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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Printemps 2024 Anne Barbusse – la non-recluse. Une lecture par
Dana Shishmanian (*) Photo par Hubert Dupommereulle (IVe de couverture du recueil Recluse) |
Anne Barbusse me faisait cette confidence en m’adressant avec dédicace son recueil La non-mère : « Une histoire non-maternelle mais qui se termine par la naissance de l’écriture… » Paroles pleines de sens pour son parcours – car, comme je le percevais déjà en la présentant en mai-juin 2022 à notre rubrique Terra incognita : « ses recueils témoignent d’expériences vécues, transformées, retournées par l’écriture, qui guérit sans refouler et soigne sans complaisance ». Mais paroles pleines de sens aussi pour tout poète et écrivain car chacun a une histoire de naissance quelque part, et la naissance à l’écriture suit une maïeutique paradoxale : une mère ou une non-mère est ici qui, que ce soit par amour ou par rejet, accouchant dans la douleur, nous engendre ailleurs… là où elle ne s’attendait pas à nous voir échoir. Il s’agit dans tous les cas d’une sortie : la première « échancrure dans la soumission de la petite fille » est presque métaphysique… « il fallait bien sortir de la caverne » ! (p. 7). Et cette « révolte (qui) n’aura plus de nom / attendra vingt ans / puis se fera écriture » (p. 12). Ce qui est remarquable dans ce recueil dense et qui vous empoigne par l’émotion contenue est la capacité de l’écriture à transformer une histoire personnelle en histoire universelle de l’humain, en proie à la déshumanisation par une « robotique » des gestes et des choses remplaçant les sentiments ; ainsi les « poupées frigides » – mécaniques, détraquées, aux « corps raidis / de n’être pas aimés » (p. 82) – témoignent du manque d’amour : « comment combler le manque charnel / avec des piles » (p. 14). Au fur et à mesure du parcours on s’enfonce dans le vécu tragique d’un décollement, le « tu » (un « je » caché) est une incompréhension pour soi et les autres, tant les manques qui le creusent sont impossibles à combler : alors « la construction d’un pays natal est une gageure hypothétique / et toute écriture abrupte » (p. 18), et « tu peaufines ton jardin dans les désastres » (p. 19). Il y a aussi une prison sociale entourant celle familiale, où la non-mère « est adoubée par ses pairs » et « la cravate du père a pignon sur rue » (p. 31) : « la civilisation capitaliste/de consommation a engendré la non-mère » (p. 90). La pression est telle que cela pousse à l’explosion par la parole : « il faut se fabriquer une liberté de mots » (p. 23). Quitte à se retrouver entre-temps, en tant que personne, « néantisée de l’intérieur » (p. 35) car la non-mère-solitude « s’assoit dans le salon (…) s’appuie sur nos visages et nous déréalise de l’intérieur » (p. 61). C’est ainsi que « la petite fille a engendré l’écriture (…) elle exportait la souffrance / elle œuvrait à la contre-écriture » (p. 91). On l’aura compris : ce recueil est le récit sinueux et fractal de sa propre naissance, douloureuse et pénible telle que dans une opération chamanique, en tant qu’œuvre d’écriture poétique. Une totale autarchie la circonscrit et pourtant une asymptote ouverte la porte au-delà d’elle-même. On se laisse alors séduire aussi et surtout par la pure beauté picturale et musicale des vers : … cette peur augurale qui
augmente les mythes et appauvrit les mots fusillés d’avance quelle solitude bleue approfondira l’extinction de la lumière vespérale quel homme se jettera sur les restes de ce ventre défait dès le matin avec la misère sanctionnée par les vents et cette cigale qui blesse les silences (p. 25) Mais non en dernière mesure, également, par des graphismes en eau-forte tracés avec un pinceau acéré, sarcastique jusqu’à la caricature, qui révèle par contraste l’incompatibilité de l’aseptisé portrait de la non-mère – « un Charles Bovary féminin » (p. 60) – avec l’âme-flamme baroque de la fille : la non-mère a des œillères et des griffes elle ne rit pas elle ne pleure pas ses lèvres se pincent et elle coupe ses cheveux courts par pragmatisme (…) elle hait tes cheveux crépus bouclés (arabes ou hippies
c’est selon) la non-mère ne peut être ta mère tu es l’adoptée (p. 33) Il y a aussi une dimension cognitive dans cet auto-accouchement qui s’avère aussi une auto-analyse car on récupère par l’écriture – à savoir, en conscience – une absence, un manque structurel, une paradoxale identité vide, presque libératrice – et la mémoire devient alors un simple contenu délestable : je butte alors sur une tautologie fonctionnelle hors mémoire je ne suis qu’une soustraction de la
conscience (…) une gorgée de solitude quand les arbres battent ce
monde-là (p. 53) *** Si avec ce recueil-charnière la poétesse nous « raconte » sa naissance à l’écriture, avec À Petros, crise grecque elle nous parle complètement immergée dans son monde de mots, sa voix incessante surgit de partout, sur tous les registres à la fois et sans discontinuité, dans un flux ininterrompu qui charrie en les entrecroisant envolées lyriques, érotiques, prose poétique, prose tout court, journal intime, journal de voyage, dialogues, citations, récits, reportages, réflexions – parfois en mélangeant non seulement les genres mais aussi les langues (français, anglais, grec), dans un rythme tantôt au ralenti tantôt en accélération saccadée, en multi-plans entre-coupés ou sur de longs traveling crépusculaires (l’obsession du cinéma comme de la musique sous-tend le volume). Une polyphonie en fait, où « je » joue sur toutes les voix – « je suis innombrable de solitude » (Œil bleu, p. 117). Une polyphonie dans laquelle on est nous-même absorbé en tant que lecteur car sa cible – le soi-disant interlocuteur – n’est en fait pas le partenaire absent comme le laisse croire le discours-fleuve apparent, ni non plus le tu / je de l’auto-analyse en tant que soi-même, comme dans le recueil antérieur (par sa place dans la « chronologie » intérieure et non par sa date de parution, bien entendu) – mais justement le lecteur implicite que nous sommes. Dans ce « roman poétique théâtral » (notre formule, en référence à Boulgakov) composé en quatre Actes (dont le dernier en deux parties), avec un Prologue et un Épilogue, on perçoit une impulsion forte à vouloir complètement combler, remplir, envahir même – y compris dans l’ordre quantitatif – l’espace de lecture/écriture, comme si l’esprit en manque ou en perte d’amour avait ainsi besoin de se réparer en déversant hors de soi son désir en émission continue tel un plasma verbal universel. Car cela englobe bien plus qu’une histoire personnelle, soit-elle une histoire amoureuse – vécue au beau milieu d’un monde en éclats (les années de la crise grecque) et s’inscrivant dans une culture millénaire (abondamment évoquée d’ailleurs, y compris en référence à des personnalités grecques reconnues) : cela avale ce monde lui-même, que l’écriture absorbe et transforme tout en le « décrivant / narrant ». C’est dirait-on la revanche prise sur son monde – sur tous les mondes – par l’ancienne petite fille muette et encagée… devenue « l’amoureuse aux mille mots » (pp. 214-217). Résistant à l’envie de suivre pas à pas le fil du « scénario » par des gloses et paraphrases bien senties – tant il est difficile d’opérer des découpes dans ce livre débordant d’une très belle poésie qui vous surprend à chaque détour de vers ou de phrase, non seulement envoûtante mais ayant la conscience et l’intelligence de son pouvoir de séduction – je fais néanmoins l’effort d’en extraire un peu au hasard : un fragment du Prologue, telle une entrée dans des Limbes qu’il vous faut traverser, la double « chute » du et dans le temps à la fin de l’Épilogue, et des instantanés pris à des moments-clé de chaque acte. Non certes en guise de résumé de l’ « histoire » mais comme des échantillons en partage, pour donner envie de se plonger dans cette écriture foisonnante : l’impression qu’on en retire est éblouissante et inouïe. Prologueà bout de rêve traverser les forêts, femmes hivernales et hautes à moins d’éviction dernière avec des mots à court d’images il faut – très tôt – traverser la brume blanche à moindre frais – couler le corps dans le vide – neige et pluie mêlée de nuit (…) l’extrême onction frappe les mots nous écrivons c’est notre seule gageure – que le monde vaille l’écriture (…) (pp. 8, 9) Acte I – L’après-Noël(…) je marche toute seule et je me sens porter de toutes parts – le monde est avec moi – l’Acropole est fermée l’Acropole surplombe le ciel gris et la ville presque froide – mais le mimosa dément décembre – le jasmin mime l’éternité des printemps – les constructions de béton sont plus laides que l’hiver – je marche légère, amoureuse, demandant à la réalité de m’embrasser, dans le début absolu de la crise et de l’histoire, de la catastrophe profilée – le désir est oriental par exigence (l’Acropole est fermée, p. 22-23) Acte II – Se disjoindre dans janvier indifférent et purj’ai le souvenir amoureux j’ai l’histoire de décembre comme un feu dans l’hiver (Morale kantienne, p. 50) le gel s’est emparé du jardin défendu le froid nous attaque du fond des bois les arbres n’opposent que troncs tordus les ceps sont noirs alignés dans les toquades des vents épars (…) je suis devenue l’étrangère évitée la femme enceinte du silence qui a perdu l’œil bleu dans le froid incomplet (J’ai perdu mon œil bleu, pp. 52, 54) Acte III – Ma torture avec l’aube étanche de févriertu es quelque part la brume est la malade qu’on esquive, pestiférée de silence – Didon erre, en cela est première amoureuse occidentale – je te cherche à travers les mots écarquillés et la brume lasse (…) après la brume je découvrirai des mondes je poserai ma vie dans un lieu lumineux pour la jouvence je jetterai le désir à la face du monde et je serai l’unique femme qui te cherche je mordrai le silence inconnu et réel je trouerai la brume je serai l’impatience constellée je sauverai l’histoire je hurlerai la brume (Didon erre d’autels en autels, pp. 108, 109) Acte IV – L’avant-printempsl’amoureuse est enfermée en elle-même et ses pensées grandissent sans qu’elle y soit l’amoureuse est close sur un autre corps refusé – c’est déjà mars qui anoblit le monde et les fleurs basses n’ont pas de langues – elles survolent à peine la terre tiède à midi et les nuits de mistral elles s’étourdissent des pluies semées par l’hiver vieillissant (get out of this fucking car, p. 128) la neige de mars fondra avec la facilité éclatée de la folie demain il me préparera l’huile d’olive et les figues la neige deviendra confuse et Athènes reconquerra la luminosité maritime d’une amoureuse (Syntagma, p. 151) Acte IV – en Bretagne, dis-tuet la Bretagne en avril, il faut apprendre à crier de jouissance, à regarder mûrir les cerises, à écrire l’après- deuil (…) (mon cinéma intérieur, p. 210) je comble mon corps des seuls désirs jaillis – je suis ouverte et indéniable, athénienne et veuve, en crise, imparfaite et palpable, facilitée par la mer (athénienne et veuve, en crise, p. 228) (…) je tâche la réalité du corps – je regarde le visible – le désir transcende terres et mers unies – la brume était traversée de beautés drues – les mondes appelaient les lumières – j’était une petite fille clouée de désirs et d’hommes, je mourrais vivante – des arbres ont eu pitié – à l’aube la voix – des hommes lèvent mon corps sans foi – je parle par poèmes – j’arrondis les silences, je lisse les fruits de juin – je ne suis transcendée que de matières évidées – je parcours le silence abasourdi de l’amant mort – j’embrasse l’illusion des hommes – j’affole le vent (mais Œdipe est aveugle par volonté, p. 240) Épilogue(…) tu n’effaceras jamais nos traces à Vathia l’amoureuse, dictées de vent et de sel, liées de mémoires féminines comme terre et mer mariées – au musée Benaki les photographies sont femmes fidèles qui piochent la terre du monde et accouchent de textes polyglottes – l’image est plurilingue à chaque voyage à Vathia l’insoumise, dème de Laconie (p. 250) *** Enfin, Recluse. Sorti fin 2023, ce recueil est la dernière étape – pour l’heure – d’une expérience catoptrique extrême : l’écrivain non seulement nous parle de l’intérieur de son œuvre, complètement englouti, mais se dissout dedans, comme dans la légende du maître chinois qui rentre dans son tableau, inventée par Marguerite Yourcenar dans ses Nouvelles orientales. Le paysage du recueil est un miroir dans lequel le « je » du poète ne se reflète pas mais se fond – en tout cas, s’il fait surface dans la syntaxe c’est juste en tant que masque d’un témoin universel, presque impersonnel, au point de se voir assumer comme une sorte de sensibilité du paysage (« j’ai mal aux pierres », p. 59). Et c’est dans ce sens que, recluse dans une « bergerie ardéchoise au seuil du nouveau millénaire, dans l’après-confinement du monde » (Lagorce, juin 2020), Anne Barbusse est une non-recluse. Elle devient cet espace même, ce temps même, ce confinement même – un espace-temps de réclusion pour l’éventuel lecteur qui souhaiterait en faire l’expérience. On déguste ce recueil avec tout son corps son esprit ses pensées sur le monde de nos jours ses échecs ses critiques son ironie acerbe et ses prédictions d’ermite post-moderne que personne n’entend – les siens propres en tant que lecteur et ceux de la voix qui vous guide d’entre les pages du livre – on s’immerge en adhérant instinctivement à cette virtualité du poème qui vous accueille et qui pense, parle pour vous. Je tâcherai de suivre un fil rouge parmi ceux qui s’entre-tissent dans ce recueil : celui de l’émerveillement. Sans m’aventurer à le déclarer « central » il me semble néanmoins qu’il suggère au mieux ce qui se passe réellement à l’intérieur de cette « bergerie » où se confrontent nature encore sauvage mais abîmée et échos grotesques d’une civilisation détraquée, espace certes symbolique bien que tellement sensible, puisque c’est lui qui fait et porte le poème (tout le recueil en étant un et un seul) : il s’y passe une sorte de mystère païen, dont résulte une perplexité gnomique sculptée en des tournures surprenantes et mémorables. Je sélectionne donc quelques-uns des points brodés en relief sur le canevas de l’écriture avec ce fil sans doute pas rouge en vrai, mais plutôt incolore car jouant de toutes les couleurs. alors la vallée s’habille de brume illuminée et un homme est venu, miracle tombé sur les arbres trapus et l’acharnement de l’incroyance puis les illusions ont des phrases instinctives la paume de la forêt s’est ouverte les oiseaux ont martelé le jour (p. 7) c’est alors que se lèvent la forêt incantatoire et effrénée et les murs pourtant muets, c’est alors que les chênes parlent des langues mêlées de ciels au bord du souffle brisé des tuiles (p. 10) la vallée se creuse de pénombre, nous rassemblons les lumières et attendons – au dos du monde fument les montagnes, et les oiseaux perdurent, insatisfaits (p. 12) du haut du monde la bergerie observe les pandémies et les crises, puis facilite la tombée des pluies, juin automnal, sanction des oiseaux seuls les chênes autorisent la venue de la parole, sur la terre défrichée d’absurdité, imaginée d’obstination (p. 16) du silence sanctifié grandit la colline exacte, et les branches égrènent les mondes (p. 20) nos jours mûrissent puis les mémoires parsèment le thym – les ordinateurs rêvent de communiquer avec les morts, toute sauvagerie éclose (p. 24) là-haut la vie des chênes a résolu la question trop humaine de l’espoir (p. 27) les oiseaux ont parlé, hurlés par les vents, éblouis par la passion et la soif – les postmodernités interdisent le chant et les chênes, dans la cécité du silence (p. 29) avec la cendre nous lavons la ligne de crête bleutée, l’obscurité de nos consciences et le linge que le vent sèche à rebours (p. 38) je suis monté tout en haut du monde, à mes pieds les lumières des modernités étranges, des voitures et des sociétés arc-boutées sur la technologie au plus loin des oiseaux (p. 39) – j’ai publié le quart de mes désirs et ce qui reste est abstrait, l’aubépine griffe mes bras, par intermittence les chênes giflent les ruines mitoyennes, tout miracle exclu (p. 50) demain je descendrai dans l’en-bas du monde, à peine marchée par chemins écroulés et buses lentes, je serai la renégate, l’expulsée des forêts, composant avec l’ambivalence de la matière (p. 53) – je pose mon corps en marche, je ne défriche que moi-même, empêtrée de ronces et des épines des questions, fouettée de branches basses, je ne me bats que contre l’incomplétude des hommes par évanescence tout simple, j’ai mal aux pierres (p. 59) et demain sera hybride, parmi vents vierges, arbres secs, oiseaux acharnés – les forêts nous expulsent, femmes aveugles, échouées par solitude (in)volontaire : nous ne tenons pas face au vent exclusif et aux pierres, le lopin défriché est gageure ventée malgré treille et jasmin ; sorcières descendues dans la brume, mi-humaines, éconduites et intempestives, saoulées et vaincues, oiseaux indifférents, forêt à peine (p. 61) *** Sans doute, l’empathie vaut pour beaucoup dans mes appréciations de lectrice mais je sais repérer une grande écriture : celle d’Anne Barbusse en est une. ©Dana Shishmanian |
(*) Cette note rend compte de
ma lecture des trois derniers recueils d’Anne Barbusse : - Recluse.
Éditions PVST (pourquoi viens-tu si tard ? – Association LAC),
décembre 2023 (68 p.) - La
non-mère. Éditions PVST (pourquoi viens-tu si tard ? – Association LAC),
février 2023 (92 p.) - À
Petros, crise grecque. Bruno Guattari éditeur, septembre 2022 (250
p.) Ses livres à paraître courant
2024 : -
Ma
douleur planétaire, éditions Tarmac -
L’incomplète,
éditions Rosa Canina -
Yiorgos Stergiopoulos. Exil à la naissance,
traduction du grec moderne, Bruno
Guattari éditeur Voir également sa présence
à Francopolis : découverte comme poète à la rubrique Terra
incognita de mai-juin 2022 (présentation et poèmes inédits), et comme
traductrice, à la rubrique D’une
langue à l’autre de nov./déc. 2022 (poèmes traduits du recueil L’exil
à la naissance du jeune poète grec Yiorgos Stergiopoulos), elle a été
notre invitée au Salon de
septembre-octobre 2023, avec des poèmes extraits de son recueil inédit À moins que
Marseille : une « écriture-nage
cathartique », comme elle la définit elle-même, plongeant dans un « abîme instinctif ». (D.S.) |
Anne Barbusse
Lecture par Dana
Shishmanian
Francopolis,
Printemps 2024
Créé le 1 mars 2002