Le Salon de lecture

sunstbull1

Découverte d'auteurs au hasard de nos rencontres

ACCUEIL

 

ARCHIVES SALON

 

Janvier-Février 2021

 

 

Invité : Eric Chassefière

 

« Sentir comme la sève tourne… »

 

Poèmes inédits (*)

illustrés de gouaches de Catherine Bruneau

et avec des écoutes musicales proposées par l’auteur

 

Catherine Bruneau, Oiseaux noirs (1), gouache

 

 

Rêver ce soleil blanc

sur les arbres roux

après la longue route

 

sage soleil des mains

quand les mots sont de sel

aux vergers des langues

 

les corps se retrouvent

les voix sont présence des corps

les voix parlent de loin

ce loin proche dont caressent les mots

 

la mémoire partagée

a pudeur de nos lèvres

quand le silence parle

que présence est souffle

 

*

 

Tous dans la même lumière

la même nuit

peut-être que les branches sont le ciel

qu’il suffirait de regarder différemment

 

on se sent bien dans cette image

qui est aussi celle des corps

rassemblés pour un soir autour de la table

qu’une même lumière creuse des mêmes yeux

 

sentir comme la sève tourne

comme les branches rejoignent les racines

 

*

 

Le soir chacun rejoint sa lumière particulière

on dispose les lampes pour le sommeil

on tamise parfois d’un tissu léger

la lumière ne doit toucher que la page

 

la barque qui nous emporte est lente

nous nous laissons glisser au fil de la lumière

cette lampe à la proue même éteinte

son obscure silhouette nous éclaire

 

peut-être rêvons-nous qu’elle nous éclaire

peut-être est-elle cette lumière

celle du rêve que nous éteignons la lampe

que la douce écriture continue de courir en nous

 

parfois le fleuve s’efface

la lampe brille d’une présence inconnue

nous ne savons plus qui nous sommes

d’autres lampes dans la distance posent leurs reflets

 

*

 

Écouter la suite anglaise n°2 BWW 807 de Bach, dont le travail au piano a accompagné la composition de « Rêver l'aube », dans l’interprétation d’Andreas Schiff :

https://www.youtube.com/watch?v=dTEYwfgWFD0

 

 

*

 

Rêver doucement les mots

comme s’endort l’enfant

dans l’ivresse des syllabes

entre deux souffles jumeaux

 

de nos mots incomplets

cherchant musique de leur sens profond

nous faisons cette tendresse doucement épelée

cette parole forte de sa naïve simplicité

 

que l’enfant au seuil de la nuit

adresse à l’être aimé autant qu’à lui-même

peut-être rêver les mots est-il notre façon d’aimer

prolonger en nous-même l’amour que l’autre nous porte

 

*

 

L’aube glisse dans le silence

lacer l’oreille

lèvre douce des bras

 

tu t’éveilles à peine

pont bref de la présence

de nuit à nuit

 

suffit la bogue des paupières

le masque des tempes

se rouler souffle léger dans l’instant

 

entendre derrière la porte

la voix de l’enfant s’éveiller

prononcer le lien

 

le sang chuchote

langues de sel

 

*

 

Puis le matin

fontaine des mots

dans le silence

 

vos deux voix mêlées

mère et fille

autour de l’enfant

 

la peau qu’on entend

le dessin de la peau

de la présence

 

dans ces voix

proches et lointaines

comme quand la vie parle

 

le papier toujours

le murmure de l’encre

sur le papier

sur la nuit

 

*

 

Écouter 4 lieders d’Arnorld Schönberg présentés et interprétés au piano par Glenn Gould, avec la soprano Helen Vanni (Traumleben, Verlassen, Lockung, Der Wanderer) :

https://www.youtube.com/watch?v=LjgI1_yVYQ4

 

 

*

 

La présence est un hiver

toits récités paume à paume

main posée de l’ombre

 

respiration douce des voix

comme si ce ciel dans la fenêtre

cette immensité d’absence

devenait le balancement de l’oiseau

 

comme si on se parlait

de souffle à souffle

 

parfois le sourire d’une chanson

la remontée des mots simples

parole chevillée au corps

 

*

 

Souffles seuls des corps

dormir l’après-midi

mémoire roulée en boule

aux quatre coins de la petite pièce

où l’on a jeté tapis de ses souvenirs

 

sommeil comme un rêve qu’on partage

dans la lame du ciel d’hiver

 

silence d’un mouvement des lèvres

on ne dort pas vraiment

seulement on regarde ailleurs

on est le chat qui pense dans l’obscurité

 

le chat non plus ne dort pas

qui doucement appuie de son corps

contre cet autre où en tous lieux il aime

venir chercher sommeil de ses racines

 

*

 

Catherine Bruneau, Oiseaux noirs (2), gouache

 

*

 

Il y a le soir

le carreau de ciel éblouissant

où pointe une branche avec ses feuilles

que la lumière d’or par instant efface

 

puis la branche se fait plus dense et précise

un vol d’étourneaux traverse la fenêtre

qu’on vient d’ouvrir sur une pénombre de nuages

transformant l’horizon en une immense estampe

 

quelques rides de lumière nacrée encore

puis le gris uniforme

le dessin délicat de la branche s’est fait griffe

la nuit bientôt s’efface aux reflets des lampes

 

*

 

S’étreindre dans le matin

écouter murmurer la ville

au fond des murs

 

chercher l’autre

doucement au creux de soi

savoir qu’on n’est pas seul

 

s’étreindre pour se pardonner

caresser l’épaule

effacer les lèvres

 

retrouver entre tes bras

corps de ma vie

l’espoir de la tendresse

 

*

 

Tout ce blanc de la pluie

tous ces étagements du loin

dans la parole sentie

 

le balancement de la branche

dans la fenêtre

comme si l’instant se dérobait

 

comme si le ciel

était la page

comme si on écrivait le temps

 

ces quelques fleurs sur la table

pétales finement nervurés de mauve

infini délicat du ciel de penser

 

*

 

Chacun dans son silence

dans sa lumière

à tisser le rêve

 

la pénombre sur les corps

dessine le lien

confond les mémoires

 

*

 

La pluie incite à la mémoire

le cimetière a la pâleur d’une estampe

dans les tentures de branches de l’hiver

 

tous dorment lovés dans le ciel blanc

venu s’étaler aux fenêtres

on se sent bien calé entre ciel et souvenirs

 

à écouter passer l’insaisissable du temps

on garde les paupières fermées longtemps

une branche légère danse dans la fenêtre

 

on aime se sentir rythmé par le souffle de l’autre

on n’est pas pressé de se réveiller

c’est bon de laisser s’agrandir la mémoire

 

le silence dure bien après l’éveil

même après qu’on échange les voix

on est bien dans ce temps qui nous tient réunis

 

*

 

Ce ciel blanc dans les fenêtres

ces quelques paysages de cours d’eau

aux couleurs effacées par le temps

dans leurs cadres aux lignes simples

 

forment le décor de ces jours passés

à n’être que dans sa présence à l’autre

et à soi-même à travers l’autre

sans souci d’hier ni de demain

 

ce lieu dans le battement de la pluie d’hiver

nous y retrouvons le goût du temps lent

de la joie que nous aurons page après page

à nous perdre dans les lacets profonds du soir

 

*

 

La pluie dure longtemps

la pluie les enveloppe

ils se retrouvent mieux dans cette pluie

dans cette présence de la pluie

 

livres de mains en mains

un matin de noël

douceur aux paumes de l’encre voyageuse

il faudra lire jusqu’au bout du souvenir

 

fenêtres ouvertes sur le ciel

une lampe tout le jour brûlera dans le miroir

ils se sentiront bien contre cette absence

à doucement nommer l’enfant qui revit en eux

 

*

 

Rien que ces deux voix

pas à pas des mots

plus légers qu’ombre

dans le silence

 

ces deux cœurs qui s’ouvrent

sautant de vie à vie

les mots qui ne reviennent

que liés dans la musique

 

chanson sur chanson

pour éveiller la vie

que l’enfant réponde

les mains chantent

 

*

 

 

Écouter la sonate n° 16 en do majeur K.545 de Mozart, interprétée par Andreas Schiff : https://www.youtube.com/watch?v=-oN6tt4q978

 

 

*

 

L’enfant silencieux

sous la nuit de ses yeux

son regard profond

à la fois interroge et répond

 

pas interrompu

gestes en suspend

il nous regarde intensément

et conclut d’un sourire léger

 

qu’aussitôt ses lèvres reprennent

comme s’il souriait à l’intérieur

si nos yeux se lisaient dans les siens

qui ne portent que lumière et innocence

 

on entre ainsi dans les pensées secrètes

de cet enfant qui a su nous toucher

de l’évidence simple de son regard en nous

révélant l’enfant que nous n’avons jamais cessé d’être

 

*

 

Un peu de vin léger

d’ombre lente aux lèvres

de mots à rêver

 

un peu de lumière à boire

de mémoire à chanter

au délié du temps

 

un peu de cette encre

dont on lève les jardins

au chemin de l’aube

 

un peu de ton amour

pour que la nuit soit de gel

aux lampes douces de l’absence

 

*

 

Et puis ces mots faciles

chansons vieilles et douces

partagées au feu des langues

une fenêtre ouverte sur la nuit

 

la simplicité des sentiments

quand la musique prend la voix

quand c’est la ronde de la voix

que mains et visages tournent avec la voix

 

la force des mots

de cette vibration qu’ils impriment au corps

qui est déjà celle de la danse

danse que cette ronde de la voix

 

ce désir de vie au fond du corps

qui doucement fait tourner le temps

la table la nuit le ciel les étoiles

et c’est le monde qui bientôt tourne avec les danseurs

 

*

 

Rêver l’aube

ta main sur mon épaule

cœur sous la roue des mots

 

rêver l’enfant

syllabes envolées

au miroir du souffle maternel

 

l’aube sera la nuit

nu fragile d’un visage

au songe des doigts

 

rêver l’aube

doucement renaître au monde

prendre visage

 

 

©Eric Chassefière

Nantes, semaine de noël 2020

 

Catherine Bruneau, Oiseaux noirs (3), gouache

 

(*)

Poèmes écrits un peu avant Noël, extraits d'un recueil intitulé « Rêver l'aube ».

Désormais bien connu de nos lecteurs surtout grâce au groupage de poèmes « musicaux » à la rubrique Creaphonie de mars-avril 2020 – mais aussi par le biais de coups de cœur (Dana Shishmanian, avril 2014 et mars-avril 2019) et de notes de lectures (Dominique Zinengerg, pour S’achèvent murmurés) – le poète Eric Chassefière nous offre la primeur de ces poèmes récents, extraits d’un recueil en cours.

 

 

Salon de lecture :
Eric Chassefière

Recherche Dana Shishmanian

 

Francopolis, janvier-février 2021

 

Créé le 1 mars 2002