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Archives : Vue de Francophonie

 


Mai-Juin 2021

 

 

Les Intervalles de Victor Saudan

 

ou l’instant hors du temps

 

Note de lecture par Dana Shishmanian

 

(*)

 

 

 

Eva-Maria Berg identifie avec perspicacité et justesse de ton la clé de l’aventure poétique de Victor Saudan et par là, de son écriture. Un tercet révélateur qu’elle cite au tout début de sa préface (« Vaste ciel parle de l ́infini / luminosité pleine et dorée / tu n’existes que maintenant ») lui fait découvrir en effet cette immédiateté du vécu présent qui constitue la source jaillissante du poème : « Instant identique à celui de la présence, le moi lyrique. À la fois éphémère et hors du temps. Exclusivement dans le maintenant ! » La préfacière, poète de l’instant elle-même, perçoit ainsi la faille qui s’ouvre pour le poète, en totale suspension des limites temporelles : « Cela pourrait être le poème final du recueil. Mais non, tout à la fin se trouve de manière absolue et expressis verbis “hors du temps” ». Voilà le poème en entier – le dernier du recueil – auquel elle fait référence :

colchique dans les prés

être hors du temps

Zeit lose

fleurir dans l’arrière-saison

profitant des forces

venant d’un autre temps

unifiant à la fois

présence et absence   (p. 108)

Elle remarque aussi que ce recueil « représente et exprime une expression poétique complémentaire à celle d’Ancrages (le recueil précédent, n.n.). Désormais l’écriture permet à l’auteur de pénétrer une sorte de continuum du moment présent. »

Ces « intervalles », on les comprend alors comme des perceptions saisies dans la pleine conscience de l’instant, qui devient à proprement parler in-défini, sinon in-fini, par rapport à la succession temporelle, s’installant « dans un présent sans fin » (p. 48). Il y a chez Victor Saudan une intention, ou sinon, une pulsion intuitive, mais transformée en volonté, d’abolir la trame du temps telle qu’établie a posteriori par les mécanismes préétablis du mental.

L’écriture poétique suit alors un même mouvement de délestage de tout bagage préformaté qui encombre le langage, de toute rhétorique coalescente qui parasite inconsciemment l’expression – ce que remarque pertinemment, aussi, Eva-Maria Berg, quand elle cite un poème vers la fin du livre où l’auteur déclare se méfier des « métaphores », des « oxymores », des expressions de « cruauté et obscurité », pour juste qu’il « tente de créer un chant » avec « des traces de rythmes / des bribes de mélodie / dans un langage le plus simple » (p. 97). Pour en donner juste un exemple, un gracieux poème filiforme est tissu de petits rythmes allitératifs (« fine pluie… bruine fine…  fin fil mélodieux / filigrane chant / sous la bruine », p. 16).

En s’immergeant dans ces « intervalles » on découvre aussi qu’ils sont faits de tout : natures mortes et vives (champs, prés, vergers, broussailles, arbres, êtres animés en tous genres, scènes de la vie courante, sensations corporelles immédiates au contact de matières diverses, images directement perçues à partir d’œuvres d’art telles « des fresques de Böcklin » ou des bâtisses du coin comme telle tour sarrasine, voire notations nues, sans développement, sur les populaces qui ont successivement laissé leurs traces sur les lieux)… Tout cela est ressenti et transcrit de si près, avec une telle fraîcheur immédiate, parfois en quelques traits comme de haïku, qu’on a presque l’impression d’une absence totale d’intermédiaire entre l’« écriture » et son « objet ». Mais justement, c’est là que gît le secret : il y a assurément, dans l’entre-les-deux, sur le fil de rasoir de la page, un « je » qui voit, qui entend des bruits et des sons – des plus doux, comme quand il « écoute parler plutôt les feuilles des arbres », au plus affreusement tragiques tel le « brame sans fin » des arbres coupés à la scie –, qui sent et qui goûte, qui touche, qui, enfin, nous parle – mais c’est un « je » paradoxal, autant immergé qu’abstrus, autant présent qu’absent, autant au-delà-de-l’objet qu’en-deça-du-sujet…

Un poème dessiné comme un croquis, d’une grande précision, nous livre ce paradoxe dans une forme presque didactique, tel un exercice spirituel :

On dirait une soirée d’été

à Ixelles

tout le monde est assis en terrasse

dans la queue devant le bar beaucoup de gros ventres

un serveur énervé qui rentre et aussitôt ressort

avec un café calva je me suis mis au centre

de ce va et vient…

la paix dans le corps.    (p. 40)

L’exercice consiste donc à s’abstraire du « monde » environnant tout en restant au milieu, ou plus précisément, dans l’immédiate proximité du « centre » – sans toutefois viser le centre lui-même car aussi impossible que vain – et en s’y tenant en « paix ». Ces mots-clés témoignent d’une stratégie qui seule rend possible, voire actuelle, la véritable communication, humaine autant qu’artistique, avec « l’Autre » que soi, par le fait même de la perméabilité, de l’ubiquité, de la neutralité transparente du « je » : un observateur « en marge », participant/non-participant, indispensable aux véritables échanges – dont, bien entendu, ceux qui se tissent entre l’auteur et ses lecteurs. Et voilà l’aveu que nous fait le poète dans ce sens, précieux entre tous :

J’ai toujours habité en marge

des centre-ville

lieux d’ancrage dans un espace de rupture et de mise en relation

j’aime habiter les frontières

la frontière

là où l’on devient

l’Autre.     (p. 72)

Cette frontière qui sépare autant qu’elle met en osmose traverse tel un fil rouge le recueil. Elle définit un mode de « vivre dans l’intermédiaire » car elle est éphémère et dynamique, « ancrage multiple / mobile et mutant » (p. 19). Elle est rappelée par un élément sonore, prouvant (s’il le fallait encore) que le chant est la mémoire de l’âme, un Hermès des passages à travers les espaces du monde et hors du monde. Et là, je citerais pour finir trois petites gemmes, comme des cailloux précieux parsemés sur un chemin en mouvement : 

seul lien

existant

entre les lieux

où je passe

passeur éternel    (p. 11)

 

***

seul lien

ce chant du rouge-gorge

sous la pluie fine

me rappelle

mon but.     (p. 13)

 

***

Son qui perce mon cœur

de joie d’un autre monde

chant cristallin du rouge-gorge

petite flûte guirlande sonore

qui m’éveille.    (p. 95)

 

À bon lecteur salut, le critique, lui, n’a plus rien à dire. Merci, Victor Saudan !

 

©Dana Shishmanian

 

 

(*)

 

Intervalles, poèmes, avec des gravures de Agnès Ferdex Kuster et une préface d’Eva Maria Berg (Éditions du Petit Véhicule, collection Galerie de l’Or du Temps, février 2021, 112 p., 25 €) est le deuxième recueil de Victor Saudan, après Ancrages, paru chez le même éditeur en 2019 (collection Chendents n° 133, 8 €).

Né en 1960 à Soleure en Suisse alémanique dans une famille d’origine romande, Victor Saudan a fait des études de littérature et linguistique allemande et française à Genève, Bâle, Berlin et Paris. Enseignement des Sciences du langage et des Études francophones à l’Université de Bâle et depuis 2010 à la Haute École Pédagogique de Lucerne. En 2004 et 2017 il a reçu l’ordre des Palmes Académiques. Parallèlement à ses travaux universitaires, Victor Saudan a mené depuis 1985 des travaux d’écriture expérimentale en lien avec d’autres artistes dans le cadre de performances ou d’expositions. Ensemble avec Agnès Kuster Fernex (gravure, dessin et photographie), il crée des livres d’artiste. Depuis 2018, il organise en août les Journées tri-nationales de poésie de Biederthal, dans le Jura alsacien. Il habite à Paris et à Biederthal en Alsace. Son site personnel : https://victorsaudan.fr.
Présence à Francopolis, dans cette même rubrique : mars-avril 2020, novembre-décembre 2020, janvier-février 2021.

 

 

Victor Saudan

Lecture par Dana Shishmanian

Vue de Francophonie, mai-juin 2021

 

 

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