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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Mai-Juin 2022

 

 

 

Andreea-Maria Lemnaru Espuña :

 

Résurrections.

 

Poèmes inédits

 

 

Venise, Basilique Saint-Marc - La coupole de la Création (mosaïque),

photo par l’auteure, 2021

 

 

 

Soldat

Un crayon de glace

Grâce auquel on écrit

Les textes sacrés

 

Il neige des cigales

Un seul flocon

Fait la taille de ma main

J’ai si peur qu’il fonde

Avant que je ne le cueille

 

L’arbre autour duquel il voltige

Est un tilleul empereur au tronc noueux

Qui parle la même langue que moi

Plusieurs missions dans le ciel

Mais je remplis les critères d’une seule d’entre elles

Disciple du mage muet

 

En me rendant au château - vision fulgurante

Je traverse une steppe immense

Une prairie aveugle et blanche

Où se tiennent des centaines d’hommes malheureux

Ce sont les gueules cassées de la

Grande guerre

Défigurées

La tête recouverte d’un pansement

Criblée de balles

Les bras tendus vers moi – oui, des damnés

 

Mais l’un d’eux sort du rang

Il a su guérir son propre visage

Première, deuxième, troisième tentative

Perfection accomplie

Je caresse sa joue gauche

C’est comme s’il n’avait jamais été blessé

 

Ange gardien, ô toi qui peux

Toujours changer de forme

 

Je sais léviter à ma guise grâce au feu

Une vieille tzigane me dit que je suis faite

Pour chanter, guérir et danser

Je plane au-dessus de la mer

Mais la légèreté me tient captive des airs

 

J’apprendrai à lire

Les feuilles animées par le vent

La braise et les mains rugueuses

 

J’apprendrai l’image

Du mouvement pur

 

 

Le démon de l’évier

Un démon est apparu

C’est le démon de l’évier

Placé là afin que

Personne

Ne s’échappe du rêve

Il a pris la forme d’un petit bouledogue

Mais refusait de devenir l’esclave

De celui qui le contrôlait

 

Alors il a léché les détritus

Dans le cercle magique

Il s’est sacrifié – enfin

Libre

 

 

Locus Solus

Au fond de la mer

Un jeune homme avance dans une barque

Qui ne flotte pas

On peut y respirer

Il n’y a que lui et moi dans cet océan

Les carcasses animales

Défilent devant nous

Lorsque nous dépassons le squelette d’un requin

L’étrange passeur dit :

« Ah, si nous étions lundi, il serait vivant

Et je pourrais le dévorer ! »

Puis, devant les restes d’une pieuvre :

« Si nous étions mardi, comme je pourrais

Encore la manger ! »

Et ainsi de suite avec autant

De charognes qu’il est de jours

Dans une semaine

 

Ce jeune homme a l’air heureux

Seul à la fin du monde

 

 

Sed Lex

Les roues du chariot

Sont brisées

Un oiseau s'est posé

Sur le bois

Comme une branche

La montagne n'a pas

De sommet

Les tables de la loi

Écrites en lettres de feu

Sont couvertes de lierre

La vigne du désert

Étrangle la maison

Dont le toit

S'est écroulé

Ézéchiel a tué l'aigle divin

Pour lui prendre ses ailes

Et les teindre en noir

 

 

 

Magdalena Palada-Nicolau, L’Ibis. Mosaïque présentée à l’exposition Les jours de l’icône à Deva (Roumanie, octobre 2019)

 

 

Œuvre au rouge

Le bateau sous-marin

Abrite un talisman qui vit

Au cœur du magnolia en fleurs

C'est une pierre verte

Que les femmes m'ont offerte

Un dragon oublié glisse

Parmi les coraux

 

Le spectre a peut-être faim

Sa mâchoire manque d'amour

Mais il se dissout

Dans le feu

De l'arbre-source

 

 

Archéologie

Tombée du ciel

Oiseau d'acier

Je suis un aigle au-dessus

Des monts azur

Voyage dans les entrailles

De la baleine

L'eau que je respire

Se change en pépites de cuivre

De chaque côté un poisson

Roseaux

Marais

Etoile de Saqqarah

 

 

Tuniques

Un magasin d'habits superbes

En soie de Samarcande

Tenu par une nuée de

Petites tailleuses chinoises invisibles

Qui les portent tout de même sur elles

Et défilent, une après l'autre

Devant des yeux hagards sans visage

 

C'est le peuple de l'air

 

Deux jumeaux replets les ont signées

Elles ont mis au monde des triplés

Qu'il faut changer mille fois par jour

Ils grandissent

Jusqu'à atteindre trois mètres

Mais pas en âge

 

Et je sais, je sais que ces vêtements si beaux

Que l'on veut à tout prix me faire essayer

Me feront disparaître

À mon tour

 

 

Poussière

La source affleure

Au centre de tout

Fleuves esseulés

S'effondrent les frontières

La pierre qui me porte

Sur son dos

Ne s'est pas embrasée

La matière est restée muette

Oui, je porte un masque

D'oiseau

Pour le deuil

Seules mes ombres

S'assemblent

Dans le bois secret

 

 

Envol

L'ombre du désert

Se tient silencieuse sous le porche

Auprès d'un prêtre orthodoxe

Vêtu comme les Assassins

Elle rabat le voile noir sur son visage

Et adopte la même posture que lui

Ses yeux tournés vers le Soleil

Appellent un faucon

Qui lui donne corps

 

 

Matriochka

La deuxième mère se fait fabriquer

Une poupée à taille humaine

Par Macha, la vieille chouette mauve

Elle demande spécifiquement

Un visage

Qui n'apparaît jamais

Car le maléfice agit

La malheureuse est enveloppée

Dans un linceul

Elle pourra tout de même l'enterrer

Mais l'inconnue fulmine de rage

« Dieu, que je suis mal reçue ! »

 

 

Veille

Premier sang

Visite du gardien

Dans sa lettre

À l'écriture enfantine

Il déclare qu'un parcours

Semé d'embûches se prépare

 

Un incendie éclate

En Islande

Et brûle tous les nuages

 

Près d'une cascade

Elle sauve

Une croix, un cactus

Et un chaton paralysé

Qui ronronne très fort

Sa véritable forme

Est celle d'un dauphin

 

Alors, je bondis, pieds nus

Et cours jusqu'à la mer

Pour lui faire mes adieux

 

Il est

Lumière fait de lumière

Vie éternelle

 

 

©Andreea-Maria Lemnaru Espuña

 

 

Nous avons déjà accueilli la jeune poétesse Andreea-Maria Lemnaru (m. Espuña) dans nos pages virtuelles : deux poèmes dans la sélection de juin 2015, une créaphonie en mars-avril 2019. D’autre part, ses recueils ont constamment suscité notre intérêt : deux chroniques de Dana Shishmanian – l’une au numéro de février 2015, pour son premier recueil, Arcanes, paru aux éditions du Cygne en 2014, l’autre au numéro de mars-avril 2019, pour Abysses paru chez L’Harmattan en 2019 – et une note de lecture de Dominique Zinenberg, au numéro de mars-avril 2018, concernant les deux parutions aux éditions du Cygne, Arcanes (2014) et Nom de sang (2018).

Andreea-Maria nous fait la joie de nous proposer, ici, des poèmes d’un recueil inédit.

Elle est, depuis décembre 2021, docteur en philosophie des religions, spécialiste des auteurs néoplatoniciens, notamment Jamblique. Sa thèse, reçue avec éloges, fera l’objet d’une prochaine publication. Pour la situer dans ce domaine de recherche pointue, voir entre autres les sites de la Sorbonne, des experts (avec quelques publications récentes), du Centre Léon Robin (avec le résumé de sa thèse), ou enfin du Cambridge Center for the Study of Platonism (scholar in residence).

Entre histoire de l’homme et de ses fantasmes et les crises actuelles, elle avertit, dans un bel essai paru en mai 2020, sur le danger que représente « L’épuisement de la magie du monde » : « L’histoire du culte de la Terre et de la lune en Occident, de la préhistoire à nos jours, fait l’objet d’un essai que j’ai commencé et poursuivrai une fois ma thèse de doctorat sur la théurgie, la magie et l’hermétisme dans la pensée platonicienne soutenue, afin de mettre en lumière comment nous sommes parvenus à la crise écologique actuelle à partir du panthéisme qui fut le nôtre. »

 

 

 

Andreea-Maria Lemnaru Espuña 

Francosemailles, mai-juin 2022

Recherche Dana Shishmanian

 

 

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Créé le 1 mars 2002