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CHRONIQUE Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres... |
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Automne 2024 Deux anthologies de
poésie palestinienne : Tahar Bekri
(2013), Abdellatif
Laâbi (2022). (*) Par Dana
Shishmanian ©Nermeen Badawi, artiste égyptienne : Ramallah, 2023 (reproduit de X.com, 26-11-2023) |
Tahar Bekri : Poésie de Palestine. Éditions Al Manar ; Alain Gorius, Paris 2013 (66 p., 15 €). Anthologie dédiée à la mémoire de Mahmoud Darwich. Traducteurs : Tahar Bekri, Jalel El Gharbi, Jean Guiloineau, Jean Migrenne, Marie-Claire Peugeot. Abdellatif Laâbi : Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Éditions Points / Poésie (collection dirigée par Alain Mabanckou), Paris 2022 (218 p., 9,30 €). Anthologie dédiée à la mémoire de Mourid al-Barghouti et Azzedine al-Manacirah. Textes choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi. Réunis par Yassin Adnan. Tahar Bekri (n. 1951), poète tunisien de langues arabe et française, récipiendaire de prix prestigieux, auteur d'une trentaine d'ouvrages (poésie, essais, prose) traduit en plusieurs langues, réalise par cette anthologie de 10 poètes palestiniens contemporains – dont beaucoup, connus personnellement – une œuvre de cœur. « Tous les poètes [rassemblés ici] disent avec humanité leur besoin de justice. Sans haine ni violence. Parfois avec humour. Ou plutôt, avec ironie et dérision. Ils revendiquent une vie simple, presque ordinaire, sans guerre, ni occupation. Avoir le droit de vivre libre, en paix, parmi les siens, sur sa propre terre. Ils ont choisi, malgré le poids de la tragédie et la violence du désespoir, la parole poétique pour dire leur être. Le poème est un acte de civilisation. Leur vérité est universelle, généreuse, fraternelle. Tant de souffrance fait écrire à leur poème le besoin d’amour, de beauté. Ils écrivent l’attention au monde, sa réalité insoutenable, rêvent d’un monde possible, à construire comme une utopie commune, sans arrogance ni mensonge. » (Propos liminaires de l’auteur). Notons que Tahar Bekri a publié en 2010 un recueil de poèmes intitulé Salam Gaza, Ed. Elyzad (Diffusion CERES Tunis), dont un extrait peut être lu sur sa page Facebook. Abdellatif Laâbi (n. 1942), le renommé poète et écrivain marocain, militant politique exilé en France en 1985, auteur primé d’une œuvre prolifique, écrite en français (poésie, romans, théâtre, essais), traducteur notamment de Mahmoud Darwich et de Samih al-Qassim, a composé dès 1970 une première Anthologie de la poésie palestinienne de combat, suivie vingt ans plus tard de La poésie palestinienne contemporaine, rééditée en 2002. Cette
récente anthologie réunit treize poétesses et treize poètes nés entre 1974 et
1998, actifs aussi bien à Jérusalem, à Gaza et à Ramallah qu’aux quatre coins
du globe, de la Jordanie au Canada, en passant par la France, l’Allemagne,
l’Italie, la Turquie et l’Islande. « Aucun
d’eux ne parle au nom de l’entité que nous avons évoquée plus haut
[Palestine], ou de la communauté qui y vit ou s’en réclame. Nous n’entendons
que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent
dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs
cauchemars (bien nombreux, ces derniers !) De ce fait, le particulier sur lequel ils concentrent leur attention aiguisée, qu’ils traitent assez souvent avec un humour noir, très noir, mâtiné d’humour british (définition que nous pouvons traiter d’humour palestinien), ce particulier acquiert presque naturellement une dimension universelle. Jamais auparavant nous n’avions eu, venant de l’aire culturelle à laquelle ils appartiennent, une poésie s’inscrivant avec autant d’évidence dans ce qui se fait de plus pertinent, de plus percutant en matière de poésie contemporaine. » (Introduction de l’auteur, août 2021) *** Ces deux anthologies parues à distance de presqu’une décennie regroupent toutes les deux des auteurs contemporains, à la carrière éclose au XXIe siècle, dont hélas nous ne pouvons savoir à ce jour combien sont encore en vie. La destruction systématique de la population civile, des élites intellectuelles et artistiques, et des infrastructures y compris culturelles de Gaza, notamment depuis presqu’une année maintenant, rend tragique cette rétrospective. Elle nous révèle, par le biais de ces anthologies, une poésie palestinienne extraordinairement vivante qui se nourrit de ses contrastes : en même temps profondément ancrée dans une identité nationale qui se retrouve aujourd’hui, de plus en plus, les racines antiques et le parcours historique multiculturel qui lui sont propres, et largement épanouie au niveau d’une universalité qui lui semble toute naturelle ; et ce, qu’elle soit écrite sur son propre sol – tant qu’il en subsiste encore, après l’occupation croissante et la dévastation par la guerre – qu’en exil, dans des pays limitrophes ou aux quatre coins du monde, en sa propre langue ou en des langues de différents pays abritant ses diasporas. Une vocation unique qui laisse penser que ce peuple martyrisé dans sa chair et dans son âme a le génie d’une survie miraculeuse, porteuse d’un des plus grands messages humanistes de notre temps. Avant de donner à lire à nos lecteurs quelques poèmes extraits de chacune des anthologies susmentionnées, nous tenons à rappeler que Francopolis a publié en octobre 2004 une rétrospective historique de la poésie palestinienne, à commencer par les années 30, sous la plume de Cécile Guivarch : Poesie Palestinienne (francopolis.net). Voir aussi mes dossiers Mahmoud Darwich (illustré par des œuvres d’artistes palestiniens contemporains) et Refaat Alareer, au numéro de printemps 2024. (D.S.) |
©Mohammed Alhaj, artiste palestinien : La volonté de vivre, 2014 (reproduit du site : threads.net, 2-09-2024) |
Tahar Bekri : Poésie de PalestineNAJWAN DARWISH
Jérusalem
Quand je te quitte je me pétrifie Quand je retourne vers toi je me pétrifie Je te nomme Méduse Je te nomme la sœur aînée de Sodome et Gomorrhe Petits fonts baptismaux qui brûlèrent Rome Les morts fredonnent sur les collines Les insoumis reprochent aux narrateurs leur histoire Et moi je laisse la mer derrière moi et reviens vers toi Je reviens Avec cette petite rivière qui se jette dans ton désespoir J'entends les récitants funéraires les porteurs du linceul et la poussière des consolateurs Je n'ai pas atteint la trentaine et tu m'as enterré de nombreuses fois Chaque fois Je sortais de terre à cause de toi Qu'ils aillent en enfer ceux qui te vénèrent Les vendeurs de souvenirs de ta souffrance Tous ceux qui sont debout avec moi sur la photo Je te nomme Méduse Je te nomme la sœur aînée de Sodome et Gomorrhe Petits fonts baptismaux qui brûlent encore Quand je te quitte je me pétrifie Quand je retourne vers toi je me pétrifie NATHALIE HANDAL
Prophète en Andalousie
Le matin nous aimons, fermons les yeux pour oublier qu'il est tôt. Nous nommons la rue avec cent Jésus dessinés sur le mur. Nous essayons de définir la beauté, ce qui nous dit que nous aurions dû garder les yeux ouverts quand nous le pouvions. Nous entendons des voix à contre vent, regardons la mer, découvrons ce qui est brisé, inventons les règles de la noyade. Nous nous demandons si les villages blancs sont absents quand nous les désirons, si nous sommes des fantômes qui rêvons que nous sommes de chair, si le prophète est enterré dans le chant insupportable de l'esprit. DEEMA SHEHABI
L'été à Bossey (1) (15
ans après sa mort)
1 Quand les débris se dissolvent dans la brise du matin j'arrive à la maison des peupliers bâtards, et mon enfant dit, Dieu habite à l'autre bout de l'éclair... mais ici il n'y a que des ombres, des nuages voûtés, et nous nous penchons pour ouvrir au dernier visiteur nocturne : ma mère sur l'escalier d'albâtre, disant qu'elle a découvert Gaza dans les failles asséchées de la terre. Ses histoires sont des courants qui glissent hors d'elle, glissant comme mon père quand il revient de hâler la montagne derrière lui... la fenêtre de ma chambre est ouverte, la terre empeste un sommeil léger, et il dit, Il n'y a qu'un Dieu. (1) Bossey est un village frontalier près de Genève. (…) 8 Dans l’ombre des rochers, mon enfant et moi, nous contemplons les fleurs pourpres qui galopent vers la statue de la mère protégeant son fils – le visage de la mère se penche et s’ouvre à la douleur qui n’est pas encore manifestée en cet instant. Nous sommes perdus, dis-je, et mon enfant s’envole vers les moineaux, qui glissent sur la montagne. GHASSAN ZAQTANE
Par la force de l'habitude
Le soldat oublié par la troupe dans le jardin La troupe oubliée par la garde-frontières au check-point Le check-point oublié par l'occupant dans l'obscurité L'occupant oublié par le politique dans notre vie Le politique qui était un soldat dans l'occupation Le char Mircava oublié par l'armée à l'école L'armée oubliée par la guerre en ville La guerre oubliée par le Général dans la chambre Le Général oublié par la paix dans notre sommeil La paix qui guidait le Mircava... Ils tirent encore sur nos têtes Sans ordres Comme ça Par la force de l'habitude |
Abdellatif Laâbi : Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’huiRAJAA GHANIMM’en allant à la batailleDes soldats aux visages fatigués des remugles de sueur de boue et de poudre Ce froid épais ne m’effraie guère et cette bataille sans fin ne veut pas dire grand-chose pour moi Tout ce qui me préoccupe ce sont les fleurs du printemps Vont-elles être étouffées par les relents de poudre et la vulgarité des soldats ? Je n’ai pas peur de la mort Je sais que tu viendras recueillir mes restes Les morceaux de ma chair fraîche seront enfin entre tes mains la chair du corps qui a longtemps désiré que ces mains s’étendent vers lui pour le toucher ne serait-ce qu’une fois NAJWAN DARWISH
PhobieIls vont m’expulser de la ville avant la tombée de la nuit Je n’ai pas payé la facture de l’air, disent-ils, ni celle de l’électricité Ils vont m’expulser de la ville car j’ai failli de même avec le soleil et les nuages Ils vont m’expulser de la ville avant le lever du soleil car je n’ai pas arrêté de dénigré la nuit et n’ai pas adressé de louanges aux étoiles Ils m’expulseront de la ville avant que je ne me détache de l’utérus car pendant sept mois je n’ai pas cessé de guetter l’existence et d’écrire des poèmes Ils vont m’expulser de l’existence car j’ai un faible pour le néant et ils vont m’expulser du néant car j’ai un rapport ambigu avec l’existence Ils vont m’expulser de l’existence et du néant car je suis le rejeton de l’évolution Ils vont m’expulser MAYA ABU AL-HAYYATQu’arrivera-t-il si ?Chaque sortie de la maison est une tentative de suicide Chaque retour l’aveu d’un échec Et moi j’ai peur de ne pas pouvoir y retourner J’ai peur de l’explosion des pneus brûlés des tocades des soldats J’ai peur de l’extrémisme des adolescents de la distraction des conducteurs de camion et de trouver ce que je suis sortie chercher Je veux rentrer entière à la maison mais je laisse des miettes de pain sur le chemin et ainsi je peux continuer à sortir et rentrer jusqu’à ce que les oiseaux mangent entièrement mon pain AMINA ABU SAFATLa peur m’a tout appris : m’acquitter de mes devoirs élever la voix parler peu ou trop faire des provisions recoudre les habits me fortifier le corps me méfier des routes et des étrangers L’amour quant à lui ne m’a appris qu’à enfanter la peur au ventre puis parler de façon brillante de tout ce qui précède YAHYA ACHOURUne bibliothèque à la porte ouverteSeul comme si j’étais le premier des solitaires comme si j’en étais le dernier Seul comme un dormant espérant la mort et qui ne meurt pas Que ne suis-je une dalle sur le sol une pierre dans le mur ! |
Deux anthologies de
poésie palestinienne
Dana Shishmanian
Francopolis- Automne
2024
Créé le 1 mars 2002