Chant
IV : L’automne est mélancolique…
« Ô
bruit doux de la pluie
Par
terre et sur les toits !
Pour
un cœur qui s'ennuie,
Ô
le chant de la pluie ! 1 »

« La
thématique du regard. Encore. Miroir, mon beau miroir… »
J’espère que la pluie ne
s’arrêtera pas… aujourd’hui, elle est comme un fin rideau qui, tout
doucement, déchire le tissu du monde. J’espère qu’elle continuera à tomber
toute la journée. Une parfaite journée d’automne. Même les arbres, parés de
leurs atours flamboyants, pleurent tandis que le vent fait tournoyer
férocement leurs feuilles. Mais moi, je suis bien au chaud à la maison,
blottie dans l’un de nos nouveaux plaids comme dans un cocon de douceur. Et
je regarde au-dehors. J’aime quand il fait gris et froid mais que les
lumières du soir s’allument et se posent sur mon cœur tels des papillons de
nuit. J’ai parfois le sentiment que ma vie n’est qu’un gigantesque miroir…
mais de quoi ? Pourquoi le miroir – objet, symbole, image – revêt-il à
mes yeux une telle importance ? Que ne puis-je simplement être libre.
Même en sachant que toute liberté ne peut être que relative, j’en rêve
quand même… L’espoir n’est-il pas l’élément clé des films romantiques que
j’avais l’habitude d’exécrer et devant lesquels je me surprends désormais,
parfois, à m’émouvoir ?
***
Souvent, des pensées m’assaillent,
m’envahissent, m’entraînent dans un tourbillon… Ces pensées parasites, sans
queue ni tête, bloquent d’autres pensées, qui elles, pourraient s’avérer
constructives. Elles forcent mon cerveau à s’ériger en forteresse. En vain,
car les loups sont déjà dans la bergerie. Je ne parviens pas à repousser
ces envahisseurs intérieurs. J’imagine pourtant des milliers de mini moi,
portant la livrée de la maison, se préparant à repousser les indésirables,
mais il eût été plus facile de livrer bataille contre un ennemi extérieur.
Ainsi, les mêmes pensées reviennent me tourmenter, jour après jour, comme
autant de terribles vagues dévastatrices. Ma résistance – qui
miraculeusement sans doute, n’a pas encore viré à la schizophrénie – se
brise telle l’écume sur les rochers. La marée basse m’octroie un bref instant
de répit. Mais déjà, au loin, le ciel s’assombrit… Les nuages s’amoncellent. Ils sont de
nouveau là…
Je crois que j’ai toujours été, et
que je serai toujours, un peu mélancolique. C’est pour cette raison,
sûrement, que la solitude me convient si bien. L’homme est peut-être un
animal social, mais sa société finit par me fatiguer. Pourtant, je suis
quelqu’un d’extrêmement sociable, dit-on. Et c’est vrai. Mais je n’ai
jamais eu peur de me perdre en moi-même. Il est des silences qui en disent
plus que les mots. De toute façon, je trouve que la plupart des gens qui
parlent le font pour ne rien dire. Il n’est rien qui n’ait déjà mieux été dit
par le murmure du vent dans les pins.
***
J’aime l’automne. Le flamboiement
des feuilles m’évoque l’embrasement du Phénix, prélude à une renaissance
annoncée. La nature refuse de s’abandonner au sommeil sans une ultime
démonstration de sa splendeur. Quelle puissance ! Quelle majesté, même,
dans ce camaïeu de teintes chaudes ! Éclats de rubis, grenat et ambre. Ce
tourbillon de couleurs chatoyantes dissipe l’inquiétude d’une nuit de
plusieurs mois…. Le vent est doux et chaud, encore chargé de la caresse de
l’été qui s’étire. Sirotant un verre de vin dont la robe vermeille révèle
les tanins, je m’abandonne à la rêverie. Mon cœur entend le roulis de la
mer, au loin. Sublime mélancolie. Face au golfe d’Ajaccio, j’admire le
coucher du soleil sur les îles sanguinaires. Parfaite sphère carmin,
« le soleil se noie dans son sang qui se fige 2 ».
Comme une tomate trop mure prête à exploser. Son rougeoiement s’étend au
ciel entier. Il semble même enflammer la roche, dans un tableau à couper le
souffle. Éblouissant, l’astre s’attarde, enlace le bleu sombre de
l’obscurité naissante, se délectant de ce saisissant contraste. La tour de
La Défense qui abrite mon bureau me permet, souvent, d’assister à un
spectacle similaire quoiqu’inversé. Cette fois, c’est le soleil levant,
rouge lui aussi, qui projette son éclat sur la mer urbaine de tours et de
bâtiments qui composent la ville Lumière…
Un tel décor me pousse à
m’interroger sur ma propre lumière, mon paysage intime. J’espère que je
suis une bonne personne. Quelqu’un de gentil, qui fait les bons choix et le
bien autour d’elle. Cette pensée me conduit au cœur de mon labyrinthe
intérieur. Sans fil d’Ariane. Cœur. Un mot de cinq lettres qui en appelle
un autre. Amour. Un symbole universel, doublé, quand on y pense, d’une
réflexion sociétale. Un appel à la liberté. Il me semble que les voies du
cœur sont sous-estimées dans ce monde de plus en plus digitalisé qui nous
connecte à tout sauf à nous-même, et oppose inexorablement le cœur à la
raison…
J’espère aussi, peut-être, laisser
une empreinte dans le tissu du monde. Dans les cœurs de ceux que j’aime
comme de ceux qui croisent ma route. Et surtout, j’aimerais arrêter de me
demander sans cesse si « je suis assez » ou pas. Goûter à la
simplicité. Me satisfaire non seulement de ce que j’ai, mais de ce que je
suis. J’ai l’impression d’être atlas portant le monde, alors que personne
ne me le demande, et je ne sais plus comment poser ce fardeau. J’ai peur,
au fond. De ne pas être à la hauteur. Il me faut pourtant avancer en
confiance. « Dans grandiose, il y a "grand" et il y a
"ose". Donc pour grandir il faut oser ». J’ai entendu
cette phrase en regardant – ou plutôt en écoutant d’une oreille distraite –
« Happy Feet » avec les enfants. Les
dessins animés « modernes » recèlent donc encore quelques perles
d’éveil et de sagesse. Constat rassurant.
***
Je fais souvent ce rêve. Je cours
à perdre haleine après un train qui ne s’arrête jamais. Je suis si proche
que je pourrais presque le toucher du doigt, mais il m’est impossible de le
rattraper. Il me paraît cependant essentiel de monter à bord. L’urgence me
bouscule. Je dois l’atteindre. À tout prix. Je ne cesse d’accélérer mais
mes efforts sont vains. Je ne comprends pas. Pourquoi ce train serait-il
mon rocher de Sisyphe ? Je m’acharne, m’épuise. Je pense que je ne
serais jamais « à la hauteur » si je n’embarque pas
immédiatement. Et puis soudain, je réalise que je ne sais même plus où ce
train si important est supposé me conduire ! Dans ma folle poursuite de ce
qui se révèle être un leurre, j’ai réussi à semer mes propres aspirations
et je m’échine, finalement, à suivre un chemin dont je ne suis plus sûre
qu’il m’appartienne. Un concept. Une idée. Un mirage de perfection. Mais je
ne peux plus ralentir ma course effrénée, reprendre mon souffle un instant.
Après réflexion, je ne suis même plus certaine de distinguer le songe de la
réalité…
Je cours après ma vie,
m’inquiétant de tout, négligeant le risque qu’elle me passe à côté dans cet
effort merveilleusement superflu. Quelle leçon faut-il en tirer ? La
question est louable, mais je sais que je n’en ferai rien. Je suis mue par
« le sens du devoir ». Pourfendeur de gaité. Fossoyeur de
spontanéité. Mon existence est dirigée par ce que je crois qu’il faut faire
pour me conformer à ce qui est attendu de moi en fonction de mon âge, du
milieu dans lequel j’évolue, des gens auxquels je m’adresse, de mes propres
représentations – ou de l’intériorisation de celles d’autrui…
L’auto-torture mentale est mon carburant. Je m’épuise à ressasser des
choses qui ont été, à imaginer celles qui seront. Pourquoi ne pas regarder
le présent en face ? En plus, il me semble parfois que le monde
lui-même va trop vite. Lancé à toute allure, il est sur le point de
dérailler…
***
« Pourtant,
que la montagne est belle. Qui aurait pu s’imaginer, en voyant un vol
d’hirondelles, que l’automne vient d’arriver. » 3
Belledonne,
sublime, doit s’embraser… comme un incendie qui se propage, et se sachant
condamné, réveille toute puissance dans un ultime sursaut de fierté. Comme
j’aimerais me tenir devant elle, contempler ses teintes jaune, orange, rouge,
marron. Comme toujours, le chalet me manque. Là-bas, demeure un morceau de
mon cœur.
« Les
feuilles
Qu’on
foule
Un
train
Qui
roule
La
vie
S’écoule » 4
Mon
moral fragile est tremblant comme les feuilles suspendues au-dessus du
vide. Elles savent que leur chute est inéluctable mais qu’elles reviendront
tout aussi fatalement au sommet… Justement, j’ai longtemps pensé que je me
comportais face à la vie telle une feuille emportée par le vent. Que je
finirais bien par échouer, sur un malentendu peut-être, sur un terreau
d’opportunités. Et puis, j’ai réalisé que la brise en question pouvait être
celle de mes envies, de mes désirs, de mes projets… et que la comparaison
n’était, en ce sens, pas malheureuse, mais délicate et prometteuse. Je sais
que je suis dure – un principe que je n’applique qu’à moi-même. Il me
semble que seule l’autodérision me sépare encore d’une rencontre brutale
avec mon ego.
***
C’est
souvent au moment de m’endormir que me viennent mes plus fructueuses et mes
plus profondes pensées. Lorsque passe la moissonneuse des songes… qui
ramasse la semence de mes idées germées. Morphée prélève sa dîme. Que me
restera-t-il au matin ?
Les étoiles flamboient comme des
fenêtres ouvertes sur l’infini. Nous avons tous un rôle à jouer dans l’histoire
du monde et je me demande encore : quel est le mien ? Comment faire
une différence ? Je sais que de longs et pénibles efforts m’attendent
encore demain – et tous les jours à venir – et cette perspective me semble
aussi constructive que terrifiante. Comme l’espace que je contemple et
auquel je m’abandonne… J’ai parfois l’impression que mes erreurs passées me
collent à la peau telles de vilaines écailles. Beaucoup d’eau a pourtant
coulé sous les ponts. De nombreuses lumières sont venues éclairer ma route.
J’apprends. J’avance. Je persévère. Je me souviens avoir pensé à quelque
chose, juste avant de m’endormir, mais mon idée s’est perdue dans la nuit…
Dommage, il me semble que j’aurais voulu la noter. Elle reviendra
peut-être. Bref, il est temps de prendre le petit-déjeuner, moment clé de
la journée dont je n’ai réalisé l’importance sacrée que fort tardivement.
De manière générale, manger me réconforte, tout en rechargeant mes
batteries au passage. Un bon gâteau au chocolat est le phare émotionnel
d’une nuit de tempête intérieure.
***
C’est vraiment amusant, et même
libérateur, de laisser l’écriture m’emporter, avec pour seule et unique
règle de ne pas retravailler, retoucher ou reprendre les pensées
délicieusement brutes qui me parviennent, capturées à la volée dans leurs
élans instinctifs de liberté. Papillons. Ballotées par ce flot de mots
étrangement confortable, mes élucubrations se posent docilement sur le
papier. La femme et la plume. Étrange familiarité. Je n’ai même pas le
temps de songer à ce que je suis en train d’écrire, que les lettres se sont
déjà embrassées pour donner corps aux mots qui surgissent sous mes yeux.
Lucky Luke des temps modernes, je pense plus vite que mon ombre. Je crois
que c’est aussi pour cette raison que je parle (trop) vite. Je désespère
qu’on me le fasse remarquer, car je le sais déjà ! Ralentir me demande
un effort cruel et constant car je m’ennuie de prendre le temps de
prononcer une seule phrase quand mon esprit en a déjà formulé quatre dans
l’intervalle… Cette vivacité abjecte me donne la nausée. Redoutant
l’observation tel le couperet de la guillotine, je me sens face à autrui
comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. J’en conviens cependant,
il me faut me (re)poser un instant.
Je suis d’ailleurs forcée d’admettre
que je fonctionne d’une bien étrange manière. Vent debout contre le bon
sens et la tranquillité, j’invente du stress, cultive l’anxiété. Mon
organisme, dopé à l’adrénaline, ne sait plus comment être autrement. Je
suis en permanence sur le qui-vive, me projetant sans arrêt dans
d’innombrables situations hypothétiques pour le seul exercice intellectuel
de parer en un battement de cils au panel d’éventualités qui en découlent.
Bref, je m’obstine à faire terriblement compliqué quand je pourrais faire
simple. Mon compte stress est à découvert mais je continue à emprunter,
exigeant l’impossible. Je m’enferme, ce faisant, dans un cercle vicieux de
saturation. J’aimerais « rafraîchir » mes pensées aussi
simplement qu’une page web, mais mes petits robots cérébraux tournent à
plein régime. Stakhanovisme volontaire. Infernal productivisme. La quiétude
est devenue un concept exotique, une idée lointaine. Il est urgent de ne
penser à rien ! J’aimerais parfois, faire dérailler la machine un instant.
Glisser un malicieux grain de sable dans les rouages de cet engrenage
outrancier. Et m’enfuir en riant…
Une pensée connexe me traverse. Je
hais la « méthode ». Ce simple mot me hérisse et je sens chaque
fibre de mon être se tendre d’appréhension à sa simple pensée… Pourquoi
donc faudrait-il sempiternellement avoir une méthode pour tout ? Je
trouve cela embêtant et passablement ennuyeux de toujours chercher à tout
expliquer, détailler, décortiquer, émincer, disséquer, rationaliser… Je
suis pour une approche libre et spontanée, mais néanmoins organisée. Vade
retro, le plan numéroté en deux ou trois parties, qui ne trouve sa
place que dans un contexte d’apprentissage académique. Il me semble que
l’esprit doit bien finir par surpasser la lettre. J’aime que mes idées
pétillent comme des bulles de champagne et je vois mal pourquoi il faudrait
que je me contraigne à les enfermer, bien à l’abri du cadre rigide du
prêt-à-penser… Ah, mon café est prêt et il me faut retourner à mon travail.
Ma courte pause est terminée, Blitz de pensées capturées à la volée…
***
J’ai envie de me rouler en boule
et pleurer tout doucement, toute la journée enfouie sous les couvertures,
en écoutant la pluie tomber. Quelques feuilles résistantes s’accrochent
encore aux hautes branches des arbres et le sol est jonché de celles qui
ont déjà succombé à la gravité. Près du lac inférieur, elles forment un
tapis jaune-doré que j’aime bien fouler. Ces couleurs vives réveillent mon
moral ankylosé par le stress et les questionnements qui me reviennent
inlassablement, comme une nuée d’abeilles bourdonnant sans cesse près de
mon oreille. Dissonance. L’attente m’épuise. Même si les dés sont jetés, je
ne peux m’empêcher de me tourmenter, imaginant déjà tout ce qui pourrait
être – passant à côté de ce qui est déjà. Insupportable paralysie. Ma
motivation s’éteint, broyée par la routine, noyée par la peur, tuée par les
doutes. Il me faut une réponse.
***
Je
descends le Styx de mes pensées. Mon âme est mon berger. Lumière dans
l’obscurité de ces eaux tortueuses et bouillonnantes. Je ne peux m’empêcher
de me demander d’où l’humanité tient sa peur profonde de la nuit. Au
contraire, il me semble que j’ai parfois bien plus peur du jour, lorsque le
soleil braque sur moi des projecteurs indésirés, révélant mes doutes et mon
insécurité. La nuit me protège, et me rendant invisible, me déguise à
moi-même, masque mes incertitudes au monde. Il est bien plus facile de s’y
voiler la face. Sans témoin aucun de cette perdition. La nuit cache, le
jour révèle. Suis-je prête à vivre dans la lumière ? Je penche encore
pour un confortable clair-obscur, acceptable compromis. Je suis la lune qui brille dans la nuit.
La douce gardienne des songes qui repousse les ténèbres. Ange anonyme.
***
L’hypocrisie,
les faux-semblants, le manque de transparence m’exaspèrent. Tous ces gens
qui font semblant de ne pas comprendre et répondent volontairement à côté
de la plaque à des arguments pourtant simples, formulés avec courtoisie. Je
voudrais voir ces exécrables manœuvres disparaître dans un tourbillon de
feuilles mortes. Est-ce si difficile de s’en tenir à ce que l’on dit, au
lieu de tenter d’écrabouiller, de travestir, de remodeler sournoisement la
parole donnée ? Je ne peux être la seule à m’accrocher à des
principaux moraux hélas désuets. Requiem pour un savoir-être. Je pleure la
mièvrerie, les intonations mielleuses et les sourires forcés. Excès de sucre.
Écœurement. Je suis à bout et je décide de m’en aller ruminer dehors, où
nul ne me cherchera. Je veux envoyer ces pensées enflammées sur les plus
hautes branches des arbres qui s’embrasent avant leur petite mort
hivernale, afin de leur redonner un peu de douceur. La pluie martèle mes
tempes tandis que ces considérations démoralisantes lessivent mon moral. Ça
sent le roussi.
Mes
pas crissent dans les feuilles mortes comme la craie sur le tableau noir de
mon âme.
Tant
de stress. Je voudrais pouvoir tout lâcher, décompresser un instant. Comme
une cocotte-minute. Piétiner ces idées rabougries, comme des ballons qui
éclatent. Le soleil se marie avec la pluie. J’attends l’arc-en-ciel qui en
naîtra. Couleurs.
« Il
pleut sur Saint-Jacques
mon doux amour
Dans
le ciel brille et frissonne
Le
camélia blanc du jour. » 5
L’automne
est poésie. Tant de beauté s’y cache, sous un voile de mélancolie et de
vague à l’âme, qui me ressemble, au fond. Comme un long manteau qui
couvrirait une trop belle tenue. C’est la saison des latte
à la citrouille, des châtaignes et des éclats de rire dans les feuilles
rousses.
***
Assise
sur un banc par une morne fin de journée, je déplore mon manque de
patience. Cette sagesse profonde m’a partiellement désertée, oubliée, comme
si le temps avait effacé ce mot de mon dictionnaire intérieur. Je sais
qu’il faut d’abord semer, mais j’aimerais passer tout de suite à la
récolte. Je suis rarement dans l’instant, et souvent dans la projection.
Je
dois laisser aller… accepter l’idée que je ne suis plus la personne que
j’ai été, et ouvrir mes bras et mon être tout entier au nouveau moi. Semer
des graines de confiance et de bonté, futurs épis de blés dans un champ
intérieur flamboyant. Mise à niveau. J’étais un carré, je suis devenue un
cercle. Quadrature.
***
Je
fais des mots mêlés aujourd’hui. Embrouillamini de syllabes. Patchwork
intérieur. Je bafouille, gribouille, griffonne quelques phrases. Mon cœur
fatigué explose en 26 lettres. Les lampadaires dans la nuit s’allument,
pensant tromper l’ennui. S’il y a un point du jour, le croissant de lune
qui se couche en est-il la virgule ?
***
Le
ciel nuageux pleure des larmes d’amour. Une âme s’en est allée cette nuit, rejoindre
les étoiles – rappel que même la nuit éternelle est illuminée. Les feuilles
s’agitent dans tous les sens, secouées par le chagrin. Mes mots sont
inconsolables, tout de même réchauffés en leur cœur par la lumière tamisée
de la bougie allumée sur la table. Le vide se conjugue au présent, tandis
que s’emplit le jardin des souvenirs. Ses fleurs célestes exhalent le
parfum doux-amer de la vie.
Je
traverse un pont en bois chancelant, suspendu au-dessus de l’abîme. Le vent
se lève, bouscule les lattes malmenées par les ans. Mais je sais que je ne
tomberai pas. Je passerai de l’autre côté sans encombre, une main solide
glissée dans la mienne.
***
Étrange,
ce besoin de toujours savoir quelle heure il est – et de systématiquement
compter les heures qu’il me reste à dormir, avant de me coucher et quand je
me réveille en pleine nuit. Même le bonheur contient « bonne
heure », comme s’il arrivait toujours à temps.
***
Les
mots sont traîtres. Non contents d’exprimer une réalité, ils peuvent
parfois en dissimuler une autre. Heureusement, les miens sont fiers, droits
et honnêtes, et je les aime tous : les courts comme les longs, les mots
délicieux, les mots croisés, fâches, et même les mots dits.
Je
prends une grande inspiration, qui fleure bon la douceur du feu de bois, et
levant les bras, je referme mes poings sur le ciel, pour capturer
l’instant. Vraiment, l’automne est ma saison préférée. Celle qui, je crois,
me ressemble le plus. Nostalgique et légère, lumineuse, mais solennelle.
Rouge, orange, jaune. Camaïeu étincelant. Joyeuse mélancolie. Le soleil
reflète l’éclat de ma chevelure dorée. Mais tout ce qui brille n’est pas
or. Je ne le suis pas. Parfois, je me surprends à penser que j’aimerais
m’effacer complètement, comme si je n’avais jamais existé… et seule la
pluie pleurerait ma disparition.
Rencontre
furtive entre le soleil et la lune, astres suivants chacun leur course,
pourtant dans le même ciel. Baiser clandestin dont le ciel rougit. Trop
courte embrassade. La cohabitation est impossible : l’un doit briller dans
la lumière, l’autre illuminer l’obscurité. Clair-obscur. Le rideau de la
nuit descend sur la fin du jour, traînant dans son sillage l’espoir d’un
lendemain gibbeux. Mon rire s’élève, cristallin, comme des bulles de savon
colorées. Ultime étreinte avant la chute.
***
Je
jette par la fenêtre un œil encore ensommeillé… Le brouillard s’est levé
avec l’aube, floutant les contours du monde. Comme un voile qui dissimule
les ombres. La journée sera belle, chargée déjà de l’air blanc d’un matin
d’hiver. Une fine couche de givre recouvre les grandes pelouses, s’accroche
à chaque brin d’herbe, comme une immense toile d’araignée – je ferais
peut-être mieux de ne pas m’écarter du chemin qui me conduit à la gare.
J’aurais le premier train. Le quai est encore désert et je profite de ma
solitude, seule dans la nuit qui s’en va…. Les pensées qui tourbillonnent
dans mon esprit sont sombres et épaisses, comme l’obscurité qui m’enveloppe
encore, pourtant illuminée par la lune. Ce halo de lumière touche de son
aura mes ténèbres intérieures. Sublime. Je broie mille morceaux de noir,
mais ma part d’ombre ne m’effraie plus.
Lorsque je prends les transports
en commun – c’est à dire (trop) souvent – je fais le même constat.
Tranchant et sans filtres. La misère d’autrui me serre le cœur. Je
m’efforce de ne pas ignorer mon prochain et de donner au moins mon sourire
– quoiqu’en ce moment masqué – aux mendiants dans le métro ou le RER. Je
comprends l’indifférence, mais je rechigne à l’accepter et je ne me sens
pas fière quand je ferme les yeux. « Froids sont les mains, les os
et les cœurs. Froids sont les voyageurs loin de leur demeure6 ».
Je suis affligée de savoir que certains ne sont chez eux nulle part.
***
Allegro.
Les feuilles s’agitent avec passion sous la baguette du vent féroce.
Fortissimo. Les branches nues des tilleuls qui bordent la copropriété
ressemblent à des massues prêtes à frapper. Les bogues épineuses
m’attaquent, catapultées par des forces invisibles.
Il
pleut, il pleut…bergère que je suis, je m’empresse de rentrer les moutons
de mes pensées poussiéreuses dans les replis secrets de mon cerveau.
***
Je
me déteste, je me rejette, je me déchire, je m’assassine. Je m’en veux de
ne pas correspondre à mes idéaux et je me fais l’effet d’un puits sans
fond. Empoignant de larges ciseaux, j’ai envie de couper la toile du monde.
Comme du papier peint. J’ai parfois le sentiment d’être prisonnière de mon
esprit. Pris au piège de ma toile intérieure, le film de mes pensées
tourmentées tourne en boucle sur l’écran de mon cerveau. Noir et blanc.
Anxiété. Pavé mosaïque. J’aimerais colorier ces images mornes pour leur
(re)donner un peu de gaité.
Pourquoi faut-il qu’aussitôt une
chose accomplie, je m’empresse de stresser – parfois plusieurs mois à
l’avance – en pensant aux étapes suivantes ? Moi qui déteste les cases
rigides, le manque de spontanéité, l’ordre excessif, les rétroplannings à
gogo… je dirige tout de même ma vie d’une main de fer. Dans un gant de
velours. Finalement, que je le veuille ou non, j’ai besoin de contrôler ce
que je fais. Je crois que c’est pour cela, que je ne m’accorde que très
difficilement le droit d’être fatiguée, triste, déçue, de dire des bêtises,
de ne rien faire et tout un tas d’autres choses encore… Tsunami émotionnel.
Je me sens submergée et cela me contrarie. Ô comme j’aimerais m’autoriser à
« être » tout simplement, sans « devoir être ceci ou
cela ». Mais, comme dans la délicieuse petite histoire que me lisaient
mes parents quand j’étais petite, je me dis encore trop souvent que « J’en
ai marre d’être un pigeon. Je veux être un aigle7 ».
Tout cela, bien sûr pour m’apercevoir que « finalement, je suis
très bien en pigeon ». Après tout, on est complexe ou on ne l’est
pas… Quoi qu’il en soit, l’écriture m’aide énormément. Comme l’appétit qui
vient en mangeant, il me semble que l’inspiration surgit en écrivant et je
suis heureuse de trouver dans les mots un tel refuge et un exutoire. J’ai
enfin l’impression d’occuper mon temps de la façon la plus constructive qui
soit : je crée. Rien que pour moi, libérée des chaînes de la
cohérence. Je dois même reconnaître que je suis assez fière de cette
plongée hasardeuse en moi-même. Les mots glissent sur le papier comme une
rivière sauvage, certes parsemée de cailloux, mais néanmoins vive et
fraîche. Je suis le marionnettiste qui les anime et je trouve cela
merveilleux.
***
J’écris mal. Les mots défilent,
comme des voitures sur l’autoroute et je ne prends pas le temps de tracer
mes lettres. Je suis impatience. Efficacité. Réactivité. Vivacité. Je sais
que mon tracé reste lisible, mais j’aime bien l’idée d’une écriture
secrète, déchiffrable par moi-seule. Seule initiée que je suis aux secrets
de mon être.
Journée d’autonome. Eau-tonnes.
C'est le déluge. Les parapluies se tremblent et se retournent, malmenés par
les éléments déchaînés. On n’y voit goutte, noyés sous la cascade céleste.
Malgré son chagrin, le ciel couvert est d’un gris argent lumineux. Comme si
des jours heureux nous attendaient encore.
Lumière
des réverbères sur le lac,
Étoiles
de la fin du jour.
Le
vent imprime ses plis sur l’eau,
Actionne
le soufflet du temps.
Accordéon.
Je
me promène, seule donc, sous la pluie, épaisse et froide. Chaque goutte est
une aiguille, en quête de chair où se planter. « Vous ne passerez
pas ». Rien ne vient troubler mes pensées agitées, tordues comme
les hautes branches des arbres, secouées fermement par le vent déjà presque
hivernal. Par terre, les feuilles perdent déjà leur éclat, leur manteau
fané, ratatiné, et couvrent les trottoirs, craquant sous mes pas. Je puise
du réconfort dans ce paysage brut, presque chaotique. Une beauté morne s’en
dégage, mais je la trouve puissante. Je me sens en accord avec les nuances
douces et chaudes, empreintes de tristesses, de la saison, comme un tableau
dans lequel j’aurais ma place. Douce lumière intérieure, comme une bougie
parfumée qui refuse de s’éteindre, dissipe inlassablement les ombres
alentour, répand la certitude que tout ira bien.
***
Le
ciel s’embrase, alors que mes joues rosissent du baiser du froid. Les
nuages, blancs et fins, ressemblent à du sucre filé. Postée sur la terrasse
devant le refuge, j’admire le coucher du soleil entre les sapins, tandis
que les ombres s’étirent sur la montagne qui se prépare au sommeil. Dans la
vallée, les lumières s’allument une par une, dessinent un chemin de
lumière, comme un reflet de la voûte étoilée. À quoi pensais-je ? Je
l’ai oublié, perdu à la croisée du jour et de la nuit. De toute façon, je
n’arrive plus à penser, ce soir : mon cerveau a accroché la pancarte
« ne pas déranger » à la porte de mon esprit. Je suis trop
fatiguée et j’ai atteint ma capacité de stockage maximale. Comme j’aimerais
envoyer ce trop-plein de pensées usées tournoyer au loin !
Je
crois que je suis une accumulatrice compulsive cérébrale, entassant mes
pensées, partout et sans relâche, comme un peintre disposant sur sa palette
un agrégat de matière. Certaines réflexions sont douces comme de la soie,
d’autres chaudes comme le cachemire, fraîches comme le coton, ou légères
comme le lin. Mes belles pensées appellent des matières nobles et
naturelles. Les autres grattent, piquent ou me font transpirer. Elles sont
latex, cuir synthétique, ou encore lurex. Le temps s’étire en rêvant,
habillant le ciel d’un bleu lumineux et intense. Lapis-lazuli. J’ai envie
de me laisser porter par le courant étoilé. Seule, dans la nuit, je savoure
un instant qui n’appartient qu’à moi.
***
L’air
est frais et le vent se fâche à nouveau. J’ai froid aux mains. Il me faut
des gants, en évitant, de préférence les gants-glions
(ganglions). Un halo brouillé se forme autour des réverbères, dans la nuit
naissante. Comme un chapeau trouble. Lumière pâle, qui fait scintiller les
brins d’herbes humides. Reflets nacrés. J’aime. La beauté simple du monde
m’émerveille et mes mots me permettent d’exprimer librement ma sensibilité,
à l’abri des regards, dans le secret intime des pages du cœur.
Les
nuages, voilés de gris, semblent poussiéreux. J’aimerais les passer à la
machine à laver pour leur redonner l’odeur printanière du bonheur et la
couleur des neiges éternelles. Éternité. Y-a-t-il des choses réellement
éternelles ou tout n’est-il qu’une question de changement d’échelle et
d’adaptation – d’évolution ? Je songe à un dossier passionnant que
j’avais lu dans National Geographic (exemplaire que j’ai d’ailleurs
conservé) sur l’évolution de l’œil chez différentes espèces. La thématique
du regard. Encore. Miroir, mon beau miroir… ris-tu de me voir si
belle ?
Je
suis d’humeur à regarder un Disney d’antan. Du temps ou les dialogues
empruntaient au soutenu et où les fins heureuses contenaient une morale
réconfortante.
« Les
rêves qui sommeillent dans nos cœurs
Au
creux de la nuit
Habillent
nos chagrins de bonheur
Dans
le doux secret de l’oubli
…
Mais
jamais personne ne pourra m’interdire de rêver
Et
peut-être un jour mon rêve deviendra vrai…»8
***
J’allume
mentalement une flambée cérébrale pour réchauffer mes pensées, puis je
songe, confortablement installée près de l’âtre de mon âme.
« La
feuille d’automne, emportée par le vent, en ronde monotone tombe en
tourbillonnant ».
En
ronds de monotone… en ronds de mon automne…. Comme des ronds de fumée,
peut-être ? Quand j’étais petite, cela m’intriguait au plus haut
point ! Je ne cessais de me demander, avec l’émerveillement propre à
l’enfance, ce que pouvait bien signifier cette formule exotique. Et puis,
j’ai compris. « En ronde monotone… » Ladite expression
n’était en fait là que pour signifier l’ennui, loin de l’excentricité que
j’avais imaginé. Quelle déception !
…
L’automne s’éteint sur
un lit de feuilles mortes.
Notes
6. Le Seigneur des anneaux, Les Deux Tours, Gollum à Frodon.
7. Vincent Bourgeau, J’en
ai marre d’être un pigeon, Collection J’en ai Marre, éditions Nathan,
1994.
©Ambre
Limousi

« Nostalgique
et légère, lumineuse, mais solennelle. Rouge, orange, jaune. Camaïeu
étincelant … »
(Photos
de l’auteure)
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