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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2023

 

 

Andreea-Maria Lemnaru : Équinoxe

 

Éditions du Cygne, octobre 2022 (60 p., 10 €)

 

Note de lecture par Dana Shishmanian

 

(*)

 

 

 

On pourrait croire, en connaissant la carrière de chercheuse de l’autrice, que sa poésie, « fondamentalement initiatique », explore d’une manière quasi-programmatique le terreau mythico-religieux dont elle est spécialiste, puisque – comme le dit elle-même dans le préambule d’un volume précédent (Abysses, 2019) – cette poésie « s'enracine dans des terres mythologiques qui disent l'universalité de symboles transmués en voces mysticae ».

Ce ne serait pourtant pas tout à fait vrai. Il me semble, à la lecture de ces recueils successifs, que son inspiration poétique est génuine – à savoir, primaire, originaire, spontanée – et non pas orientée par ses connaissances et/ou ses préoccupations d’archéologie culturelle : une inspiration qui nourrit elle-même la recherche, et non pas l’inverse. Car à l’origine des deux se trouve la soif, et la capacité de boire à la source de l’imaginaire collectif, universel et profond, mutant et protéiforme, créateur impénitent de nouvelles formes qui rappellent et transforment les anciennes. Un univers foisonnant s’épanouit alors entre les pages de ces livres de poèmes, miraculeusement agencé, dosé, dessiné par un invisible stylet, qui taille des épures dans la matière vivante du rêve. Alors – comme je le faisais remarquer dans ma chronique à Abysses : « Quand on se laisse atteint dans sa peau, envahi par les sons, les fragrances, les touchers des visions chahutées dans ces poèmes issus d’un autre temps, d’un autre monde, on n’a plus besoin de clés pour ouvrir des portes, pour s’immerger… car on est déjà dedans. »

Équinoxe apporte, par rapport aux précédents recueils d’Andreea-Maria, davantage de « réflexion », aussi génuine d’ailleurs que l’« imagination » elle-même, puisqu’il s’agit non de pensées construites ni même suggérées mais de mouvements de l’esprit, comme si geste et signification se superposaient complètement pour ne faire qu’une et la même trace lumineuse : la quantique de la lumière – comme dans Ambre (p. 6, poème cité dans mes « coups de cœur » de mai-juin 2023) – est d’ailleurs une des dimensions euristiques de ce parcours équinoxial, évoquant l’axialité commencement / fin, renouveau / déclin, cosmogonie / eschatologie. En voilà encore un témoignage révélateur, avec Silicium (p. 8), où l’on dirait que c’est la lumière elle-même qui parle – sinon une forme bien plus sublimée encore de « l’âme du monde », dans une phase d’ubiquité absolue :

N'étant nulle part

Je suis partout

N’étant plus rien

Je ne crains plus l’abîme

Mes yeux sont devenus ses yeux

Ma langue ne connaît

Point de frontières

Je connais tout ce qui fut dit

Et sera dit

La voix qui parle – le « je » poétique – s’immisce au cœur du mystère universel, dont elle se veut parole… là où « La source affleure / Au centre de tout » (Poussière, p. 10). Elle dit entendre « Le nom secret du monde » – porté peut-être par cette source même à laquelle elle s’abreuve (Complies, p. 13) :

Aujourd’hui, la vague a migré

Sur la pierre naît un rosier sauvage

Je bois l’eau de vie entre ses épines

L’envol est mystique et ultime, mais accompli en toute humilité, un « pèlerinage (…) aux confins (…) jusqu’au bord du monde », ou « vers le fond du lac / doucement pour ne pas effrayer les grenouilles », comme dans une délicate fresque évoquant l’esprit franciscain (Laudes, p. 15, cité également dans mes « coups de cœur » de mai-juin 2023 ; même esprit dans Ljusterö, p. 19, où les dieux se révèlent dans les petits animaux de la forêt). Et on dirait que ce voyage porte bien hors du monde (on l’avait lu déjà dans Ambre) puisqu’il s’achève – ou commence – après « Le temps des ruines » (L’autre, p. 17). Un petit poème évoque, à la manière d’une complainte médiévale, une certaine disparition mystérieuse (Augustine, p. 22) :

Où es-tu aujourd’hui

Toi qui hier, étais encore ?

Sommeil, fils de la mort

Noyade dans l’oubli

Les souvenirs qui furent jadis

Et l’empire théophore

Toi qui hier, étais encore

Ton reflet même te fuit

Seul le souffle et le cœur

Les yeux que l’ombre prie

Se ferment, voyage – paradis

Celui qui suspend sa vie

S’éveille quand la nuit dort

Toi qui hier, étais encore

Sommeil, fils de la mort

On commence à deviner que cette poésie conduit dans des territoires transcendants… où l’esprit s’abstrait du monde et s’éveille au-delà de la nuit : une symbolique bien connue dans la mystique indienne par exemple. Mais l’écriture est tellement enveloppée dans le chant qu’on est séduit avant même de percevoir quelque semblant de « message »…

C’est le charme de ce recueil qui abandonne, dirait-on, une bonne partie du « baroquisme » des précédents pour se retirer dans une simplicité faite de transparences et de lignes pures, évoquant un dépouillement ultime, de fin du monde, comme dans Les terres du vide, Vigiles, Genèse, Peau de serpent, Odyssée, Au bord de l’eau, Tisseuses, Transfiguration. Mais cette démarche d’une esthétique « transcendantale » n’élimine pas la souffrance, la cruauté, le danger, le cauchemar, le sacrifice – comme dans Saint Jean, Le soldat, Offrande, Hordes, Quarante jours, VIII-IX-X (pp. 25, 52-53). Ou enfin Ordo ab chao (pp. 54-56), le dernier poème du recueil, où la polarisation se retrouve confrontée à elle-même, en présence des deux termes de l’opposition – serait-ce un reflet développé du titre, évoquant les deux « équinoxes » d’un cycle cosmique ? Le « je » poétique est ici en même temps témoin, matière première, et acteur d’une ontogonie, convoquant des énergies hyliques primaires et tourbillonnantes figurées comme « hydre – poussière – univers en sursis », au seuil où émerge l’esprit :

Voilà qu’à la pointe du cap

Apparut un marin

Celui qui habite toujours

Au fond du rêve

Et prétend que son nom est

Personne (…)

 

Une clameur s’élève

Parmi la foule

Des endormis à jamais

Soudain ils s’écrient

 

C’est le fils du soleil

Le fils du soleil

Un recueil d’essences diamantines serties dans une écriture frissonnante et sensible qui envoûte et s’insinue profondément dans l’esprit du lecteur, à l’instar de cette « tendre Gorgone » ou de la « sirène aveugle / Aux yeux d’opale » dont le chant pur émerge du chaos.

 

©Dana Shishmanian

 

(*)

 

Andreea-Maria Lemnaru Espuña est une philosophe des religions et poétesse franco-roumaine qui vit à Paris. Elle conjugue la création poétique et la recherche scientifique. Ayant passé avec brio un doctorat en philosophie des religions à la Sorbonne (2021), elle est chercheuse à la Sorbonne et à l'Université de Cambridge, spécialiste de la relation entre nature et sacré dans la pensée antique, autrice, contributrice et coéditrice de plusieurs ouvrages d’études académiques. Prière au lecteur de visiter ses pages professionnelles sur LinkedIn, Experts, Cambridge University.

Poétesse symboliste, elle a publié quatre recueils de poèmes : Arcanes (2014) et Nom de Sang (2018), aux éditions du Cygne, Abysses (L’Harmattan, 2019) et son dernier : Équinoxe ditions du Cygne, octobre 2022).

Prière au lecteur de revisiter ses contributions à Francopolis (rubriques Francosemailles, Créaphonie) et nos notes de lecture à ses précédents recueils (rubrique Lectures-chroniques). On recommande également au lecteur de l’écouter conférencier sur Le sacré et la nature : mythe et magie en philosophie (sur youtube, 2019) et de lire son entretien avec Jean-Paul Gavard-Perret sur sa poésie, notamment autour de son dernier recueil Équinoxe (sur Le Littéraire, juillet 2023).

 

 

Andreea-Maria Lemnaru

Note de lecture de Dana Shishmanian

Francopolis, novembre-décembre 2023

 

 

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