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Katherine Coucke

                                      



LES ORCHIDÉES DE NOVEMBRE

La nuit s'est couchée trop vite sur la ville.  Le soleil brisé s'est réfugié dans l'intimité des foyers, dans la chaleur des bars.  Quelques fenêtres nues le révèlent encore aux ténèbres, blasons de lumière épinglés au hasard sur le silence des immeubles.  

L'homme court dans le noir.  Il court et ses pas le suivent, martelant le temps qui coule en sueur des rides de son front.  Il court sur l'asphalte gris de l'avenue, puis il s'arrête brusquement au Carrefour des Ages et demeure immobile dans le vent de novembre.  Son regard fatigué traverse la rue.   Le trottoir fardé de lune invite au rendez-vous.  Sur une marche bleutée,  les pieds nus d'une femme défient la nuit glaciale.  Il observe un instant la poussière et la feuille qui se partagent l'abri de la pierre, puis ses yeux remontent le galbe des jambes et le cours du temps.  C’était hier, mais la ville en automne résonne toujours de l’écho de ses larmes. 

La femme fait quelques pas sur le trottoir inondé de lune.  Elle offre sa pâleur au vent qui force l'avenue mais son corps de jade frémit à peine sous les rafales.  Un sourire d'absence gomme son âge et ses yeux de brume se perdent dans le passé de l'homme qui attend au centre du carrefour : c’était hier, la mort qui la saisit un jour de novembre brisa son âme et la folie riva sa dépouille vide à la ville de pierre.

Leurs regards se croisent sans se voir puis ils sondent ensemble le néant de l'avenue qui fuit vers un horizon inaccessible.  Ils hésitent encore.  Il se souvient soudain de ce jour noir où le spectre de l'âge lui apparut pour la première fois : ses cinquante ans éclairaient la crème pâtissière de leur soleil factice, cinq flammes moqueuses pour cinq décennies.   Il répondait aux sourires qui partageaient le gâteau mais son cœur était glacé.   Etait-ce avant, ou après qu'il eut quitté cette femme qui nargue de son corps lacté  le tunnel de la nuit ? ...   Il ne sait plus,  le temps a reculé, les jours ont raccourci.  Ils ne se parlent pas mais des mots naissent de leurs lèvres et le vent les unit dans la même réponse :

- Si peur de la nuit...

- Si peur du jour qui fuit...

Et quand le nuage souffle enfin le clair de lune,  ils font ensemble un pas sur la chaussée glissante de novembre.  L'obscurité gomme les limites, efface les distances, et ils demeurent longtemps enlacés au milieu de la rue à la merci du vent et de la nuit.  Quand  une étoile s'allume à l'infini de l'avenue, ils la contemplent ensemble et échangent en silence des promesses nouvelles.  Et quand la lumière surgit du néant, ils se jettent ensemble vers l'astre aveuglant qui hurle sur l'asphalte.  Le jour qui s'ouvre violemment illumine enfin leur nuit puis se referme sur le secret d'un horizon à jamais inaccessible.

 Des voix murmurent, crient, confirment, se contredisent.   Le cercle des badauds se resserre sur le lieu de l'accident et des hommes en uniforme s'agitent un peu plus loin, tentant de rétablir l'ordre et la circulation.  Au milieu de la chaussée,  le macadam déchiré s'écarte sur un sourire de terre et deux grandes fleurs rouges ouvrent doucement leurs pétales au pâle soleil d'automne.  Un passant gesticule, montre les fleurs du doigt, prend son voisin à témoin : il était hier soir avec ses amis au Bar de l'Avenue.  Le crissement des freins a secoué le mur de verre.  Ils ont entendu le choc, le cri, et ils sont sortis précipitamment.  Une femme nue était allongée sur la chaussée.  Un homme est descendu d'une voiture grise.  Il a pris la femme dans ses bras et l’a déposée sur la banquette arrière puis il est reparti sur les chapeaux de roue.  Ils n'ont rien pu faire.  Une autre intervient, ce n'est pas du tout ce qu'elle a vu.  Elle rentrait de son travail,  longeait les murs de l'avenue pour se protéger du vent de novembre.  L'accident s'est produit sous ses yeux.  Un homme titubait au milieu de la rue.  Une voiture blanche roulait très vite,  n'a pas pu l'éviter.   Elle a vu l'homme retomber sur la chaussée comme un pantin désarticulé et le visage décomposé de la femme au volant du véhicule.  La conductrice était nue et roulait toutes vitres baissées dans la nuit glaciale.  Elle a d'abord crié puis couru vers le bar éclairé pour chercher des secours.  Mais lorsqu'elle est revenue sur le lieu de l'accident,  il n'y avait plus aucune trace de l'homme, de la femme, ni de la voiture.  Un jeune couple fend la foule des curieux. Ils se tiennent par la main, ils craignent de se perdre...   Ils contemplent ébahis les deux fleurs de sang qui jaillissent du macadam fissuré, puis ils se regardent un long moment, et expliquent enfin timidement ce qu'ils ont vu, eux, dans le vent d'automne.

Ils avaient passé la soirée au cinéma et rejoignaient leur petite maison, là-bas, la dernière de l'avenue...  Un homme et une femme s'étreignaient au milieu de la chaussée.  Lui était chaudement vêtu d'un anorak et d'un pantalon foncé, elle offrait sa peau nue aux gifles des rafales.  Ils demeuraient immobiles, étroitement enlacés, quand une étoile d'or avait surgi de l'horizon à la vitesse du train fou sur ses rails, vibrant comme des pneus qui crissent sur les pavés brûlants.  C'était elle qui avait emporté l'homme et la femme dans un même mouvement.  Puis elle s'était volatilisée sous leurs yeux et le silence était aussitôt retombé sur la ville...

Pendant que les riverains excités échangent leurs différents témoignages, le Maire et le Préfet examinent les deux fleurs étranges qui décorent la chaussée du velours de leurs corolles : elles sont très larges, et leurs pétales irisés de feu s'ourlent comme des lèvres pleines.  Ils échangent un regard, songeant ensemble à la notoriété future de la ville, et l'ordre est vite donné de disperser la foule.  Des hommes en bleu de travail s'affairent dans l'avenue : ils déterrent avec précaution la plante inconnue pour la transplanter dans un sol plus hospitalier.   Une place d'honneur lui serait aménagée dans les serres municipales.  Puis un camion de la Voirie est dépêché à son tour et d'autres hommes colmatent en un tour de main la déchirure profonde du macadam.  Confiée à la Police d'Etat,  l’enquête conclut à une psychose collective et l'affaire est vite classée.

Jamais on n'avait vu de si belles orchidées… 

(novembre 2010)






L'ATOME ET LA GALAXIE


Ils sont la galaxie, je suis l’atome.  Ils sont géants, je suis petite.   Ils jalousent ma liberté, celle de l’atome, avec sa solitude.  Moi j’aimerais leur force.  C’est celle du droit, de la raison.  Leur ordre est de la galaxie. C’est une autre dimension.

Ils cultivent leur champ de pommes de terre, je cultive une fleur.  En ne cultivant qu’elle de la pioche au bourgeon, peut-être ai-je confondu l’outil et l’ouvrage, le moyen et la finalité.  Ils me jugent.  Ils me rappellent que les pommes de terre aussi donnent des fleurs, que si elles sont petites elles n‘en sont pas moins belles.  Et qu’elles sont si nombreuses.  Et que ce sont les fleurs de l’effort.  Moi je pense que l’effort n’est pas moindre ni moins utile de ma fleur unique.  Il est autre. Peut-être ont-ils raison, je n’ai peut-être pas tord.

Ils sont infiniment un, je suis une à l’infini.  Il est pourtant possible que si différents nous ayons eu la même quête.  Si j’en ai perdu le chemin, eux ont pu l’abandonner.

Je les vois comme des montagnes, dans la montagne, sur la montagne, et sur le socle.  D’une énergie phénoménale, ils semblent toujours en mouvement mais toujours posés.  J’aimerais qu’ils m’apprennent.  Je suis souvent  fatiguée, une graine qui n’en peut plus de tourner.  Je ne connais pas ce dont ils me parlent  mais je crois que je pourrais m’y reposer. Quand ils disent les Institutions, on dirait qu’ils sont ce qu’ils disent.  Quand ils parlent de l’Histoire de leur pays,  c’est comme s’ils dataient la montagne.  Quand je les entends,  je vois une chaise par terre.  Savent ils que, là,  j’aimerais m’asseoir et attendre?

Attirés par leur propre étonnement, ils m’attirent pour se voir au miroir de la nouveauté puis condamnent le reflet qui les exaspère.  Ils sont tout, je suis trop.  La galaxie ne peut pas pleurer.  Elle est trop grande, elle pleure dedans.  Ils ne peuvent pas comprendre que je pleure dehors.  C’est portant la même pluie.

Ils ne voient pas à quel point nous sommes différents.  Ils ne voient pas que nous sommes les mêmes.  Nous n’avons simplement pas la même forme.  Eux sont une géographie, un continent debout, avec un haut, un bas, des degrés, des marches.  Ils peuvent remonter d’un cran, être en haut ou en bas d’eux-mêmes.   Ils peuvent se mesurer.   Entre leur centre de contrôle et l’abîme du dehors, ils ont l‘armée de leur communauté.  Moi je ne peux être que dedans ou dehors.  On ne construit pas sa forme, on ne construit que son armure.  Peut-être pourrait on concevoir ensemble chacun une armure qui nous ressemble et qui nous rassemblerait.   Mais leur chacun n’est pas ma chacune.
 

Ils sont chacun si nombreux.   On peut toujours leur ajouter quelque chose, ils absorbent.  Si on leur ôte quelque chose, ils se reforment.  Ce quelque chose qui est leur rien, c’est mon tout.  Ils absorbent, surtout.  Moi si on me frôle, on me charge, on m’électrise.   Ionisée je me perds,   je suis soumise à la loi de l’attraction et du rejet.  Il n’y a que dans la solitude que je garde ma neutralité.  Mais alors viennent les pourquoi et l’ennui terrible du non-sens.

Je suis l’atome, ils sont la galaxie.  Ils ont un devoir de permanence,  j’ai  celui du défi.  Ils ont un devoir de certitude, j’ai celui du pari.

Ils ont les proportions des particules qui s’équilibrent, comme le sable et l’eau. J’ai la disproportion de la cerise, une chair qui s’arrache sur la densité du noyau.  Tout devrait nous séparer.  Tout, hors la conscience trop aiguë parfois de la fragilité commune, qu’atome ou galaxie, tout se détruit et tout se crée.
 

Il était la galaxie, j’étais l’atome.  Parce qu’un matin peut imploser l’atome, un soir exploser la galaxie, c’est dans le no mans’ land de la création que nous nous sommes reconnus semblables.


(
7 novembre 2010)


  Textes  &  Illustrations

Katherine Coucke


Salon de lecture
Francopolis février2011
recherche Éliette Vialle

Créé le 1 mars 2002

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