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Voyage en Haïti, présentation des recueils des auteurs haïtiens
(Yves Patrick Augustin - Jean-Robert Léonidas - Fabian Charles - Thélyson Orélien - Pierre Moïse Célestin)
présentés par Dana Shishmanian et Arnaud Delcorte

Yves Patrick AUGUSTIN
Mon île est une absente…
L’Harmattan, Paris, 2012


La poésie d’Yves Patrick Augustin a la beauté tragique des amours inachevées, à la mesure de la douleur de son île qu’il porte en lui, telle une fiancée perdue, dont la silhouette lointaine et proche à la fois, fantomatique, inatteignable, découpe son contour dans la mémoire d’un éternel exilé.

« … te voici ce soir, fantôme dans ma chambre
Où le vide a la couleur de ton absence. (…)
Dis-moi, quand l’étoile de tes yeux brillera-t-elle au plafond
De cette cellule nue ? Quand pécherai-je
Les coquillages de tes lèvres dans le creux de mon oreiller ?
(…) L’oubli, mettra-t-il en veilleuse

La virginité de ton ombre qui décline entre mes doigts ? » (La saison triste d’exil)

Une poétique de la séparation, de l’absence, dans la veine des grands romantiques, où la femme-terre, la femme-île, la femme-mère, la femme-mort, l’amante, devient figure emblématique d’une recherche de soi, aux confins de la métaphysique. Car paradoxalement cette déchirure est porteuse de résurrection, cette absence prête des yeux, cette ombre enfuie telle Eurydice aux enfers envoie de la clarté sur un monde dévasté, et guide le poète,
« plus seul que la lune / dans l’immensité du ciel », « plus seul que ma lampe qui défie l’obscurité » : « Je suis le pèlerin de ton ombre. » 


« Je me suis éloigné de l’obscurité
Avec la lanterne de tes yeux dans mes souvenirs.
Seule, tu éclaires toute une ville avec la clarté de tes regards

En prisme de lune dans le noir.
De rue en rue, je marche avec le lustre de tes prunelles
Pour que le jour soit jour, pour que mes pas
Ne s’éloignent pas de ton ombre… (…)
Ô ma source plus vaste que ma soif,
Reste encore un peu… (…)
Donne-moi cette clarté de résurrection pour que
Nos ombres s’allongent sur la terre qui bouge,
Pour que l’espoir renaisse du souffle qui s’éteint. » (Une heure de ta lumière)

Une transfiguration que le chantre, comme en proie à une soif inextinguible, écrit et réécrit, avec le rythme vallonné et le souffle des larges gestes qui caractérisent les complaintes et les psaumes, et la luxuriance des images d’une cantique des cantiques.
Car l’écriture est elle-même une voie.

« Y a-t-il un sentier qui mène vers l’oasis de ton corps
Quand l’étendue de ma soif est plus vaste qu’un désert ? » (Dans l’infini de ma quête)
« Mon oasis est l’amphore qui coule
À l’extrême de tes seins.
Mourrais-je sans me désaltérer de toi,
Sans entrer dans la terre promise de ton langage ? » (J’ai soif)

On s’abreuve à notre tour à ce flot généreux, aussi bien dans la douleur que dans la beauté qu’il répand.

par Dana Shishmanian


Jean-Robert LEONIDAS
Rythmique incandescente
Riveneuve Éditions, décembre 2011



Ce livre évoque par nombre de ses caractéristiques, dont avant tout, le titre, un recueil de poèmes ; et en effet un filon poétique puissant et sensible le traverse comme une lame de fond.
Mais c’est une poésie qui fend, qui contorsionne, qui déforme et met en cachette, comme en posant des charades pour aiguiser l’esprit d’un chercheur de trésors, beaucoup d’autres choses, dont pêle-mêle : des histoires, sombres, cruelles, voire tragiques (pas évidentes à deviner  – Besoin d’impression, Lumière, La rue, Aventure), des virées politiques, sociologiques, voire philosophiques (sans emphase aucune, au détour d’une pensée fugace et sur un mode familier – Correspondance, Psychose, Découverte, Conversation d’hiver, Interculturel), des souvenirs personnels (plongeant dans l’inconscient collectif – Atterrir, Le masque, Le rayon vert), des confessions (d’un « il = je » anonyme, fondu dans l’éternel humain – Décision, Voie d’eau), des dialogues et des jeux sémantiques (au travers d’images, de mots et de découpes de phrases qui vous déboussolent – Lieu), des croquis en eau-forte alternant à des toiles en couleurs vives imbues de fragrances de fruits et de fleurs exotiques (empreintes d’un jardin secret – Recette, Nourritures, Canard, Hulahoop, Tendresse), des pensées sur la guerre, la paix, la mort, la vie, le désespoir, l’amour, parfois d’un humour décapant (qu’on dirait d’un vieux sage de la montagne observant, sans prétention de vouloir raisonner, les hommes devenus fous qui vivent dans les villes, en réinventant les arts et métiers  – Le patin des mots, Géométrie, Récidive, Coup de pinceau, Ombre).

Il y a partout un langage second qui prend constamment le dessus, une réflexion au 2ème, 3ème degré, voire plus, comme dans une série indéfinie de miroirs. Des références culturelles directes ou discrètement suggérées, comme des épices venues de tous les continents, viennent se mêler dans ces textes, avec une grande liberté d’inspiration, en faisant glisser les frontières des genres, jusqu’à faire perdre pied au lecteur. On n’est pas dans l’essai, dans l’esquisse dramatique, dans la nouvelle, dans le pamphlet, dans la prose poétique, dans le poème, dans le scénario cinématographique ; on est dans l’écriture, tout court. Et cela foisonne, grouille, émane, chante, brille de toutes les couleurs, fait raisonner tous les instruments, fait danser tant l’intellect que le cœur et les sens. Une écriture subtile, souple, ironique, musicale, qui progresse avec une précision de scalpel, qui glisse avec naturel entre les plans coupés les plus vertigineux d’une pensée de grande acuité, tout en épousant les méandres d’une sensibilité éduquée aux livres autant qu’aux sensuelles beautés et douleurs de ce monde.

Chaque texte est une merveille qui s’ouvre, se dévoile, vous emporte sur des trajectoires insoupçonnées qui se dévoient à chaque nouveau virage, et, prenant appui dans quelque polysémie surprise sur le vif, vous amène sur un plateau inconnu, devant une perspective inattendue. Chaque texte vous pousse à le relire encore et encore pour en saisir le secret, et ainsi, lui découvrir de nouveaux angles de sens. En donner quelques exemples, sans citer des textes en entier, est une gageure, mais cela mérite l’effort : le lecteur trouvera dans ces extraits autant d’incitations à lire l’ensemble de ce volume d’exception, qui place Jean-Robert Leonidas dans le rang des grandes plumes de la littérature francophone contemporaine.

« Sans domicile fixe, on déambule, la tête pleine d’idées. Le bec, les ongles et les cheveux poussent démesurément sous l’emprise des livres qui veulent s’écrire. » (p. 10).
« Il n’y a que les langues qu’on habite et leurs mots pour voyager dessus. » (p. 17)
« Les valises, elles sont les ersatz de son corps. De son âme. Mortes, les valises. Ainsi s’engage-t-il sur la route de l’immortalité. » (p. 19)
«  Un saxophone maladroit jette des notes désagréables sur le tympan des nénuphars. Ceux-ci, plantés dans un lac de pleurs, se bouchent les oreilles. » (p. 21)
« La langue : le lieu du verbe qui s’acharne à se faire chair, depuis la nuit des temps, depuis l’époque où la lettre « s » rêvait de devenir accent circonflexe… » (p. 27)
« Il n’y a pas plus branché que le mélange des genres. Fox-trot et salsa, boléro et lambada, twist et contredanse. Riche est la vivacité des autres quand elle est ajoutée à sa propre crise jubilante. Exquise la cueillette faite dans le feuillage voisin. » (p. 33)
« Les poètes (…) sont des demi-diables haïssables et beaux, aux orteils sulfureux, ayant les pieds à moitié brûlés par l’enfer de la terre, le nez enchifrené dans un cosmos pollué où il neige des poèmes. Ils savent aller dans le parterre des astres, la nuit, en une impossible mission de monte-en-l’air, couper la tête aux anges pour usurper une lampe… » (p. 41)
« Mais un vieux accordéoniste depuis quelque temps ne touche plus à son instrument. Il a peur de l’étirer. L’aller est possible. Le retour n’est pas garanti. » (p. 45)
« Tout village moderne est une toile où domine la technique de la répétition. Une suite d’inimitiés protégées par les clôtures du désamour. » (p. 70)
« L’homme s’observe dans le miroir. (…) Ses yeux ne sont plus le miroir de l’âme mais le miroir de l’autre. (…) Le poète s’accommode d’une cécité partielle. Il s’invente des regards partout sur son chemin, des regards sans yeux, des chansons sans paroles. (…) Il s’enlève les yeux et se forge des ailes. Il adore se désincarner, se décortiquer. Escalader les murs de l’illogisme et de la déraison. (…) Aller, par delà les clôtures, faire le plein de regard, le plein d’avoir, le plein d’être et surtout le plein d’essence.» (pp. 71-72) 
« Ne pas avoir d’ancrage et suivre mot à mot les conseils de Cioran. Se chercher un quartier dans la langue de son choix… Avoir un accroche-plat dans la maison des mots pour accrocher son cœur. Se faire un accroche-cœur aux cheveux de la langue pour y suspendre sa parole qui zézaie ou qui délire. (…) Jeter un sérieux coup d’œil sur soi-même dans le miroir des livres, et les considérer comme de véritables lieux de naissance… (…) Le véritable lieu d’où l’on est, c’est celui que l’on choisit pour mourir. Entretemps, nous sommes de nulle part. » (pp. 121-122)
« Déconstruire la littérature. Comprendre qu’elle est domaine d’adorables brigands, briguant statut de science. Comprendre que le poème est érection fragile. Que chaque phrase est charpente fissurée. » (p. 123)
« Deux cent ans d’isolement et encore des souffles de vie. Cela mérite un prix Nobel de résilience. S’il n’existe pas, il faut bien l’inventer. Le gagnant est tout indiqué. » (p. 125)


par Dana Shishmanian


Fabian CHARLES
Anonymat
L’Harmattan, Paris, 2012


La vie sur mars

« Life on Mars? », David Bowie, 1971

 
« Tout commence par le vide »
Quand on voit débouler ce plutôt grand homme à l’élocution mesurée, voire lente, on ne se doute pas de ce qu’il a dans le ventre. Son origine mélangée n’est pas devinable. Pas plus que son histoire. Il est en transit à Paris comme il pourrait être à Los Angeles ou à Bombay. Il est jeune mais son attitude dément la jeunesse. Ses paroles sont choisies car il ne souhaite pas heurter mais on y sent poindre la résolution. L’homme est calme. Sa fougue il l’écrit.
« Tout commence par le vide »
Entrée du poète en pied de nez à l’Évangile3  dans un texte où « les toiles d’araignées / s’étirent dans des bouteilles d’eau » sous « la main désarmée / d’un dieu / conscience sans parole ». Ses mains à lui sont « blanchies / pour nous rendre l’enfance ». Une entrée en matière qui donne le ton.
Qu’il soit d’Haïti ou de Mars, Fabian Charles est un homme du monde, un homme de son millénaire, homo urbanus qui questionne les frontières et les genres et, à l’inverse de l’image  polie, lumineuse et consciencieusement marketée du « métrosexuel 5»  qu’on a essayé de nous vendre à défaut d’autre chose, son questionnement est pétri de douleur, d’inquiétude et d’incertitude. Il ne renie pas à l’homme et à la femme moderne leur part d’ombre, leur profondeur. À sa manière détournée, il questionne l’homme qu’il est, et l’humain, non vraiment en creusant l’histoire mais en puisant au présent et à cette courte traîne de souvenirs qui brille derrière lui (Nous ne sommes plus à la page 68 / ni 86 / ni aux temps des printemps arabes / ici nous ne connaissons qu’une saison).

Il y a du dandy en lui, il le sait et il le revendique (Artiste=Dandy), toujours cherchant le juste équilibre entre superficialité et profondeur (on m’a donné nom de poète / pour que je perde tout nom de plume), entre honnêteté et exhibitionnisme, voyeurisme et gravité. Un jeune homme qui prétend qu’il «rêve d’être un adulte / pour déshabiller les écolières ». À l’intérieur du poème, Fabian Charles joue consciemment avec son image comme le chat avec la souris. Il s’expose sans se montrer, révèle sans se révéler. Souvent même il brouille les cartes, peut-être pour préserver un certain anonymat. Peut-être, poète dépersonnalisé, garçon-miroir, pour nous renvoyer nos images, notre image, ou nous faire voir comme la Pythie. Il nous dit d’ailleurs qu’il est né « avec une coiffe ». À nous donc de savoir lire entre les lignes.

Derrière cet « Anonymat », Fabian Charles joue de symboles, religieux ou profanes, et de fétiches. L’un d’eux est cette pomme d’Adam, indice de notre masculinité qu’il fait se « bloquer dans notre gorge / pour permettre de crier plus fort », jouet d’une Ève qui comme dans le tableau de Magritte peut masquer la forêt, à moins que ce soit l’inverse, Ève cherchant l’anonymat dans la luxuriance (ton clitoris / envahit les chênes), sur le sexe de laquelle il voudrait « coudre un nuage ». Et qui est vraiment cette Ève, femme-mystère ou mystère de la femme s’invitant dans bien des poèmes ? Figure de la Bible ou du Vodou ; Erzulie Freda, l’amoureuse tendre, ou Erzulie Dantor, la passionaria ? Femme à la fois amante, siège de la gestation et médium de l’osmose entre les sexes. Femme-jumelle et sempiternel objet d’interrogation avec qui il transgresse les frontières dans une esthétique de l’ambiguïté qui peut rappeler Genet, jusque dans l’artifice (mon pantalon / s’est mouillé dans mes menstruations ; je me suis fait poétesse matérialiste).

mes seins
accolés aux tiens
s'allaitant à l'infini.

Les seins. Ceux de la femme et de l’homme rendus indiscernables. Ceux d’autrui et les siens. Seins et sexes parcourent le poème tantôt dans les jeux de l’amour, tantôt dans la profondeur de la tragédie (le ruban rouge du sida / enveloppe la citadelle de New York / s’enroulant sur le sexe pur et sain des Haïtiens). Qui du reste ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre dans le texte. Ses fétiches, le poète les brandit ailleurs dans l’acte d’insurrection face à un pouvoir aveugle ou insane (madame la présidente / veuillez détacher les lames de rasoir / de votre sexe / pour la naissance d’un monde propre).
Comme le dit Lawrence Ferlinghetti, « le poète est celui qui détient l’éros, l’amour, la liberté, par conséquent il est l’ennemi naturel de l’état policier, il est l’ultime résistance. »

Fabian Charles rend au poème des fragments d’information, des fragments de présent ou d’histoire, digérés et transformés par son regard et par sa main, en témoin direct du brouhaha culturel, dans une appropriation qui rappelle un Basquiat, voire parfois un Neo Rauch lorsqu’il laisse poindre les élytres de l’inconscient (débordement de chiens / sur spermatozoïdes / toute nouveauté est folie.) Le kaléidoscope d’un monde explosé reflété par le poème. Nourri de multiples références à la culture populaire, de la plus légère à la plus prégnante (pourtant tout n’est qu’étranges fruits / pendus aux arbres). En passant il assène son identité et celle d’un peuple : « je suis Haïtien donc beau ». Et n’oublie pas son histoire, qui s’immisce par bribes où on ne l’attend pas (que Vertières soit plus magique que Waterloo). Il tente de faire sens du brassage anarchique de cette histoire, des histoires, préalablement mises à plat et à égalité, comme il se doit, dans le creuset de ses paumes.
Les yeux de Fabian Charles sont des fenêtres grandes ouvertes sur un monde où les avions déchirent l’azur dans le vacarme pour débarquer leurs flots de touristes au milieu des peuples qui crèvent de faim, où des hommes jouent du fusil sur des enfants et pissent sur des cadavres. Un monde où l’artiste en vogue exhibe un dictateur agenouillé en prière ou un pape écrasé par un météore . Où en fin de compte la télévision aura vaincu la révolution.
On lit plusieurs des poèmes comme on visite la scène d’un crime irrésolu. Parce qu’insoluble. L’auteur joue avec les références et les modèles, peut-être pour s’y mesurer, comme nombre de grands artistes avant lui (la perte du je / le devenir autre). Mais l’agglomération laisse perplexe à première vue car le tableau fourmille de détails et la pensée est hautement non-linéaire quand elle n’apparait pas surréaliste. C’est peut-être là une des forces de ce recueil, qui près d’un siècle après le mot d’Apollinaire et l’aventure de Breton nous suggère qu’à travers le flot d’informations simultanées et contradictoires, à travers la multiplication du moi en d’innombrables avatars virtuels, à travers la répétition quasiment automatique, à une cadence extrême, des évènements et des exactions (même le climat s’emballe), ce monde est devenu un théâtre surréaliste où tout ce qui était auparavant refoulé ou rangé s’expose ouvertement et chaotiquement, à la vitesse de la pensée ou de l’électron.
Un monde enfiévré auquel l’homme paie à son insu un lourd tribut. Et le poète ailleurs vif, à la langue dopée par le mouvement et le choc des couleurs, laisse alors la place à la gravité ou cède à une lassitude qui semble issue du fond des âges.

moi pauvre homme perdu dans le vingt et unième siècle
je ne puis me porter à aucune affirmation
aucune certitude
à propos d’un monde possédant
une vitesse
supérieure à la mienne

Il nous donne ainsi de très belles pages. Des images lapidaires en connexion forte avec l’être, le néant et le secret murmure de l’univers ailé qui réinvestit la parole.

Roses noires
laissent épines
sur dos noirs
la nuit quitte les dimensions
strass d’abeilles
sans rayures
cacochymes

Le poète nous assure que « Le ciel est rouge à Athis Mons », banlieue parisienne dont le nom évoque l’Olympus Mons de Mars, vision altérée ou nostalgie d’un ailleurs. Qu’il soit d’Haïti ou de la planète rouge, Fabian Charles élève une voix nouvelle et sûre dans notre atmosphère. Une voix qui fait vibrer la vie, même dans l’air raréfié. Une voix qui réitère ce mystère tonitruant de la vie.

 3.   « Au commencement était le verbe », Évangile selon St Jean.
 4. « The new dream target market of advertisers », Mark Simpson, 2003.
 5. Lawrence Ferlinghetti, « Poetry as insurgent art », 2007.



par Arnaud Delcorte
Bruxelles, avril 2012

Thélyson ORÉLIEN
Poèmes déshabillés
suivi de Fragments de voix
Collection Tremplin, Paris, 2011



« Je ne suis
Que moi-même
Ne suis que rien
Un homme à l’envers
Un monde à l’envers dévirginé »


Thélyson Orélien
nous offre la nudité du verbe. A prendre ou à laisser. Avec une douceur de ton et de forme il nous emmène à travers les courants, les déliés, le vides et les pleins du corps sublimé, du corps astral, austral, magnétique. Magique ? Un corps qui «avait la forme de mes bras / l’espace de mes yeux ». Il nous entraîne dans un voyage immobile mais (in)augural.
« Et nous avons fait l’amour / jusqu’au verso du temps ». C’est bien de l’amour qu’Orélien nous parle. Et de lui. Il sait que l’amour comporte des risques, des écueils et des revirements. Il sait bien que l’amour est une substance qui peut brûler l’esprit aussi sûrement que l’eau enflamme le sodium. Et pourtant il franchit le pas, se jette à l’eau et nous lance ses vers comme des étincelles du milieu de l’océan. Sa marche nue dans la lumière de cet amour n’est pas un choix, mais une nécessité. L’homme n’a pas le pouvoir de décider, comme les loups il suit son instinct. Il n’y a ici ni bien ni mal mais seulement l’évidence de l’action associée à la volupté de la pensée.

Il nous dit son désarroi face à la solitude, à l’absence de l’être aimé, et aussi à l’absurdité de n’être qu’une goute de chair éperdue à la conscience du vide. Il nous rappelle la perte originelle qui sépare les sexes et les enferme arbitrairement. Il y a la blessure de celui que l’esseulement fait replonger dans la douleur et la mélancolie plus profondes de la séparation irrémédiable qui l’a vu naître homme. Cette coupure franche qui nous fait passer de l’indistinct à l’individu. D’un monde à l’autre, avec un aller simple.

Ce que les mots s’évertuent à découvrir « comme une courte / et assourdissante folie », c’est bien le mystère du temps, le mystère du silence indissociables de l’absence. Du vide. Tel un mystique sans confession, sans plus d’attache, avec toujours au premier plan cet amour, l’ancien amour, qu’il croit étoile du berger à même de guider ses pas mais qui s’avère étoile filante ne laissant derrière elle qu’un sillage de soufre et la douleur au ventre. Puis le creusement, l’affouillement de cette douleur jusqu’à atteindre la perle noire au centre pour « redire l’aveu / l’abime / ou la spirale de l’extase / dans le vide prononcé ».
Déconstruire chaque parcelle de sentiment pour, de ses infimes réminiscences, espérer refaire exister l’être aimé. Recréer le présent de l’amour, cet Eden d’où il a été chassé sans crier gare « pour un débris de pain frileux ». Mais il n’est pas dupe. La douleur aiguise l’intellect. Il grandit. Il sait intimement qu’à défaut, ses poèmes de l’absence lui serviront tôt ou tard à conjurer un nouvel amour.

Dans l’écriture d’Orélien il y a le souffle et le rythme, le savoir intime du rythme. La maîtrise des espaces de silence qui fondent les mots et les vers. Ces vides et ces absences sont à lire au même titre. Ils font écho à ce vide existentiel et pour cela constituent parfois le cœur du poème. De la faille séparant deux versets surgit un autre poème non dit, non verbal, plus grave et plus profond, venu du lointain du songe ou de l’inconscient. A nous d’en percevoir les formes dans la transparence. Le poète nous convie parfois à un tango, comme il le dit, mais plus souvent au rythme du kompa ou de la musique racines de son pays. Il y a la mélancolie des corps qui chaloupent nonchalamment pour oublier tout ce que la vie apporte de privations. Le « rythme fatigué de la main », comme il est annoncé dès le premier poème. Une main qui de crainte de tout perdre, de se perdre, s’efforce « de tout écrire / de tout produire », jusqu’à l’épuisement
.

Le poète nous montre la lumière. Dans un pays qui ne finit pas d’en baver au rythme des séismes, des cyclones et des dictateurs, dans un pays où manger est pour beaucoup une activité moins que quotidienne, dans un pays où l’idyllique beauté semble tromper si sûrement les hommes, la vie ne pourra malgré tout être complètement éradiquée.
Dans un pays blessé, écorché, aux chairs encore béantes, il reste place pour l’humanité. Et pour l’amour.
Les poèmes de Thélyson Orélien déshabillent l’âme d’une certaine liberté.

par Arnaud Delcorte,
Pennsylvanie, Septembre 2010.

Pierre Moïse CÉLESTIN
Un cœur sous les décombres
Editions Bas de Page, Haïti, 2010


Pierre Moïse Célestin marche dans les décombres des cœurs pulvérisés par le séisme de ce mardi qui « n’a pas de nom ». Comme annoncé dès le premier poème, il en cherche désespérément l’issue, bonne ou terrible : « Entre l’écho du sang / et l’apparat du vide / je cherche mon point de terre ». Il tâtonne dans les ténèbres et s’écorche les doigts en quête d’une anfractuosité : « Et par quelle blessure / trouverais-je la route / menant à ce pays / rayé de cette carte ».

Un long essai, une suite de tentatives pour conjurer la perte et renouer avec la vie, encore et encore : « mais comment parler d’amour / devant le séisme des pétales / le tremblement des cœurs ». Une entreprise pour verbaliser l’abîme, versifier la souffrance qui ronge l’être, qu’il espère rationnaliser pour mieux l’évacuer : « J’ai dans la poche toute l’équation de la douleur ». Une succession de stations sur le chemin du deuil d’un peuple.

On trouve des pépites et des fulgurances venues de loin, malaxées, rebattues par la terre aveugle, ou peut-être sont-ce des tessons brillants bris d’espérance(s) dans la caillasse et les corps mélangés : «J’ai le cœur qui saigne dans ma paume / Et le soleil est un vertige au flanc des femmes (…) » ; « J’ai tes mains et ton odeur comme repère / car depuis ta blessure sur ma peau / je suis redevenu homme parmi les vivants et les morts. » Le souvenir encore pour s’y lover : « J’épouse la mer et le fonds marin de tes yeux ».
C’est une marche de funambule entre le vide de l’absence et la lumière de l’étoile qui guide le retour parmi les hommes. Nuit et étoile, lampe et flamme. Des mots qui reviennent souvent dans l’écriture de cette rev(en)ue du sinistre. Comme la lueur témoin d’espoir qu’on aperçoit d’entre les gravats. Pierre Moïse Célestin nous fait passer avec lui de l’ombre à la lumière, et par l’écriture espère assurer sa rédemption et, peut-être, la nôtre. Une sortie lente et graduelle du cauchemar, remontée des abysses vers les rayons diffractés qu’on voit jouer à travers la surface : « La lumière a des attouchements de velours / et de braises ardentes / allumant des lucioles au creux des épaules ».

Il y a un cœur sous les décombres. Un cœur en vie. Un cœur qui bat. Fort.

par Arnaud Delcorte,
Bruxelles, Mai 2011.


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