Eva-Maria Berg identifie avec
perspicacité et justesse de ton la clé de l’aventure poétique de Victor
Saudan et par là, de son écriture. Un tercet révélateur qu’elle cite au
tout début de sa préface (« Vaste ciel parle de l ́infini /
luminosité pleine et dorée / tu n’existes que maintenant ») lui
fait découvrir en effet cette immédiateté du vécu présent qui
constitue la source jaillissante du poème : « Instant
identique à celui de la présence, le moi lyrique. À la fois éphémère et
hors du temps. Exclusivement dans le maintenant ! » La
préfacière, poète de l’instant elle-même, perçoit ainsi la faille qui
s’ouvre pour le poète, en totale suspension des limites
temporelles : « Cela pourrait être le poème final du
recueil. Mais non, tout à la fin se trouve de manière absolue et expressis verbis “hors
du temps” ». Voilà le poème en entier – le dernier du
recueil – auquel elle fait référence :
colchique dans les prés
être hors du temps
Zeit lose
fleurir dans l’arrière-saison
profitant des forces
venant d’un autre temps
unifiant à la fois
présence et absence (p. 108)
Elle remarque aussi que ce recueil
« représente et exprime une expression poétique complémentaire à
celle d’Ancrages (le recueil précédent, n.n.).
Désormais l’écriture permet à l’auteur de pénétrer une sorte de continuum
du moment présent. »
Ces « intervalles », on
les comprend alors comme des perceptions saisies dans la pleine
conscience de l’instant, qui devient à proprement parler in-défini, sinon
in-fini, par rapport à la succession
temporelle, s’installant « dans un présent sans fin »
(p. 48). Il y a chez Victor Saudan une intention, ou sinon, une pulsion
intuitive, mais transformée en volonté, d’abolir la trame du temps telle
qu’établie a posteriori par les mécanismes préétablis du mental.
L’écriture poétique suit alors un
même mouvement de délestage de tout bagage préformaté qui encombre le
langage, de toute rhétorique coalescente qui parasite inconsciemment
l’expression – ce que remarque pertinemment, aussi, Eva-Maria Berg, quand
elle cite un poème vers la fin du livre où l’auteur déclare se
méfier des « métaphores », des « oxymores »,
des expressions de « cruauté et obscurité », pour juste
qu’il « tente de créer un chant » avec « des
traces de rythmes / des bribes de mélodie / dans un langage le plus
simple » (p. 97). Pour en donner juste un exemple, un gracieux
poème filiforme est tissu de petits rythmes allitératifs (« fine
pluie… bruine fine… fin fil
mélodieux / filigrane chant / sous la bruine », p. 16).
En s’immergeant dans ces
« intervalles » on découvre aussi qu’ils sont faits de
tout : natures mortes et vives (champs, prés, vergers, broussailles,
arbres, êtres animés en tous genres, scènes de la vie courante,
sensations corporelles immédiates au contact de matières diverses, images
directement perçues à partir d’œuvres d’art telles « des fresques
de Böcklin » ou des bâtisses du coin comme telle tour sarrasine,
voire notations nues, sans développement, sur les populaces qui ont
successivement laissé leurs traces sur les lieux)… Tout cela est ressenti
et transcrit de si près, avec une telle fraîcheur immédiate, parfois en
quelques traits comme de haïku, qu’on a presque l’impression d’une
absence totale d’intermédiaire entre l’« écriture » et son
« objet ». Mais justement, c’est là que gît le secret : il
y a assurément, dans l’entre-les-deux, sur le fil de rasoir de la page,
un « je » qui voit, qui entend des bruits et des sons – des
plus doux, comme quand il « écoute parler plutôt les feuilles des
arbres », au plus affreusement tragiques tel le « brame sans
fin » des arbres coupés à la scie –, qui sent et qui goûte, qui
touche, qui, enfin, nous parle – mais c’est un « je »
paradoxal, autant immergé qu’abstrus, autant présent qu’absent, autant au-delà-de-l’objet qu’en-deça-du-sujet…
Un poème dessiné comme un croquis,
d’une grande précision, nous livre ce paradoxe dans une forme presque
didactique, tel un exercice spirituel :
On dirait une soirée d’été
à Ixelles
tout le monde est assis en
terrasse
dans la queue devant le bar
beaucoup de gros ventres
un serveur énervé qui rentre et
aussitôt ressort
avec un café calva je me suis
mis au centre
de ce va et vient…
la paix dans le corps. (p.
40)
L’exercice consiste donc à
s’abstraire du « monde » environnant tout en restant au
milieu, ou plus précisément, dans l’immédiate proximité du « centre »
– sans toutefois viser le centre lui-même car aussi impossible que vain – et en s’y tenant en « paix ».
Ces mots-clés témoignent d’une stratégie qui seule rend possible, voire
actuelle, la véritable communication, humaine autant qu’artistique, avec
« l’Autre » que soi, par le fait même de la perméabilité,
de l’ubiquité, de la neutralité transparente du « je » :
un observateur « en marge »,
participant/non-participant, indispensable aux véritables échanges –
dont, bien entendu, ceux qui se tissent entre l’auteur et ses lecteurs.
Et voilà l’aveu que nous fait le poète dans ce sens, précieux entre
tous :
J’ai toujours habité en marge
des centre-ville
lieux d’ancrage dans un espace
de rupture et de mise en relation
j’aime habiter les frontières
la frontière
là où l’on devient
l’Autre. (p. 72)
Cette frontière qui sépare autant
qu’elle met en osmose traverse tel un fil rouge le recueil. Elle définit
un mode de « vivre dans l’intermédiaire » car elle est
éphémère et dynamique, « ancrage multiple / mobile et mutant »
(p. 19). Elle est rappelée par un élément sonore, prouvant (s’il le
fallait encore) que le chant est la mémoire de l’âme, un Hermès des passages
à travers les espaces du monde et hors du monde. Et là, je citerais pour
finir trois petites gemmes, comme des cailloux précieux parsemés sur un
chemin en mouvement :
seul lien
existant
entre les lieux
où je passe
passeur éternel (p. 11)
***
seul lien
ce chant du rouge-gorge
sous la pluie fine
me rappelle
mon but. (p. 13)
***
Son qui perce mon cœur
de joie d’un autre monde
chant cristallin du rouge-gorge
petite flûte guirlande sonore
qui m’éveille. (p. 95)
À bon lecteur salut, le critique,
lui, n’a plus rien à dire. Merci, Victor Saudan !
©Dana Shishmanian
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