nouvelle poétique, extraite de "Journal d'un égaré"
Fatwa,
à Tahar Bekri
La femme de mes rêves est belle et
libre, elle m'attend derrière un écran plasma pour faire
un test gratuit.
Je n'ai qu'à cliquer sur son portrait (un portrait d'elle sous
une publicité pour les poêles à bois à prix
discount) avec ma souris électronique. Le message contenu dans
un encart m'assure que je la rencontrerai pour de vrai... J'ai
justement un poêle à bois chez moi qui ne me sert à
rien puisque je vis dans le midi de la France.
Elle et moi, nous sommes faits pour nous entendre et nous pourrions
passer l'hiver à la montagne devant ce tube en fonte
dispensateur de bien-être en entretenant sa flamme de nos regards
chargés de désir fou. Nous nous parlerions très
peu, et notre amour insensé devant un poêle à bois
serait le héros du film. Elle, ma Marlene Dietrich, un ange bleu
avec une voix - celle de Rosa Luxembourg, par exemple - à lever
un peuple contre ses geôliers. En plein hiver, malades à
crever d'amour...
Elle, je ne me souviens pas l'avoir vue autrement que nue, dans les
flux aléatoires des foules ou sur le chemin du
garde-barrière. L'ai-je vraiment connue? Non, pas exactement...
Imaginée, ça oui, allongée sur un tas de bois, au
fond de la remise, dans le bombinement des mouches et l'odeur du fuel.
Imaginée comme une image sainte enveloppée dans un
drapeau noir Place de la Bastille. Elle est très vieille,
vieille comme les insurrections...
Vieille comme la flèche d'une cathédrale frappée
par la foudre divine. Vieille mais toujours nouvelle à la
façon des Printemps qui renaissent comme si de rien
n'était dans un bal de papillons multicolores et de
pétales de fleurs blanches. Elle est ce brin d'herbe qui me
chatouille la narine pendant que je dors dans la main du vent. Son
corps garde des traces de neige, des chocs de nuages. Maintenant, pour
nous, les quatre saisons n'en font plus qu'une seule.
L'hiver nous mitonnerait jusqu'à la mort, jusqu'à la
perfection funèbre de nos squelettes devant le poêle
à bois. Nous n'aurions alors plus rien à redouter des
annonces commerciales qui perforent de toutes parts les perceptions des
foules, les faisant dériver entre cauchemars tranquilles et
réalités de baudruche. La société spectrale
du spectacle au service des vampires s'empare du meilleur de l'esprit
humain jusqu'à ce que cèdent les corps. Des
épouvantails frénétiques aux yeux morts prennent
la place des êtres humains.
C'est le corps qui s'évapore à cause de la clim',
à cause de la hausse des impôts, à cause du temps
qu'il fait ou des autres, à cause d'un mauvais réglage du
circuit. L'hiver, un mauvais réglage ça ne pardonne pas,
surtout quand il fait moins 30, à 7h du matin. Les survivants
bâtirons des Igloos. Et des hélicoptères US leurs
parachuteront des boîtes de conserves remplies
d'excréments. Les héros du jour feront la Une des
journaux régulièrement, jusqu'à ce que, dès
le lendemain, ils soient oubliés. Avez-vous déjà
fait la Une des journaux, Vous? Je vous assure que c'est pas
drôle, ça donne des torticolis, des fourmillements dans
les zygomatiques. On n'est pas fier, croyez-moi sur parole, on ne s'en
remet jamais tout à fait, à moins d'avoir un moral de
pigeon voyageur. Faire les gros titres ça vous crucifie son
pèlerin. Il m'est arrivé deux ou trois de faire la
première page des journaux et que, par conséquent, on me
montre du doigt dans les rues, dans les bistrots, les aéroports
et les bureaux. Y'avait ma photo partout, avec cette fille de
rêve que j'avais rencontrée à Frisco,
assurément la plus belles femme de cette planète. Nous
avions partagé quelques joints et des centaines de
poèmes. J'l'avais ramenée à Paris et ensuite nous
ne nous sommes plus jamais quittés. C'était juste
après cette guerre occultée dans le trou du cul du monde
où des rabbins fascistes chient le Talmud comme une loi
universelle au service du crime. Elle, Fatima, était une actrice
palestinienne ayant fait un détour par Hollywood. Elle militait
pour la création d'un état palestinien. Moi,
j'étais devenu son garde du corps, son Gabin, son Lino Ventura.
Elle ne m'avait pas sélectionné pour mes qualités
d'acteur encore moins de boxeur mais à cause des poèmes
passionné que je lui écrivais. Plus tard, elle m'avait
envoyé un billet pour que je la rejoigne à New-York
où, à peine débarqués, nous fîmes
scandale parce qu'elle s'était entichée d'un petit cochon
rose végétarien qu'elle avait surnommé Mohammed.
Une fatwa l'a prise en traître. Mohammed devint une cible pour
les fanatiques de tous bords et nous fut confisqué par les
représentants de la loi. Fatima ne s'en remit jamais. Je
décidais de l'emmener à Paris afin de lui changer les
idées.
Une réputation sulfureuse avait déjà
précédée notre arrivée. Au milieu d'un
cordon sanitaire mis en place spécialement pour nous, nous
dûmes affronter un orage de flash photographiques, elle
derrière ses lunettes de star, moi dans une colère noire.
A peine débarqués, nous reçûmes les gros
titres des journaux en pleine tronche: "Le Poète et la Rebelle,
histoire d'une Haute Trahison".
Le Président français nous reçut à
l'Elysée, avec ses montres en or, ses cargaisons d'armes, son
sourire de travers... Le drapeau tricolore claquait comme un fouet de
crin au-dessus des frontons Liberté Egalité
Fraternité. "J'achète votre silence" nous informa le
Président, "Je ne peux me permettre un scandale, ma côte
dans les sondages est au plus bas". "Nous allons
réfléchir" lui répondîmes-nous de concert
non sans malice. Lorsqu'un peu forcé il nous raccompagna sur le
perron du palais présidentiel, je lui crachotai à
l'oreille: "Nous ne sommes pas à vendre" . Il grinça des
dents. Se tira la commissure des lèvres avec ses deux index et
ravala de travers ses insultes, car la presse faisait corps autour de
nous. Le lendemain Fatima fut retrouvée gisante dans une ruelle
de Belleville. Les journaux n'ont jamais rien signalé. Ce fut
comme si jamais elle n'avait existé. Depuis, en Palestine
occupée, c'est pas vraiment le pied. Mais pourquoi d'abord je
vous raconte tout ça?
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