GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010

Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture. etc

Ce mois...  mars 2015

  Libre parole à… Claude Sterlin Rozema    PARTIE I

« AYITI : CINQ ANS APRES LE SEISME, QUELLE ISSUE… »
      ‘Le séisme a tout changé en moi…’ ¸




Ma feue mère me disait souvent, durant ma prime adolescence : « Il faut une raison de vivre », et voilà qu’en quelques secondes, face à la brusque mort qui s’était manifestée devant moi, j’ai pensé : « Il faut aussi une raison de mourir ». Bien plus, s’il est  une obligation de vivre sa vie avec tout son cœur, ses espoirs les plus chers, il est identiquement obligatoire de vivre sa mort, c’est-à-dire la voir arriver non comme un vain aboutissement, dépourvu d’émotions, mais comme une réalité qu’on admet avec austérité, parce qu’en déchirant le manteau nuiteux de la crainte, elle nous plonge dans les carcans qui nous ligotent au passé. 

Tourmenté depuis trois mois par la relecture du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage rarissime sur le marché du livre haïtien, l’idée m’était venue de faire allusion à la réalité lugubre que vivaient, jusqu’à cette date de réflexion, bon nombre de mortels de mon pays. J’aimerais dire comme cet éminent auteur du XVIIIème siècle :
« Ma naissance fut le premier de mes malheurs ».

Bref, il faut vivre. C’est la raison qui gouverne le monde. Dans cette optique, deux revendications sont privilégiées pour accomplir la tâche imposée parfois à l’être humain pour survivre : « avoir un idéal », ensuite une « raison de vivre ». Je ne parviens pas, jusqu’à la maturité de mon âge, à interpréter complètement mon entourage. Il est vrai de dire que la vie en société est faite en partie de duplicité, mais sous la voûte d’Ayiti Thomas, cette mentalité est vieillotte par des postures initiatrices de déstabilisation, là où l’idéal et la raison de vivre ne s’édifieraient pas aisément.

La Déclaration des Droits de l’Homme stipule en son article premier : « Les hommes naissent libres et égaux en droits». Que la vie serait magnifique et bien structurée, si cet article était adopté, comme il vaudrait de l’être !  Je n’entends faire de leçon à personne. Ma naissance : le premier de mes malheurs et ma jeunesse, avec le séisme du 12 janvier 2010 : un big-bang qui m’habitait et a tout changé en moi, deux tranches d’âge que j’ai entièrement vécues entre peurs et pleurs.

Rousseau fut, selon moi, un naïf en pensant à la mise en place d’une société juste.  J’irais même plus loin, me demandant s’il n’avait pas perdu son temps en rédigeant le « Contrat Social »,  en essayant d’analyser en profondeur les choses qui se passaient dans mon pays, voire dans ce monde ambigu qu’est la TERRE.

La crise de la démocratie occidentale, à la fin du XXème siècle, n’est plus confidentielle pour personne. Elle devient un spectre de dictature qui espionne les pays mondialisés, un nouveau contour de subordination issue de l’insouciance des habitants eux-mêmes pour la théorique égalitariste. Vidée raisonnablement de sa contenance, elle ne serait plus qu’une comédie de simulacres, en train d’expirer faute d’honnêtes combattants. L’issue à la crise ne peut se repérer que dans un réinvestissement de l’idéal démocratique par l’unité de la communauté. Un renforcement de la citoyenneté, comme concept philosophique et opératoire, est obligatoire alors que la dialectique inégalitaire du capitalisme mondialisé confisque à la grande foule des individus leur verbe et la maîtrise de leur sort.

(
12 janvier 2010 - temblement de terre)

Bien de mes compatriotes ont vécu collectivement l’hécatombe du 12 janvier qui s’amarrait au plus profond de leur être, mais pour n'importe qui, en soixante secondes, c’était une expérience indissociable en connexion intime avec soi-même et avec la vie. Ce tremblement de terre / moral / physique, a secoué violemment la Capitale du pays et semé la panique au sein d’une population qui n’en croyait plus ses yeux, à la fin. Des foules terrorisées ont déferlé dans les rues, sans savoir ce qu’elles fuyaient ni où elles allaient. Plus tard, sortir sous un champ de décombres, passer entre les griffes de la mort, était une autre expérience qui, malgré la vie sauve, m’a laissé un goût âcre, une panique contre laquelle je lutte encore. Personne ne peut vaticiner où la mort l’attend, mais, pour le miraculé que je suis, cependant, l’occasion m’est propice de tâter du petit doigt la tendreté de ma destinée tellurique et de faire le point sur les valeurs qui ont régenté ma vie traumatisée sur ce bout d’île de la Caraïbe devenant concrètement, depuis plus d’un siècle, l’arrière-cour des Etats-Unis d’Amérique.

Quand, avec un léger recul, encore tant comprimé par les douleurs physiques et psychiques, j’ai discerné en cet après-midi, sous le firmament terne de Port-au-Prince, des milliers de jeunes cadres, d’hommes et de femmes, d’universitaires, d’entrepreneurs, d’écoliers, d’ouvriers, d’enfants, d’animaux découpés en morceaux sur les trottoirs des rues et ruelles changées en amas de chairs, d’autres encore en vie, à plat ventre, rampant, suant dans la boue des eaux courantes de la ville, demandant de l’aide, j’ai essayé d’appréhender ces instants qui furent peut-être les plus durs de ma vie, parce que cette perturbation m’a clairement tourmenté. Ayiti, mon terroir originel, s’est noyée plus que jamais dans un temps plutôt anxieux où les minutes de sérénité ont renouvelé des suspens, des anxiétés et des alarmes.

Hélas ! En cette fin d’après-midi qui a bouleversé ma vie et m’a fait réitérer des épreuves superfétatoires et dérisoires, des lamentations incommodantes et pernicieuses, des cris dans ma tête, des morts sous mes yeux, la mort était là devant moi. Elle vadrouillait, sournoise et assurée de son couronnement, et moi ayant presque perdu ma lucidité, je ne pouvais rien pour la fuir. Tout était chaotique, tourbillonnaire. Je me retrouvais bizarre, après la brusque disparition de ma famille, de quelques collègues, au milieu d’une rue délabrée, bras ballants, livré à n’importe quels éléments en furie et sans points de repère, en face de toute une escorte d’irrationnels. Pas de désespoir, mais j’étais quand même bourré d’inquiétude ronflante et de révolte devant l’impuissance de me fixer à un lieu sûr qui aurait pu me donner la force de trotter en avant. En pensant à mon enfance, je me restais figé, incapable de réagir. Réagir pour ne pas me déposséder mais tout en restant réaliste. L’une de mes premières réflexions était de franchir le « mur  invisible», quitter la terre de ma souffrance (si à ce moment j’en avais la possibilité) et partir vers le large où m’attendrait l’air et la magie tonifiante des espaces exotiques. J’essayais de combiner mes raisonnements pour voir comment j’aurais pu reconstituer le puzzle du patriotisme qui se dissipait. J’étais, sans le vouloir, comme une bête traquée à la merci de ce chamboulement majeur en murmurant : « Ô terre qui ne cesse de s’immobiliser dans les goudrons de la pauvreté ! Ô terre qui fredonne  plaintivement l’air des damnés solitaires ! Ô Ayiti, terre souche  désorganisée par tant de factices ! »

Quelques minutes après, je me remémorais mes émotions dans une sorte de dépression complète. Et subitement, un cri me hélait à la réalité, m’incitait à prendre le cap. Je virevoltais avec les yeux toujours rougis par la poussière et j’apercevais un ami qui s’avançait au loin avec un bras amputé, un autre inconnu, paraissait, une femme avec le visage baigné de sang, son crâne était défoncé. Mais hélas ! Ces victimes n’ont pas survécu dans les trentaines de minutes qui allaient se suivre. Ce n’était pas tout, une cohorte de rescapés gravement blessés s’approchaient en pas chancelants. J’observais autour de moi le scénario, encore tout abasourdi, et je demandais inconsciemment: « Est-ce un film d’horreur ? Ma compagne et une enfant que j’ai laissées à la maison, sont-elles encore en vie ? Ma grand-mère qui n’est pas tout à fait énergique ? » Deux informations me parvenaient, coup sur coup, ma tête se mettait à virer comme si j’avais reçu un coup de massue en pleine tempe et, mes deux mains pleines de sang sur le visage, j’éclatais en sanglots. Ma tête tournait comme un manège actionné par le souffle de la mort. Tout s’écroulait autour de moi. Quatre de mes amis qui étaient rentrés à Port-au-Prince pour un séminaire étaient aplatis à l’intérieur d’une auberge où ils étaient logés pendant la matinée. Je les ai à peine laissés pour me rendre à une superette qui n’était pas trop loin. En quelques minutes, Port-au-Prince, béton-ville et bidon-ville, me semblait subir les mêmes bombardements qu’Hiroshima et Nagasaki. C’est le béton qui a causé le plus de morts. Des parades de victimes défilaient hâtivement comme sur une pellicule en accéléré. « Port-au-Prince est réduit à néant. Pas d’espoir pour le reste du pays… » lançait  une femme complètement affolée. Cette phrase dans ma tête avait tinté comme un clairon de cavalerie, parce que je savais que Port-au-Prince représentait tout pour le reste du pays. « Si Port-au-Prince une fois dévasté, les provinces seront touchées gravement…» me disais-je. Tout est centralisé à cette Capitale - l’exode rural - ayant à elle seule plus de trois millions d’habitants d’une population frôlant les huit millions.

Trois jours plus tard… je me réfugiais dans les parages du Champ-de-Mars où j’avais tant de gêne à sommeiller paisiblement à la belle étoile, non seulement la nuit était chaude et j’ai aussi appris que la résidence d’une de mes tantes s’écroulait, après une sale réplique effectuée quelques heures avant. J’ai essayé toutefois d’accepter l’inévitable, de calmer l’effroi qui me côtoyait incessamment. Tous les « radio-djols » journaliers ont véhiculé plus d’interrogations que de réponses – mais ils avaient quand même raison parce que même les experts ne pouvaient rien encore assurer - plus de contingences que d’espérance. La Capitale entière était privée d’électricité et d’eau, point de communication entre proches, les magasins par terre, les écoles détruites ou gravement endommagées, des centaines de milliers de personnes privées de leur foyer, d’énormes difficultés pour charger son téléphone portable et acheter un ou deux sachets d’eau. Les prix grimpaient à chaque minute qui s’écoulait. Ce fut une révolution, dans certains endroits, axée sur le « chacun pour soi ».

Six jours plus tard! Port-au-Prince s’était de plus en plus converti en fosses communes – une sorte de maquette d’un cimetière ambulant. Des dépouilles amassées les unes sur les autres dégageaient des relents pestilentiels. Défaut de cache-nez en circulation. Parfois une odeur puante charriée par le vent faisait geindre les passants qui, par un geste rapide de la main, bouchaient leur nez, d’autres fois, certains tiraient la manche de leur chemise ou leur corsage pour apaiser l’envie de vomir. 

A cet instant, j’aurais plutôt aimé la vie, ô comme au temps de mon enfance un peu pénible, sur le Bicentenaire, durant les vacances d’été, où je contemplais la mer dans son éclat radieux, pendant que les goélands chantonnaient la vie au grand air de liberté, et aussi dans leurs égarements brusques, quand ils ensemençaient l’inquiétude dans des bruits passifs, écœurants mais suaves à la fois, car toujours la placidité et la lumière revenaient pour chanter la vie, pour accorder au rêve encore plus d’espoir et de beauté. 

A chaque rumeur, je faisais un saut dans le passé pour regarder cette enfance où j’ai vécu de nombreux jours pleins d’espoir. Je repensais aussi à cette période ténébreuse des années quatre-vingt-six où la misère, la souffrance soufflaient sur ma famille, le chaos dandinait sur mon pays. D’autres instants me traversaient, ces temps où j’ai aussi goûté à des matins de promesses baignés dans la lumière rayonnante des jours tout neufs, qui me faisaient oublier l’âpreté de la vie.

Treize  jours !  La mort présentait toujours sa physionomie austère et affreuse....


à suivre le mois prochain...


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CLaude Sterlin Rozema a accepté de venir nous parler un peu plus de lui-même l'avant et l'après du terrible tremblement de terre... "ce séisme a tout changé en moi..."


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         pour Gueule de mots mars 2015 
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