrête pas pour réfléchir. Tu réfléchis depuis des siècles et vois où ça t’a menée. A courir sans t’arrêter pour retrouver la lumière et connaître enfin la différence entre les objets animés et inanimés.

La voix rassurante est toujours à mes côtés. Ou peut-être dans ma tête. Je voudrais que cette voix soit celle d’un humain. Je voudrais m’arrêter un instant pour trouver celui à qui elle appartient. Une voix appartient forcément à quelqu’un. J’essaye de ralentir ma course pour explorer les demi-ténèbres qui m’entourent. C’est impossible. Mes jambes ne m’obéissent pas. Je cours sans fatigue mais sans pouvoir m’arrêter. Et ce qui est en train d’arriver me glace d’effroi. Les yeux des lémuriens se ferment les uns après les autres. Leur lumière va disparaître comme celle des lucioles. Alors une terrible colère me prend :

- Où es-tu la voix ? Tu m’avais demandé de suivre les lucioles. Elles se sont éteintes. Alors j’ai suivi les phares des lémuriens. Ils s’éteignent aussi. C’est cela qui m’attend ? Mourir d’épuisement dans les ténèbres quand mes jambes cesseront de fonctionner ? J’espérais courir jusqu’à la mer. Retrouver le soleil, ma peau toute dorée, puis rentrer au début de l’automne dans ma ville, celle que j’ai quittée après avoir rencontré tous ces acheteurs pervers. Pourquoi tout a-t-il disparu ? Je me souviens maintenant. Ma ville, son fleuve, ses métros. Mon autre ville, sa mer bleue, ses galets, ses tramways. Que s’est-il passé ? Qu’ai-je fait de mal ?

- C’est bien toi qui as voulu l’obscur ? Tu l’as écrit même :

« J’ai tué chacune de mes aubes

Pour que la nuit revienne sans cesse »

Ton vœu s’est réalisé. On ne tue pas l’aube impunément. Mais il te reste une chance. Tu as pris garde de ne pas écraser les lucioles tombées au sol. Alors regarde ! Pour te remercier elles reviennent.

Oui ! Elles reviennent. Encore plus nombreuses. Tellement nombreuses que tout s’illumine autour de moi. Mes jambes interrompent leur course. Sous mes pieds qui ne sont plus nus je sens la dureté du bitume. Des immeubles, des boutiques sans acheteurs pervers mais avec des objets beaux et immobiles.

La voix me parle pour la dernière fois où peut-être est-ce juste dans ma tête :

- Ne tue plus tes aubes. Apprends à les aimer autant que tu aimes tes nuits. Les lucioles vont repartir là où l’on manque de lumière. Les lémuriens vont rentrer dans leur pays. Leurs yeux sont comme des phares jaunes dans la nuit. Mais il existe d’autres phares qui ne sont pas forcément en pleine mer. Souviens-toi ! Souviens-toi d’un moment de douce quiétude. Souviens-toi !

 

©Héloïse Cerboneschi

 

 

Les ombres

Ce fut à l’approche d’un été ordinaire que bien des choses de toutes sortes se fracassèrent et qu’une soif inextinguible de l’obscur, que plus rien ne put éteindre, s’empara de mon conscient puis, plus insidieusement, de mon inconscient.

Je tirai alors des rideaux de brume sur la clarté qui brûlait tous mes détails sensitifs et appris à retenir mon souffle, jusqu’à l’apparition salvatrice du gris-bleuté crépusculaire.

A l’extérieur, je surprenais des conversations qui allaient à l’encontre de mes attentes. : « Trois minutes de soleil en moins et le comble, c’est qu’on en perd un peu plus tous les jours ». Je scrutais attentivement les passants, assis sur leurs bancs de pierre, et me demandais pourquoi je n’entendais pas ces mêmes voix se réjouirent et dirent : « Trois minutes de lune et d’étoiles en plus et quelle chance, on en gagne davantage tous les jours ».

Je compris que j’avais quitté « le cercle ». Il y avait les « Autres », regroupés dans un cercle lumineux qu’ils craignaient de voir s’étrécir, et il y avait « Moi », isolée dans un cercle obscur dont je guettais chaque nuit le nouveau tracé, désespérée de le voir s’amoindrir.

Ma préférence à l’obscur fut bien sûr l’objet de réflexions désobligeantes, de moqueries, de sarcasmes, de coups-bas, de flèches empoisonnées et pour finir, les « Autres » m’abandonnèrent à mon cercle obscur.

Mon inconscient fut donc atteint en ce sens que je perdis le privilège, puisque ce n’est pas dû à tout un chacun, de rêver en couleurs. Mes rêves devinrent sombres, dans tous les sens du terme. Je rêvais beaucoup de motards, vêtus et casqués de noir, chevauchant de puissantes cylindrées, rapides comme des mustangs, et noires. Ces motards roulaient en continu dans des tunnels, se faisaient parfois doubler par d’énormes berlines noires, et immanquablement terminaient leurs courses sataniques contre des murs de briques noires. Je n’invente rien en précisant que derrière les murs de briques noires, des chevaux noirs, empanachés de plumets noirs, attendaient patiemment, attelés à des corbillards aux vitres occultées par des rideaux de velours noir. Exit les motards et je passais sans émoi à d’autres rêves récurrents tout aussi ténébreux, au long de mes nuits prolongées artificiellement par mes rideaux réels et imaginaires couleur de brume.

L’été passa donc dans de longues journées oisives et brûlantes, suivies de courtes nuits agitées à compter des motards vêtus et casqués de noir dont aucun ne terminait sa course en dérapant tout bêtement sur une nationale ensoleillée et en atterrissant en douceur au milieu d’un pré vert, jaune et blanc (herbe, renoncules et marguerites).

À la fin de l’été, quelques bizarreries apparurent dans mon langage. Tout ce que je disais devint incompréhensible à mes rares interlocuteurs. Fatalement ! Puisque je vivais dans l’obscur, mes mots et mes tentatives d’explications le furent également. « Je voudrais une baguette de campagne pas trop cuite s’il-vous-plaît ». C’est ce que j’aurais voulu dire et ce que j’avais cru dire. Mais non pas puisque la boulangère me répondait : « Des croissants de lune ? Je ne comprends pas… Dépêchez-vous d’autres clients attendent ». Je repartais donc avec un croissant aux amandes difficile à tartiner et à napper de confiture.

Le plus surprenant fut la transformation de mon corps. Petit-à-petit, ma peau changea de couleur. D’abord quelques taches discrètes, d’un joli gris argenté, où mes doigts semblaient passer au travers quand je les touchais. Comme je trouvais ça plutôt jolie, surtout autour des yeux, je n’en fus pas troublée. Un matin, en sortant de la douche, je vis que toute la moitié gauche de mon corps avait viré au gris sombre. Du sommet de mon crâne à la pointe de mes pieds, ma main droite ne rencontra que du vide. Je compris que j’étais devenue moitié-ombre. Je tentai de m’habiller, mais côté gauche mes vêtements retombaient lamentablement. Impossible de me coiffer, la brosse n’accrochait que la moitié droite de mes cheveux. Je renonçai à toute tentative de maquillage et, très raisonnablement, à toute sortie en dehors de mon appartement bien isolé derrière ses rideaux de brume.

L’obscur que j’avais toujours préféré à la clarté m’absorbait, me digérait, et n’allait pas tarder à me régurgiter sous forme d’ombre complète. Ce n’était plus qu’une question de jours, d’heures peut-être même ; et quand la mutation finale serait achevée, je pourrai sortir de nouveau et me glisser parmi mes semblables, de jour comme de nuit. Je me projetterai, immense et bienveillante, sur les murs, les remparts, les façades du palais présidentielle. Je m’étirerai, gracieuse et ludique, sur les trottoirs de tous les boulevards de ma ville. Je pénétrerai tous les lieux interdits, j’assisterai à tous les méfaits, je me coulerai entre tous les couples d’amants.

Et à la mi-nuit, j’épouserai l’ombre de l’arbre sur le tronc duquel un homme, il y a bien longtemps, a gravé mes initiales enlacées aux siennes, et mon âme humaine soupirant près de son âme végétale, nous attendrons qu’un rayon de lune vienne se courber vers le Fleuve. Mon Arbre, mon Fleuve, et moi, devenue ombre à force de préférer l’obscur à la clarté.

 

©Héloïse Cerboneschi

 

 

Lire / relire des nouvelles d’Héloïse Cerboneschi à cette même rubrique (automne 2024); des poèmes inédits à la rubrique Francosemailles de ce même numéro et au Salon de lecture (hiver 2024).

 

 

Héloïse Cerboneschi

Francopolis – Automne 2025

Recherche Éliette Vialle

 

 

Créé le 1er mars 2002