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L’écrature ! - Poésie du Cameroun - Vue du Marco - Vue d'Haïtu... et plus

VUE  HAÏTI

YVES PATRICK AUGUSTIN

Les poèmes que nous publions ici nous rappellent, sous la plume d’Yves Patrick Augustin, que cinq ans après la catastrophe du 12 janvier 2010 qui a frappé Haïti, cette île héroïque et meurtrie par l’histoire comme par la nature n’a toujours pas trouvé la paix et la sérénité auxquelles son âme aspire, pour épanouir ses vertus. Mais « ses poètes sont légions1 », comme le proclamait Ernest Papin dans un fameux poème… ainsi que ses peintres, ses chanteurs, ses artistes.

Donnons la parole, parmi les poètes, à l’un des plus talentueux de sa génération. Son chant d’amour devrait guérir les plaies béantes de sa terre…
Et illustrons cette parole de quelques images surprises à l’exposition
- « Haïti. Deux siècles de création artistique » -  
à voir absolument au Grand Palais, Paris (jusqu’au 15 février 2015).



Jean-Ulrick Désert :
Constellations de la déesse / Ciel au dessus de Port-au-Prince,
Haïti, le 12 janvier 2010.
Velours sur polystyrène, métal. 300 cm x 300

Yves Patrick Augustin


À ma terre

Souviens-toi de ce temps qui jamais ne reviendra,
Du temps de notre amour sans ombre…
Dans la nuit de mon histoire, tu étais l’Étoile
Qui guidait l’errance de mes pas,
La Terre Promise à toutes mes souffrances de déraciné.

À chaque cycle de mon sommeil, tu restais éveillée
Pour m’arracher des cauchemars,
Me berçant avec l’offrande de ton chant.
Tu m’as donné tes larmes, rosée sur mes blessures,

Tu m’as enseigné la métaphore et le secret de la création
Dans le lyrisme de tes sanglots.
Moi,
J’ai apaisé ta soif avec ma sueur, avec mon sang,
Je t’ai comblée avec la démesure de ma passion,
Je me suis abandonné à tes étreintes
Comme la mer se livre à la fureur des vents,
J’ai franchi les vagues de ton corps
Pour sombrer sur les rivages de l’ivresse.
Nous nous sommes aimés plus loin
Que la source de la lumière.
Nous étions deux cris pour un seul cœur...

Souviens-toi de nos délires et de nos rires,
De ton souffle désespéré sur mes chagrins
Quand les colombes fuyaient l’obscurité
Des temps abjects de la tyrannie…
Souviens-toi de nos joies sans limite
Au seuil des jours de renaissance…

Pourquoi as-tu emporté notre histoire dans ton délire
Et effacé  les vestiges de notre amour dans la brisure des corps ?
Pourquoi as-tu caché la pierre de l’adieu,
Nous privant du réconfort du deuil ?
Pourquoi as-tu jeté nos vies dans la nuit profonde du malheur,
Pourquoi?  Pourquoi ?

La tristesse traverse ma blessure
Comme une lame.
La colère n’est pas ta nature,
La folie n’est pas ton langage,
L’absurde n’est pas ton horizon,
Dis-moi,
Pourquoi t’es-tu changée en gouffre ?
Nos aveux, étaient-ils des paroles passagères,
Des étoiles filantes en route vers l’oubli ?
Qu’as-tu fait de nos légendes anciennes,
Toi, femme unique de ma poésie ?
Je ne me retrouve plus en toi.
Pourquoi ?

Pourtant, j’appartiens au peuple que tu as enfanté,
Qui a forgé la résistance avec sa chair broyée
Depuis les côtes de Gorée.
Ensemble nous avons écrit la conquête de la liberté :
Toi et moi, nous sommes créés pour l’épopée.
Pourquoi ?

Aujourd’hui, mon langage est le manifeste
De tous ceux qui sommeillent
Dans les failles de ton corps :
Pourquoi as-tu rayé nos chansons du manuscrit du rêve,
Privé nos yeux de lumière,
Fragmenté l’âme de ceux qui t’ont aimée jusqu’à l’épuisement ?
Où as-tu caché l’innocence de nos enfants ?
Pourquoi as-tu figé nos songes dans le marbre ?
Qu’as-tu fait des gouverneurs de la rosée,
De ceux qui attendent le paradis après des siècles d’exil ?
Qu’as-tu fait du chant des hirondelles ?
Dis-moi, qu’advient-il de l’avenir
Lorsque la vie saigne à même le souvenir ?
Les colombes de la mémoire, emporteront-ils dans leur vol
Le cœur des jeunes martyrs pour nous guider vers l’enfance ?
Notre vie, sera-t-elle continuellement exil vers la douleur ?

Ma souffrance est plus vaste que la nuit,
Donne-moi l’insouciance des jours sans revers,
Donne-moi la joie que tu m’as ravie :
Je veux retrouver ton corps d’autrefois,
Sans fêlure contre mon corps…

Ressuscite en moi ce peuple qui hurle à chaque frisson
De tes lèvres, 
Qu’il soit plus grand que la douleur que tu lui as infligée.
Fais-moi une place dans ta mémoire,
Enseigne-moi la liberté perdue dans les décombres,
Efface les traces de sang sur mes mots,
Habille-moi de ta vaillance,
Conduis-moi vers l’éternité du songe,
Et guéris-moi de la blessure de la déprime.
Sois l’envers de ma tristesse.
Invente une vie nouvelle pour ton peuple,
Donne-lui cette part de toi qui n’est ni signe, ni mirage,
Change nos sanglots en brise,
Mets sur nos lèvres la joie inaugurale de l’aube
Et le récitatif de l’espoir,
Car le chant est résurrection.

Ma terre,
Enfonce mon poème dans les cicatrices de ta chair,
Mon langage t’appartient
Comme j’appartiens à ton histoire…
J’ai besoin de ta tendresse,
Du battement d’ailes de tes oiseaux
Et du rire de mes enfants pour réapprendre à vivre :
Je veux te retrouver sereine comme au temps mythique
De notre amour sans ombre…

**

Cinq ans après l’horreur

Que nous reste-t-il de parole pour décrire l’indicible?

Nos rêves continuent de s’effondrer comme des tours,
Les morts nous visitent à chaque carrefour du chagrin,
Des corps, partout des corps gisent dans nos mémoires,
Dans nos silences,
Dans nos cauchemars…
Des corps,
Partout des corps dans nos blessures
Et dans l’absence.

Cinq ans après l’horreur,
Nous poursuivons notre marche
Dans le long tunnel de la souffrance,
Nous efforçant de reconstruire la vie
Sur les ruines du passé 
Avec la légende de nos chants
Et la folie de notre obstination.

Cinq ans après l’horreur,
Nos pas s’égarent dans les failles de la terre
Comme dans l’interminable nuit du chaos
Pour que le silence des trois-cents mille disparus
Devienne le cri éternel de la victoire sur la mort.

Cinq ans après l’horreur,
Le vent du malheur est un chien en détresse
Qui aboie sur l’île fissurée.

Cinq ans après l’horreur,
Il nous manque toujours une dernière prière
Pour le sommeil des petits anges de la pleine lune,
Le baiser des adieux avant l’éternité de la solitude
Et un bouquet de roses pour la mémoire de la terre.

Cinq ans après l’horreur,
Chaque être est un fragment de la vie
Qu’il porte en lui
Chaque ombre,
La tristesse d’un soir de douze janvier.

Pourtant,
Malgré les cris, les larmes, les sanglots et le deuil,
Nous célébrons chaque jour le miracle de l’existence
Avec nos chants qui donnent à nos tourments
La sonorité d’une espérance nouvelle
Et nos danses qui réinventent l’avènement du printemps ;
Nous échangeons les symboles de la joie avec les hirondelles 
Qui jaillissent du cœur béant de l’île
À chaque aube, tel un poème.
Car, la vie est incomplète sans l’éclat de nos voix
Et la cadence exaltée de nos corps qui miment la frénésie
De la mer dans la tempête :
Indomptable est notre âme au plus profond du malheur.
Notre histoire est écrite dans la lumière des étoiles :
Nous sommes les pionniers de la marche de l’espoir,
Les veilleurs d’une liberté nouvelle.

La terre du rêve nous appartient,
Comme la tradition de la joie après l’éternité des sanglots.

Cinq ans après,
La lune fleurit au-dessus de mon île
Comme au temps lointain des rires ;
Cinq ans après,
Les yeux d’enfants brillent avec l’éclat du soleil
Et le soleil est une promesse qui jamais ne s’éteint.

©Yves Patrick Augustin, poèmes inédits, 12 janvier 2015


Yves Patrick Augustin,

poète d’origine haïtienne vivant au Canada, est l’auteur de huit recueils de poésie. Membre de la Société des Poètes Français, de la Société littéraire de Laval, de la Fondation québécoise du loisir littéraire et de la revue Carquois, il est lauréat du Concours International de Poésie Écritout 2008 et finaliste du concours Max-Pol Fouchet 2011.

- Voir sa page d’auteur aux éditions de l’Harmattan.
- Présence à Francopolis : sélection de mai 2012

recherche Dana Shishmanian
Francopolis février 2015

N.B.
Francopolis a une pensée spéciale pour tous les poètes haïtiens et son courageux peuple, en cette année 2015, (5 ans après le tremblement de terre en Haïti qui a fait près de 200,000 morts) et souhaite que l'entr'aide des autres pays continue sa mission avec eux.
- Il reste tant à faire
-
- Voir les ratés et l'espoir de la reconstruction :
Radio-Canada

Présence des auteurs haïtiens chez Francopolis

- Coup de coeur - et Libre Parole de  C. Sterlin Rozema, février 2015
- Coup de coeur - C. Sterlin Rozema, janvier 2015
- Aux disparus de Lampedusa en novembre 2013.
- Spécial auteurs haïtiens, mai 2012
- Spécial Haïti - Tremblement de terre 2010
-
Vue sur Haïti : Camille Loty Malebranche  (2010)