RODICA
DRAGHINCESCU
Poèmes
inédits pour Francopolis
ASTRUM
Voilà
la grande rue du village,
comme
une vieille vache maigre,
jaunâtre,
dont
le meuh perçant traverse les
légendes et les âges,
à
la recherche de son veau :
à droite, l’église sonne le midi, d’une cloche
édentée,
à
gauche, la bodega ferme pour cause
de décès
c’est
à ce moment-là que les
villageois
se
mettent à genoux à table et se
signent pour la journée.
Ils
sont vieux et pleins de peaux
appuyés
les uns contre les autres,
inexacts
et inexpressifs,
pelote
de têtes et pieds fictifs,
dont
le fil est embrouillé:
Comme
autrefois, à la foire de
campagne,
un
samedi, lors du défilé de la fête
nationale,
quand
les chars, tambours et
trompettes militaires
se
sont mis à battre la cadence et à
parader
………………………………………………………………………….
et
alors,
alors,
par
mégarde,
dans
un instant fatidique,
les
gitans ont perdu leurs ours et
chevaux dressés…
………………………………………………………………………….
Le
cumulus de museaux, sabots,
griffes, crinières et poussières redressées,
résorbant
en lui cris, trots,
grognement, fugue et folie féerique,
a
déraciné le monument des fils et
filles martyrisés par la guerre
et
l’a traîné par-dessus les blancs
de mémoire des héritiers…>
À
l’heure où le zéphyr, sortant du
royaume
où
se lève l'étoile du soir, où le
soleil éteint ses derniers feux,
le
cumulus se changea en tornade
équestre, plantigrade,
instinct
de fuite fatale, pirouette
géante de gens et d’animaux
volant
dans les airs, les cous tendus, les
yeux écarquillés,
emportant
les noms des morts et les
corps des vivants,
dans
la course se laissant aller au
désespoir
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Images
du film Satra (La caravane 1975) – par le
réalisateur moldave
Emil Loteanu
Voilà
la grande rue du village dans
le maintenant de l’après
reflétée
dans les bouts de miroirs
moisis, dans les bouteilles de vin et raki
telle
une saucisse molle, écaillée,
mâchouillée, jetée aux chiens et aux chats
de
l’errance
Voilà
que la rue, les absents dans
son dos,
perd
l’équilibre, chancèle, vacille,
faiblit et vomit :
visages
et pendules,
masures,
mauvaises
herbes,
grenouilles,
alouettes, cigognes,
cygnes
dépressifs,
poissons
morts, mouches, récits,
dés
et aiguilles intacts,
couteaux
et coucous braillant et
broutant l’heure
comme
si celle-ci n’était qu’une
pétale de souvenirs goûteux.
Voilà
la rue renversée, devisée,
soulagée,
sans
futur, sans avenir, perdant de
son intensité,
regardant
droit et fixement, devant
elle,
comme
un biologiste contemple au
microscope
les
doigts gangrenés d’un gueux…
voilà
le village basculer, débouler,
décliner, décroître,
s’affaisser
à l’heure des sermons et
serments, des griefs et reformes du silence
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APONIE*
Motto :
« La seule chose que je sais, c'est
que je ne sais rien"
(Socrate)
La
seule forme d’amour que j’ai
connue,>
surtout
parce qu’elle m’aidait à ne
plus en être coupable,
C’est
l’attente de celui qui ne
pourrait jamais m’aimer,
une
chose persécutée, au-dedans
d’une autre innommable.
« Qu’est-ce qu’elle dit ? » demandent les grands
poètes.
On
leur répond :
«
Rien ».
Et
eux, ils répètent, contents :
« Rien. »
*
Dans la
philosophie épicurienne,
l'aponie est l'absence
totale de troubles
corporels ; elle est associée à l’ataraxie chez le
sujet qui atteint
l'état heureux.
|
L’oubli
de l’être
Les
fleurs des ombres
n’ont
besoin d’aucun corps
D’aucun
tourment
D’aucun
mouvement
Elles
se font de neiges et fumées
mentales
De
vagues de plumes statiques
arrachées aux oiseaux des âmes
Par
l’oubli même de voler
____________________________________________________________
Oublier c’est
emporter
une chose de son lieu
natal,
du
lieu où
la
chose-même cherche encore sa
place et
ne
la trouvant pas tout de suite
en
attendant
elle
se laisse prendre pour une
autre chose
au
nom d’une chose approximative.
Confuse,
l’oublieuse
ne se doute de rien et
retourne à sa place,
jamais
la même, jamais la sienne,
sans
se rappeler où et pourquoi;
oublier
ici
est
plus
grave que l’oubli
puisque
la
défaillance ponctuelle et
philosophale de l’amnésie
se
trompe de l’ordre des choses
qui
se cachent
dessous,
elle
tombe
dans
l’erreur de son impatience
et
pas
seulement
dans
l’absence de
son
contenu.
Non
pas seulement la chose
oublie
de
vivre
le poème de sa vie,
mais
elle
fait de son oubli
un
faux,
croyant
que
c’est
le
temps des choses à refaire dans
un poème.
Oublier
ce n’est pas ne pas se
rappeler
mais
c’est croire jusqu’au
bout au camouflage mnésique de
la
métamorphose d’après.
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(C)RÊVE !
Enfant,
j’aimais les champs des
cimetières avec
leurs
plages noires en bord de vie.
J’y
allais voir et écouter le
vent des os et chairs,
Cette
volubilité de fin réussie
Je
pleurais toujours après,
j’évitais
de m’y attacher,
Je
saluais, les dents serrées :
Au
revoir Annette,
Pierrot, Marie, Marine,
à
demain, à
bientôt,
à
… venir…
Des
sursauts végétaux apportaient
une pluie pralinée,
les
briques blanchies à la chaux se
faisaient petits pains au sirop
c’était
le temps de choisir entre
« a » ou « b »,
« oui » ou « non »,
« par
ici » ou « par
l’au-delà »,
C’était
le temps de rentrer à grands
pas
avant
que l’herbe ne pousse pas trop
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Rodica
Draghincescu
est née à Buzias (Roumanie). Elle représente les
auteurs anticonformistes,
issus de la chute du régime politique de Ceausescu (1989),
génération
d’artistes performeurs que la critique appelle « la
‘90 ». Dans
la presse roumaine, Rodica Draghincescu fut longtemps
considérée « le
porte-drapeau de la nouvelle génération
d’écrivains ».
Après
un
travail d’universitaire et de chercheur en linguistique et stylistique
à
l’Académie roumaine, après 10 livres de
littérature publiés en Roumanie (dont
quelques uns ont été primés par l’Union des
écrivains, l’Association des
écrivains de Bucarest etc), après cinq ans d’
études et de bourses de
littérature en Allemagne, après 4 livres sortis chez des
éditeurs stuttgartois
et berlinois, la Francophone Rodica Draghincescu s’est installée
en France,
dans la région messine, où elle est devenue
conseillère littéraire auprès de
plusieurs institutions de culture.
En
France,
Rodica a déjà été publiée avec des
poèmes, romans, livres d’interviews et
essais littéraires. Son dernier livre est un recueil de
poésie, RA(ts),
illustré par le graveur Marc Granier (éditions du
Petit Pois, Béziers,
2012).
D’un
festival à l’autre, d’une scène à l’autre, Rodica
collabore avec des acteurs
roumains, allemands et français, avec des musiciens et artistes
européens tels
que : Hélène Martin, Jean-Luc Kockler, Michel
Biehler, Philippe
Joncquel, Andrej Lazarev, Ion Caramitru, Dorothea Fleiss, Marc Granier
etc, pour le dire de ses écrits.
Parmi
d’autres, elle dirige le webmagazine international: LEVURE LITTERAIRE
et
participe au comité de rédaction de la revue allemande: Matrix
Site
personnel :
Principaux
volumes en
français :
- Fauve en liberté, poèmes, Les
écrits
des Forges, 2003
- Ra(ts), poèmes avec des gravures de
Marc Granier, éditions du Petit Pois, 2012.
- Distance entre un homme habillé et une
femme telle qu’elle est, roman, Éd. Autres Temps, 2001
(traduction du
roumain par Florica Ciodaru-Courriol).
- À vau-l’eau, roman, arHsens
édiTions,
2006 (traduction du roumain par Florica Courriol)
Poèmes :
Rodica Draghincescu
( poèmes
inédits )
Image
tirée du film Satra (La caravane 1975)
par le
réalisateur moldave
Emil Loteanu
Salon de lecture
Francopolis novembre 2012
recherche Dana Shishmanian
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Créé
le
1 mars 2002
A
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