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Novembre-Décembre 2021

 

 

 

Le chant des possibles.

« …torrents de mots indomptés au gré des quatre saisons »

(4ème partie)

 

par Ambre Limousi

(*)

 

 

 

Chant IV : L’automne est mélancolique

 

« Ô bruit doux de la pluie

Par terre et sur les toits !

Pour un cœur qui s'ennuie,

Ô le chant de la pluie ! 1 »

 

Une image contenant arbre, extérieur, plante, parc

Description générée automatiquement

« La thématique du regard. Encore. Miroir, mon beau miroir… »

 

J’espère que la pluie ne s’arrêtera pas… aujourd’hui, elle est comme un fin rideau qui, tout doucement, déchire le tissu du monde. J’espère qu’elle continuera à tomber toute la journée. Une parfaite journée d’automne. Même les arbres, parés de leurs atours flamboyants, pleurent tandis que le vent fait tournoyer férocement leurs feuilles. Mais moi, je suis bien au chaud à la maison, blottie dans l’un de nos nouveaux plaids comme dans un cocon de douceur. Et je regarde au-dehors. J’aime quand il fait gris et froid mais que les lumières du soir s’allument et se posent sur mon cœur tels des papillons de nuit. J’ai parfois le sentiment que ma vie n’est qu’un gigantesque miroir… mais de quoi ? Pourquoi le miroir – objet, symbole, image – revêt-il à mes yeux une telle importance ? Que ne puis-je simplement être libre. Même en sachant que toute liberté ne peut être que relative, j’en rêve quand même… L’espoir n’est-il pas l’élément clé des films romantiques que j’avais l’habitude d’exécrer et devant lesquels je me surprends désormais, parfois, à m’émouvoir ?

***

Souvent, des pensées m’assaillent, m’envahissent, m’entraînent dans un tourbillon… Ces pensées parasites, sans queue ni tête, bloquent d’autres pensées, qui elles, pourraient s’avérer constructives. Elles forcent mon cerveau à s’ériger en forteresse. En vain, car les loups sont déjà dans la bergerie. Je ne parviens pas à repousser ces envahisseurs intérieurs. J’imagine pourtant des milliers de mini moi, portant la livrée de la maison, se préparant à repousser les indésirables, mais il eût été plus facile de livrer bataille contre un ennemi extérieur. Ainsi, les mêmes pensées reviennent me tourmenter, jour après jour, comme autant de terribles vagues dévastatrices. Ma résistance – qui miraculeusement sans doute, n’a pas encore viré à la schizophrénie – se brise telle l’écume sur les rochers. La marée basse m’octroie un bref instant de répit. Mais déjà, au loin, le ciel s’assombrit…  Les nuages s’amoncellent. Ils sont de nouveau là…

Je crois que j’ai toujours été, et que je serai toujours, un peu mélancolique. C’est pour cette raison, sûrement, que la solitude me convient si bien. L’homme est peut-être un animal social, mais sa société finit par me fatiguer. Pourtant, je suis quelqu’un d’extrêmement sociable, dit-on. Et c’est vrai. Mais je n’ai jamais eu peur de me perdre en moi-même. Il est des silences qui en disent plus que les mots. De toute façon, je trouve que la plupart des gens qui parlent le font pour ne rien dire. Il n’est rien qui n’ait déjà mieux été dit par le murmure du vent dans les pins.

***

J’aime l’automne. Le flamboiement des feuilles m’évoque l’embrasement du Phénix, prélude à une renaissance annoncée. La nature refuse de s’abandonner au sommeil sans une ultime démonstration de sa splendeur. Quelle puissance ! Quelle majesté, même, dans ce camaïeu de teintes chaudes ! Éclats de rubis, grenat et ambre. Ce tourbillon de couleurs chatoyantes dissipe l’inquiétude d’une nuit de plusieurs mois…. Le vent est doux et chaud, encore chargé de la caresse de l’été qui s’étire. Sirotant un verre de vin dont la robe vermeille révèle les tanins, je m’abandonne à la rêverie. Mon cœur entend le roulis de la mer, au loin. Sublime mélancolie. Face au golfe d’Ajaccio, j’admire le coucher du soleil sur les îles sanguinaires. Parfaite sphère carmin, « le soleil se noie dans son sang qui se fige 2 ». Comme une tomate trop mure prête à exploser. Son rougeoiement s’étend au ciel entier. Il semble même enflammer la roche, dans un tableau à couper le souffle. Éblouissant, l’astre s’attarde, enlace le bleu sombre de l’obscurité naissante, se délectant de ce saisissant contraste. La tour de La Défense qui abrite mon bureau me permet, souvent, d’assister à un spectacle similaire quoiqu’inversé. Cette fois, c’est le soleil levant, rouge lui aussi, qui projette son éclat sur la mer urbaine de tours et de bâtiments qui composent la ville Lumière…

Un tel décor me pousse à m’interroger sur ma propre lumière, mon paysage intime. J’espère que je suis une bonne personne. Quelqu’un de gentil, qui fait les bons choix et le bien autour d’elle. Cette pensée me conduit au cœur de mon labyrinthe intérieur. Sans fil d’Ariane. Cœur. Un mot de cinq lettres qui en appelle un autre. Amour. Un symbole universel, doublé, quand on y pense, d’une réflexion sociétale. Un appel à la liberté. Il me semble que les voies du cœur sont sous-estimées dans ce monde de plus en plus digitalisé qui nous connecte à tout sauf à nous-même, et oppose inexorablement le cœur à la raison…

J’espère aussi, peut-être, laisser une empreinte dans le tissu du monde. Dans les cœurs de ceux que j’aime comme de ceux qui croisent ma route. Et surtout, j’aimerais arrêter de me demander sans cesse si « je suis assez » ou pas. Goûter à la simplicité. Me satisfaire non seulement de ce que j’ai, mais de ce que je suis. J’ai l’impression d’être atlas portant le monde, alors que personne ne me le demande, et je ne sais plus comment poser ce fardeau. J’ai peur, au fond. De ne pas être à la hauteur. Il me faut pourtant avancer en confiance. « Dans grandiose, il y a "grand" et il y a "ose". Donc pour grandir il faut oser ». J’ai entendu cette phrase en regardant – ou plutôt en écoutant d’une oreille distraite – « Happy Feet » avec les enfants. Les dessins animés « modernes » recèlent donc encore quelques perles d’éveil et de sagesse. Constat rassurant.

***

Je fais souvent ce rêve. Je cours à perdre haleine après un train qui ne s’arrête jamais. Je suis si proche que je pourrais presque le toucher du doigt, mais il m’est impossible de le rattraper. Il me paraît cependant essentiel de monter à bord. L’urgence me bouscule. Je dois l’atteindre. À tout prix. Je ne cesse d’accélérer mais mes efforts sont vains. Je ne comprends pas. Pourquoi ce train serait-il mon rocher de Sisyphe ? Je m’acharne, m’épuise. Je pense que je ne serais jamais « à la hauteur » si je n’embarque pas immédiatement. Et puis soudain, je réalise que je ne sais même plus où ce train si important est supposé me conduire ! Dans ma folle poursuite de ce qui se révèle être un leurre, j’ai réussi à semer mes propres aspirations et je m’échine, finalement, à suivre un chemin dont je ne suis plus sûre qu’il m’appartienne. Un concept. Une idée. Un mirage de perfection. Mais je ne peux plus ralentir ma course effrénée, reprendre mon souffle un instant. Après réflexion, je ne suis même plus certaine de distinguer le songe de la réalité…

Je cours après ma vie, m’inquiétant de tout, négligeant le risque qu’elle me passe à côté dans cet effort merveilleusement superflu. Quelle leçon faut-il en tirer ? La question est louable, mais je sais que je n’en ferai rien. Je suis mue par « le sens du devoir ». Pourfendeur de gaité. Fossoyeur de spontanéité. Mon existence est dirigée par ce que je crois qu’il faut faire pour me conformer à ce qui est attendu de moi en fonction de mon âge, du milieu dans lequel j’évolue, des gens auxquels je m’adresse, de mes propres représentations – ou de l’intériorisation de celles d’autrui… L’auto-torture mentale est mon carburant. Je m’épuise à ressasser des choses qui ont été, à imaginer celles qui seront. Pourquoi ne pas regarder le présent en face ? En plus, il me semble parfois que le monde lui-même va trop vite. Lancé à toute allure, il est sur le point de dérailler…

***

« Pourtant, que la montagne est belle. Qui aurait pu s’imaginer, en voyant un vol d’hirondelles, que l’automne vient d’arriver. » 3 

Belledonne, sublime, doit s’embraser… comme un incendie qui se propage, et se sachant condamné, réveille toute puissance dans un ultime sursaut de fierté. Comme j’aimerais me tenir devant elle, contempler ses teintes jaune, orange, rouge, marron. Comme toujours, le chalet me manque. Là-bas, demeure un morceau de mon cœur.

 

« Les feuilles

Qu’on foule

Un train

Qui roule

La vie

S’écoule » 4  

 

Mon moral fragile est tremblant comme les feuilles suspendues au-dessus du vide. Elles savent que leur chute est inéluctable mais qu’elles reviendront tout aussi fatalement au sommet… Justement, j’ai longtemps pensé que je me comportais face à la vie telle une feuille emportée par le vent. Que je finirais bien par échouer, sur un malentendu peut-être, sur un terreau d’opportunités. Et puis, j’ai réalisé que la brise en question pouvait être celle de mes envies, de mes désirs, de mes projets… et que la comparaison n’était, en ce sens, pas malheureuse, mais délicate et prometteuse. Je sais que je suis dure – un principe que je n’applique qu’à moi-même. Il me semble que seule l’autodérision me sépare encore d’une rencontre brutale avec mon ego.

***

C’est souvent au moment de m’endormir que me viennent mes plus fructueuses et mes plus profondes pensées. Lorsque passe la moissonneuse des songes… qui ramasse la semence de mes idées germées. Morphée prélève sa dîme. Que me restera-t-il au matin ?

Les étoiles flamboient comme des fenêtres ouvertes sur l’infini. Nous avons tous un rôle à jouer dans l’histoire du monde et je me demande encore : quel est le mien ? Comment faire une différence ? Je sais que de longs et pénibles efforts m’attendent encore demain – et tous les jours à venir – et cette perspective me semble aussi constructive que terrifiante. Comme l’espace que je contemple et auquel je m’abandonne… J’ai parfois l’impression que mes erreurs passées me collent à la peau telles de vilaines écailles. Beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. De nombreuses lumières sont venues éclairer ma route. J’apprends. J’avance. Je persévère. Je me souviens avoir pensé à quelque chose, juste avant de m’endormir, mais mon idée s’est perdue dans la nuit… Dommage, il me semble que j’aurais voulu la noter. Elle reviendra peut-être. Bref, il est temps de prendre le petit-déjeuner, moment clé de la journée dont je n’ai réalisé l’importance sacrée que fort tardivement. De manière générale, manger me réconforte, tout en rechargeant mes batteries au passage. Un bon gâteau au chocolat est le phare émotionnel d’une nuit de tempête intérieure.

***

C’est vraiment amusant, et même libérateur, de laisser l’écriture m’emporter, avec pour seule et unique règle de ne pas retravailler, retoucher ou reprendre les pensées délicieusement brutes qui me parviennent, capturées à la volée dans leurs élans instinctifs de liberté. Papillons. Ballotées par ce flot de mots étrangement confortable, mes élucubrations se posent docilement sur le papier. La femme et la plume. Étrange familiarité. Je n’ai même pas le temps de songer à ce que je suis en train d’écrire, que les lettres se sont déjà embrassées pour donner corps aux mots qui surgissent sous mes yeux. Lucky Luke des temps modernes, je pense plus vite que mon ombre. Je crois que c’est aussi pour cette raison que je parle (trop) vite. Je désespère qu’on me le fasse remarquer, car je le sais déjà ! Ralentir me demande un effort cruel et constant car je m’ennuie de prendre le temps de prononcer une seule phrase quand mon esprit en a déjà formulé quatre dans l’intervalle… Cette vivacité abjecte me donne la nausée. Redoutant l’observation tel le couperet de la guillotine, je me sens face à autrui comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. J’en conviens cependant, il me faut me (re)poser un instant.

Je suis d’ailleurs forcée d’admettre que je fonctionne d’une bien étrange manière. Vent debout contre le bon sens et la tranquillité, j’invente du stress, cultive l’anxiété. Mon organisme, dopé à l’adrénaline, ne sait plus comment être autrement. Je suis en permanence sur le qui-vive, me projetant sans arrêt dans d’innombrables situations hypothétiques pour le seul exercice intellectuel de parer en un battement de cils au panel d’éventualités qui en découlent. Bref, je m’obstine à faire terriblement compliqué quand je pourrais faire simple. Mon compte stress est à découvert mais je continue à emprunter, exigeant l’impossible. Je m’enferme, ce faisant, dans un cercle vicieux de saturation. J’aimerais « rafraîchir » mes pensées aussi simplement qu’une page web, mais mes petits robots cérébraux tournent à plein régime. Stakhanovisme volontaire. Infernal productivisme. La quiétude est devenue un concept exotique, une idée lointaine. Il est urgent de ne penser à rien ! J’aimerais parfois, faire dérailler la machine un instant. Glisser un malicieux grain de sable dans les rouages de cet engrenage outrancier. Et m’enfuir en riant…

Une pensée connexe me traverse. Je hais la « méthode ». Ce simple mot me hérisse et je sens chaque fibre de mon être se tendre d’appréhension à sa simple pensée… Pourquoi donc faudrait-il sempiternellement avoir une méthode pour tout ? Je trouve cela embêtant et passablement ennuyeux de toujours chercher à tout expliquer, détailler, décortiquer, émincer, disséquer, rationaliser… Je suis pour une approche libre et spontanée, mais néanmoins organisée. Vade retro, le plan numéroté en deux ou trois parties, qui ne trouve sa place que dans un contexte d’apprentissage académique. Il me semble que l’esprit doit bien finir par surpasser la lettre. J’aime que mes idées pétillent comme des bulles de champagne et je vois mal pourquoi il faudrait que je me contraigne à les enfermer, bien à l’abri du cadre rigide du prêt-à-penser… Ah, mon café est prêt et il me faut retourner à mon travail. Ma courte pause est terminée, Blitz de pensées capturées à la volée…

***

J’ai envie de me rouler en boule et pleurer tout doucement, toute la journée enfouie sous les couvertures, en écoutant la pluie tomber. Quelques feuilles résistantes s’accrochent encore aux hautes branches des arbres et le sol est jonché de celles qui ont déjà succombé à la gravité. Près du lac inférieur, elles forment un tapis jaune-doré que j’aime bien fouler. Ces couleurs vives réveillent mon moral ankylosé par le stress et les questionnements qui me reviennent inlassablement, comme une nuée d’abeilles bourdonnant sans cesse près de mon oreille. Dissonance. L’attente m’épuise. Même si les dés sont jetés, je ne peux m’empêcher de me tourmenter, imaginant déjà tout ce qui pourrait être – passant à côté de ce qui est déjà. Insupportable paralysie. Ma motivation s’éteint, broyée par la routine, noyée par la peur, tuée par les doutes. Il me faut une réponse.

***

Je descends le Styx de mes pensées. Mon âme est mon berger. Lumière dans l’obscurité de ces eaux tortueuses et bouillonnantes. Je ne peux m’empêcher de me demander d’où l’humanité tient sa peur profonde de la nuit. Au contraire, il me semble que j’ai parfois bien plus peur du jour, lorsque le soleil braque sur moi des projecteurs indésirés, révélant mes doutes et mon insécurité. La nuit me protège, et me rendant invisible, me déguise à moi-même, masque mes incertitudes au monde. Il est bien plus facile de s’y voiler la face. Sans témoin aucun de cette perdition. La nuit cache, le jour révèle. Suis-je prête à vivre dans la lumière ? Je penche encore pour un confortable clair-obscur, acceptable compromis.  Je suis la lune qui brille dans la nuit. La douce gardienne des songes qui repousse les ténèbres. Ange anonyme.

***

L’hypocrisie, les faux-semblants, le manque de transparence m’exaspèrent. Tous ces gens qui font semblant de ne pas comprendre et répondent volontairement à côté de la plaque à des arguments pourtant simples, formulés avec courtoisie. Je voudrais voir ces exécrables manœuvres disparaître dans un tourbillon de feuilles mortes. Est-ce si difficile de s’en tenir à ce que l’on dit, au lieu de tenter d’écrabouiller, de travestir, de remodeler sournoisement la parole donnée ? Je ne peux être la seule à m’accrocher à des principaux moraux hélas désuets. Requiem pour un savoir-être. Je pleure la mièvrerie, les intonations mielleuses et les sourires forcés. Excès de sucre. Écœurement. Je suis à bout et je décide de m’en aller ruminer dehors, où nul ne me cherchera. Je veux envoyer ces pensées enflammées sur les plus hautes branches des arbres qui s’embrasent avant leur petite mort hivernale, afin de leur redonner un peu de douceur. La pluie martèle mes tempes tandis que ces considérations démoralisantes lessivent mon moral. Ça sent le roussi.

Mes pas crissent dans les feuilles mortes comme la craie sur le tableau noir de mon âme.

Tant de stress. Je voudrais pouvoir tout lâcher, décompresser un instant. Comme une cocotte-minute. Piétiner ces idées rabougries, comme des ballons qui éclatent. Le soleil se marie avec la pluie. J’attends l’arc-en-ciel qui en naîtra. Couleurs.

 

« Il pleut sur Saint-Jacques

mon doux amour

Dans le ciel brille et frissonne

Le camélia blanc du jour. » 5 

 

L’automne est poésie. Tant de beauté s’y cache, sous un voile de mélancolie et de vague à l’âme, qui me ressemble, au fond. Comme un long manteau qui couvrirait une trop belle tenue. C’est la saison des latte à la citrouille, des châtaignes et des éclats de rire dans les feuilles rousses.

***

Assise sur un banc par une morne fin de journée, je déplore mon manque de patience. Cette sagesse profonde m’a partiellement désertée, oubliée, comme si le temps avait effacé ce mot de mon dictionnaire intérieur. Je sais qu’il faut d’abord semer, mais j’aimerais passer tout de suite à la récolte. Je suis rarement dans l’instant, et souvent dans la projection.

Je dois laisser aller… accepter l’idée que je ne suis plus la personne que j’ai été, et ouvrir mes bras et mon être tout entier au nouveau moi. Semer des graines de confiance et de bonté, futurs épis de blés dans un champ intérieur flamboyant. Mise à niveau. J’étais un carré, je suis devenue un cercle. Quadrature.

***

Je fais des mots mêlés aujourd’hui. Embrouillamini de syllabes. Patchwork intérieur. Je bafouille, gribouille, griffonne quelques phrases. Mon cœur fatigué explose en 26 lettres. Les lampadaires dans la nuit s’allument, pensant tromper l’ennui. S’il y a un point du jour, le croissant de lune qui se couche en est-il la virgule ?

***

Le ciel nuageux pleure des larmes d’amour. Une âme s’en est allée cette nuit, rejoindre les étoiles – rappel que même la nuit éternelle est illuminée. Les feuilles s’agitent dans tous les sens, secouées par le chagrin. Mes mots sont inconsolables, tout de même réchauffés en leur cœur par la lumière tamisée de la bougie allumée sur la table. Le vide se conjugue au présent, tandis que s’emplit le jardin des souvenirs. Ses fleurs célestes exhalent le parfum doux-amer de la vie.

Je traverse un pont en bois chancelant, suspendu au-dessus de l’abîme. Le vent se lève, bouscule les lattes malmenées par les ans. Mais je sais que je ne tomberai pas. Je passerai de l’autre côté sans encombre, une main solide glissée dans la mienne.

***

Étrange, ce besoin de toujours savoir quelle heure il est – et de systématiquement compter les heures qu’il me reste à dormir, avant de me coucher et quand je me réveille en pleine nuit. Même le bonheur contient « bonne heure », comme s’il arrivait toujours à temps.

***

Les mots sont traîtres. Non contents d’exprimer une réalité, ils peuvent parfois en dissimuler une autre. Heureusement, les miens sont fiers, droits et honnêtes, et je les aime tous : les courts comme les longs, les mots délicieux, les mots croisés, fâches, et même les mots dits.

Je prends une grande inspiration, qui fleure bon la douceur du feu de bois, et levant les bras, je referme mes poings sur le ciel, pour capturer l’instant. Vraiment, l’automne est ma saison préférée. Celle qui, je crois, me ressemble le plus. Nostalgique et légère, lumineuse, mais solennelle. Rouge, orange, jaune. Camaïeu étincelant. Joyeuse mélancolie. Le soleil reflète l’éclat de ma chevelure dorée. Mais tout ce qui brille n’est pas or. Je ne le suis pas. Parfois, je me surprends à penser que j’aimerais m’effacer complètement, comme si je n’avais jamais existé… et seule la pluie pleurerait ma disparition.

Rencontre furtive entre le soleil et la lune, astres suivants chacun leur course, pourtant dans le même ciel. Baiser clandestin dont le ciel rougit. Trop courte embrassade. La cohabitation est impossible : l’un doit briller dans la lumière, l’autre illuminer l’obscurité. Clair-obscur. Le rideau de la nuit descend sur la fin du jour, traînant dans son sillage l’espoir d’un lendemain gibbeux. Mon rire s’élève, cristallin, comme des bulles de savon colorées. Ultime étreinte avant la chute.

***

Je jette par la fenêtre un œil encore ensommeillé… Le brouillard s’est levé avec l’aube, floutant les contours du monde. Comme un voile qui dissimule les ombres. La journée sera belle, chargée déjà de l’air blanc d’un matin d’hiver. Une fine couche de givre recouvre les grandes pelouses, s’accroche à chaque brin d’herbe, comme une immense toile d’araignée – je ferais peut-être mieux de ne pas m’écarter du chemin qui me conduit à la gare. J’aurais le premier train. Le quai est encore désert et je profite de ma solitude, seule dans la nuit qui s’en va…. Les pensées qui tourbillonnent dans mon esprit sont sombres et épaisses, comme l’obscurité qui m’enveloppe encore, pourtant illuminée par la lune. Ce halo de lumière touche de son aura mes ténèbres intérieures. Sublime. Je broie mille morceaux de noir, mais ma part d’ombre ne m’effraie plus.

Lorsque je prends les transports en commun – c’est à dire (trop) souvent – je fais le même constat. Tranchant et sans filtres. La misère d’autrui me serre le cœur. Je m’efforce de ne pas ignorer mon prochain et de donner au moins mon sourire – quoiqu’en ce moment masqué – aux mendiants dans le métro ou le RER. Je comprends l’indifférence, mais je rechigne à l’accepter et je ne me sens pas fière quand je ferme les yeux. « Froids sont les mains, les os et les cœurs. Froids sont les voyageurs loin de leur demeure6 ». Je suis affligée de savoir que certains ne sont chez eux nulle part.

***

Allegro. Les feuilles s’agitent avec passion sous la baguette du vent féroce. Fortissimo. Les branches nues des tilleuls qui bordent la copropriété ressemblent à des massues prêtes à frapper. Les bogues épineuses m’attaquent, catapultées par des forces invisibles.

Il pleut, il pleut…bergère que je suis, je m’empresse de rentrer les moutons de mes pensées poussiéreuses dans les replis secrets de mon cerveau.

***

Je me déteste, je me rejette, je me déchire, je m’assassine. Je m’en veux de ne pas correspondre à mes idéaux et je me fais l’effet d’un puits sans fond. Empoignant de larges ciseaux, j’ai envie de couper la toile du monde. Comme du papier peint. J’ai parfois le sentiment d’être prisonnière de mon esprit. Pris au piège de ma toile intérieure, le film de mes pensées tourmentées tourne en boucle sur l’écran de mon cerveau. Noir et blanc. Anxiété. Pavé mosaïque. J’aimerais colorier ces images mornes pour leur (re)donner un peu de gaité.

Pourquoi faut-il qu’aussitôt une chose accomplie, je m’empresse de stresser – parfois plusieurs mois à l’avance – en pensant aux étapes suivantes ? Moi qui déteste les cases rigides, le manque de spontanéité, l’ordre excessif, les rétroplannings à gogo… je dirige tout de même ma vie d’une main de fer. Dans un gant de velours. Finalement, que je le veuille ou non, j’ai besoin de contrôler ce que je fais. Je crois que c’est pour cela, que je ne m’accorde que très difficilement le droit d’être fatiguée, triste, déçue, de dire des bêtises, de ne rien faire et tout un tas d’autres choses encore… Tsunami émotionnel. Je me sens submergée et cela me contrarie. Ô comme j’aimerais m’autoriser à « être » tout simplement, sans « devoir être ceci ou cela ». Mais, comme dans la délicieuse petite histoire que me lisaient mes parents quand j’étais petite, je me dis encore trop souvent que « J’en ai marre d’être un pigeon. Je veux être un aigle7 ». Tout cela, bien sûr pour m’apercevoir que « finalement, je suis très bien en pigeon ». Après tout, on est complexe ou on ne l’est pas… Quoi qu’il en soit, l’écriture m’aide énormément. Comme l’appétit qui vient en mangeant, il me semble que l’inspiration surgit en écrivant et je suis heureuse de trouver dans les mots un tel refuge et un exutoire. J’ai enfin l’impression d’occuper mon temps de la façon la plus constructive qui soit : je crée. Rien que pour moi, libérée des chaînes de la cohérence. Je dois même reconnaître que je suis assez fière de cette plongée hasardeuse en moi-même. Les mots glissent sur le papier comme une rivière sauvage, certes parsemée de cailloux, mais néanmoins vive et fraîche. Je suis le marionnettiste qui les anime et je trouve cela merveilleux.

***

J’écris mal. Les mots défilent, comme des voitures sur l’autoroute et je ne prends pas le temps de tracer mes lettres. Je suis impatience. Efficacité. Réactivité. Vivacité. Je sais que mon tracé reste lisible, mais j’aime bien l’idée d’une écriture secrète, déchiffrable par moi-seule. Seule initiée que je suis aux secrets de mon être.

Journée d’autonome. Eau-tonnes. C'est le déluge. Les parapluies se tremblent et se retournent, malmenés par les éléments déchaînés. On n’y voit goutte, noyés sous la cascade céleste. Malgré son chagrin, le ciel couvert est d’un gris argent lumineux. Comme si des jours heureux nous attendaient encore.

 

Lumière des réverbères sur le lac,

Étoiles de la fin du jour.

Le vent imprime ses plis sur l’eau,

Actionne le soufflet du temps.

Accordéon.

 

Je me promène, seule donc, sous la pluie, épaisse et froide. Chaque goutte est une aiguille, en quête de chair où se planter. « Vous ne passerez pas ». Rien ne vient troubler mes pensées agitées, tordues comme les hautes branches des arbres, secouées fermement par le vent déjà presque hivernal. Par terre, les feuilles perdent déjà leur éclat, leur manteau fané, ratatiné, et couvrent les trottoirs, craquant sous mes pas. Je puise du réconfort dans ce paysage brut, presque chaotique. Une beauté morne s’en dégage, mais je la trouve puissante. Je me sens en accord avec les nuances douces et chaudes, empreintes de tristesses, de la saison, comme un tableau dans lequel j’aurais ma place. Douce lumière intérieure, comme une bougie parfumée qui refuse de s’éteindre, dissipe inlassablement les ombres alentour, répand la certitude que tout ira bien.

***

Le ciel s’embrase, alors que mes joues rosissent du baiser du froid. Les nuages, blancs et fins, ressemblent à du sucre filé. Postée sur la terrasse devant le refuge, j’admire le coucher du soleil entre les sapins, tandis que les ombres s’étirent sur la montagne qui se prépare au sommeil. Dans la vallée, les lumières s’allument une par une, dessinent un chemin de lumière, comme un reflet de la voûte étoilée. À quoi pensais-je ? Je l’ai oublié, perdu à la croisée du jour et de la nuit. De toute façon, je n’arrive plus à penser, ce soir : mon cerveau a accroché la pancarte « ne pas déranger » à la porte de mon esprit. Je suis trop fatiguée et j’ai atteint ma capacité de stockage maximale. Comme j’aimerais envoyer ce trop-plein de pensées usées tournoyer au loin !

Je crois que je suis une accumulatrice compulsive cérébrale, entassant mes pensées, partout et sans relâche, comme un peintre disposant sur sa palette un agrégat de matière. Certaines réflexions sont douces comme de la soie, d’autres chaudes comme le cachemire, fraîches comme le coton, ou légères comme le lin. Mes belles pensées appellent des matières nobles et naturelles. Les autres grattent, piquent ou me font transpirer. Elles sont latex, cuir synthétique, ou encore lurex. Le temps s’étire en rêvant, habillant le ciel d’un bleu lumineux et intense. Lapis-lazuli. J’ai envie de me laisser porter par le courant étoilé. Seule, dans la nuit, je savoure un instant qui n’appartient qu’à moi.

***

L’air est frais et le vent se fâche à nouveau. J’ai froid aux mains. Il me faut des gants, en évitant, de préférence les gants-glions (ganglions). Un halo brouillé se forme autour des réverbères, dans la nuit naissante. Comme un chapeau trouble. Lumière pâle, qui fait scintiller les brins d’herbes humides. Reflets nacrés. J’aime. La beauté simple du monde m’émerveille et mes mots me permettent d’exprimer librement ma sensibilité, à l’abri des regards, dans le secret intime des pages du cœur.

Les nuages, voilés de gris, semblent poussiéreux. J’aimerais les passer à la machine à laver pour leur redonner l’odeur printanière du bonheur et la couleur des neiges éternelles. Éternité. Y-a-t-il des choses réellement éternelles ou tout n’est-il qu’une question de changement d’échelle et d’adaptation – d’évolution ? Je songe à un dossier passionnant que j’avais lu dans National Geographic (exemplaire que j’ai d’ailleurs conservé) sur l’évolution de l’œil chez différentes espèces. La thématique du regard. Encore. Miroir, mon beau miroir… ris-tu de me voir si belle ?

Je suis d’humeur à regarder un Disney d’antan. Du temps ou les dialogues empruntaient au soutenu et où les fins heureuses contenaient une morale réconfortante.

 

« Les rêves qui sommeillent dans nos cœurs

Au creux de la nuit

Habillent nos chagrins de bonheur

Dans le doux secret de l’oubli

Mais jamais personne ne pourra m’interdire de rêver

Et peut-être un jour mon rêve deviendra vrai…»8

 

***

J’allume mentalement une flambée cérébrale pour réchauffer mes pensées, puis je songe, confortablement installée près de l’âtre de mon âme.

« La feuille d’automne, emportée par le vent, en ronde monotone tombe en tourbillonnant ».

En ronds de monotone… en ronds de mon automne…. Comme des ronds de fumée, peut-être ? Quand j’étais petite, cela m’intriguait au plus haut point ! Je ne cessais de me demander, avec l’émerveillement propre à l’enfance, ce que pouvait bien signifier cette formule exotique. Et puis, j’ai compris. « En ronde monotone… » Ladite expression n’était en fait là que pour signifier l’ennui, loin de l’excentricité que j’avais imaginé. Quelle déception ! 

L’automne s’éteint sur un lit de feuilles mortes.

 

 

Notes

1.   Paul Verlaine, « Il pleure dans mon cœur… », Romances sans paroles, 1874.

2.   Charles Baudelaire, « Harmonie du soir », Les Fleurs du Mal, XLVII, 1961.

3.   Jean Ferrat, « Que la montagne est belle », 1965.

4.   Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913.

5.   Federico Garcia Lorca, « Madrigal à la ville de Saint-Jacques ».

6.   Le Seigneur des anneaux, Les Deux Tours, Gollum à Frodon.

7.   Vincent Bourgeau, J’en ai marre d’être un pigeon, Collection J’en ai Marre, éditions Nathan, 1994.

8.   Cendrillon, « Tendre rêve », Walt Disney Music Company, 1996.

 

 

©Ambre Limousi

 

« Nostalgique et légère, lumineuse, mais solennelle. Rouge, orange, jaune. Camaïeu étincelant … »

 

(Photos de l’auteure)

 

 

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Photo reproduite de la page FaceBook de l’auteure

 

Ambre LIMOUSI est née à Paris en 1992. Titulaire d’un Master en Sciences politiques, elle est passionnée par les langues et a étudié en Europe, aux Etats-Unis et en Chine. Les livres ont nourri très tôt son amour des mots. Aujourd’hui, sa plume lui permet d’exprimer sa sensibilité et faire entendre sa voix tout en se dérobant subtilement au regard du monde. Instinctive, sa prose emprunte à la poésie, explore les sentiments, distille l’absurde, flirte avec l’humour. Ambre est également chanteuse et pianiste. 

 

***

Ce Chant IV clôt le cycle Chant des possibles, faisant suite au Chant I : L’hiver endure…, au Chant II : Printemps se réjouit, et au Chant III : L’été resplendit, publiés dans nos précédents numéros de janvier-février, mai-juin, et septembre-octobre 2021.

Au fil des « quatre saisons », Ambre s’invente autant qu’elle se découvre, comme auteure et comme personnalité, en explorant avec talent, émerveillement, et une maîtrise de plus en plus enivrante de l’écriture, le vaste, l’inépuisable « champ des possibles » : « trouver son propre style, c’est peut-être aussi, finalement, faire la paix avec soi-même. Cultiver le champ des possibles » – disait-elle dans son « chant » précédent. Dans celui-ci, qui clôt la série, elle pénètre un peu plus dans son « labyrinthe intérieur (…) sans fil d’Ariane » et s’avance même sur le bord d’un gouffre – « je me fais l’effet d’un puits sans fond » – qu’elle côtoie en se balançant dangereusement entre la peur, qu’on maintient dans le carcan de la persona socialement (auto)construite, et l’attirance obsessionnelle de l’inconnu, moteur secret de l’exploration de l’être comme de celle du langage… à condition qu’on laisse ses « pensées délicieusement brutes … capturées à la volée dans leurs élans instinctifs de liberté ». Car le « champ des possibles » est en fait un « chant » qui s’auto-génère au fur et à mesure qu’on vit l’acte d’écrire, et qui potentiellement se déroule à l’infini : « Les mots glissent sur le papier comme une rivière sauvage. » Au risque de traverser des pays d’ombre : « Je descends le Styx de mes pensées. » Ce qui n’est pas de nature à rebuter l’âme en quête car la lumière du jour s’avère en fait bien plus effrayante : « La nuit cache, le jour révèle. » Pour finalement apprendre – ou tout simplement se délecter à redécouvrir, au terme de toute expérience comme de toute tentative d’expression – une belle vérité fort bellement dite : « Il n’est rien qui n’ait déjà mieux été dit par le murmure du vent dans les pins. »

Se dévoiler ainsi, explorer, en toute sincérité, sa vie intérieure, ses doutes, ses contradictions, ses angoisses et ses auto-déceptions, n’est pas donné à quiconque, si le style, la spontanéité et la justesse de l’expression ne suivent pas, ou tombent dans les lieux communs : ce n’est jamais le cas ici, un instinct sûr étale des îlots de pure beauté du verbe et guide la main qui écrit… avec autant de grâce que de véracité. Elle le sent et le dit : « Je traverse un pont en bois chancelant, suspendu au-dessus de l’abîme. Le vent se lève, bouscule les lattes malmenées par les ans. Mais je sais que je ne tomberai pas. Je passerai de l’autre côté sans encombre, une main solide glissée dans la mienne. »

Nous ne pouvons qu’espérer qu’un premier volume en sortira, ainsi que d’autres, futurs, qui feront connaître et reconnaître cette jeune plume remarquable, dont la pure essence est poétique. Il nous semble qu’en concluant ce cycle des quatre saisons du « chant des possibles », elle a changé de statut : « J’étais un carré, je suis devenue un cercle. Quadrature. »

D.S.

 



Ambre Limousi

Novembre-Décembre 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1 mars 2002