Ma terre
Ils sont venus du monde entier
Voir la mort en direct sur ma terre
saccagée.
Ils ont filmé l’angoisse,
Ils ont montré l’effroi,
Ils ont décrit l’horreur
Et la souffrance et l’indicible…
Puis, ils sont partis,
Nous laissant seuls avec la mort,
Et la douleur et l’innommable.
Ma terre n’est rien d’autre
Qu’un corps nu, qui n’ébranle
Que l’instant d’un regard
Et de la trajectoire d’une larme.
Yves Patrick
Augustin
Montréal, Québec
pour Sara
Cette date-là
Nous ne l’oublierons jamais.
Ce jour-là la terre a tremblé
Tremblé, tremblé, tremblé
dans les entrailles du pays d’Haïti.
Ce jour-là le malheur est tombé sur
nous.
Oh ! Oh !...
Nous avons crié, nous avons pleuré
Depuis notre départ de Guinée
La souffrance ne nous a jamais quittés.
La terre a tremblé
Les enfants ont couru
Leurs parents aussi
Partout, partout…
Les enfants sont morts
Leurs parents aussi
Partout, partout.
Ceux qui sont restés vivants
pourront danser la cabinda .
Oh ! Oh !...
La terre a tremblé
Les écoles sont écrasées,
les hôpitaux sont écrasés
Le palais est renversé
La cathédrale s’est effondrée.
Toutes les maisons sont détruites.
On n’a pas trouvé Sara
Dans les décombres de l’hôtel Montana
Li mouri.
Litani lèmò mèt komanse
Nou prale fè apèl vivan.
Demen
lè soley la leve
Ti
zwazo nan bwa ape chante ankò
Ap
ganyen bèl misik
Ap
ganyen bèl koze
Nou prale
chante
Nou prale
danse lavi
Peyi dayiti
paka mouri.
Sa maman ne la reverra plus jamais
Elle est morte.

Le mur sculpté de Félix Rollin (Paris, face au Centre
Wallonie-Bruxelles, 46, rue Quincampoix).
Photographie : Dana Shishmanian, mars 2010.
La litanie des morts peut commencer
Nous allons faire l’appel des vivants.
Demain quand le soleil se lèvera
Les petits oiseaux chanteront encore
dans les bois
Il y aura de belles musiques
Il y aura de belles paroles
Nous chanterons, nous danserons la vie
Le pays d’Haïti ne peut
pas mourir.
Lélio Brun
Lélio alias Katifrè
Barbazan, 20-01-2010
Douze Janvier
Nous sommes indivisibles
L’encre et le jour
Les rivières et les mots
Le voyage et les soupirs
Des blessures exposées aux rangs des
trottoirs
Des ruelles qui s’avancent sur le va et
vient des larmes
Et des visages qui se levaient oubliés
sans fragment
On rassemblait des cris pour sauver des
noms
On rassemblait nos forces pour essuyer
nos âmes
Parce que la terre
Contrariée de ces haillons
Dansa le ci-git
Des entrailles en fumée
Comment trépasser hors de son
sang ?
Comment vivre loin de son corps ?
Comment freiner ses yeux
Qui marchent plein de dépouille ?
Mais le ciel aux oiseaux Tam-Tam
Pour acclamer le jour
Se faisait Nuage de poussière
Pour accueillir le deuil
De magnitude l’horizon tombait
D’amplitude le sang arrosait les murs
De fréquence en fréquence
Des cadavres bourgeonnaient
Pour apprendre aux chiens à compter
Et les désirs mouillés de l’instant
S’appuyaient sur la fin
Sans aucune prophétie
A présent si nos cœurs s’ouvrent
Malgré les plaies
Cassons les marges pour redéfinir
l’espoir
Parce qu’Haïti est dans nos veines
Une circulation parfaite
Anderson Dovilas
janvier 2011
Les immeubles n’ont plus de chapeaux
L’aura d’un tsunami
Reconstruit ses rêves de poussières
L’espoir erre tel un chien en mal de viande
Qui n’arrête pas sa poursuite au milieu de deux blocs fendus
Le drapeau n’a plus de place pour les gouttes de nuit
Bleu et noir de sang
Le vide est à l’ envers
La cinétique d’une terre
Voulant s’enfuir d’elle-même
En oubliant trois arcs-en-ciel
Trempés dans le crépuscule
Une demoiselle sans visage
Fait concurrence aux libellules
Pour le handicap d’une pluie
son ventre plein de jours
reconstruit notre devenir
Fabian Charles
Port-au-Prince
Port-au-Prince,
je te prends dans mes bras
Port-au-Prince, je te prends dans mes
bras
Avec tes infortunes, tes amas de fatras
Ton lourd fardeau est le mien
T’embrasser, je creuse en diagonale, le
chemin
Tes blessures purulentes gangrènent mon
corps
Dans tes rues, les chiens errants ne
circulent plus
Derrière les cortèges funèbres, les
chiens domestiques
Ne courent plus, les lumières sont
éteintes
Dans les cœurs, comme aux réverbères
Personne ne pleure
Les morts ensevelis les morts en
catimini, à la pelleteuse
Dans cette immense amertume, il y a de
la lumière jusque dans les ténèbres
Aux cent fleurs du mois de Janvier,
j’enlève mon chapeau
Aux sans-abris, sans fortune, je donne
mon manteau
Aux disparus de tes entrailles, je prie
sur les sépultures anonymes
Aux femmes violées au petit matin, ma
compassion est sans bornes
Maguet Delva
Toutes les villes ont leurs histoires
de sang
de sel frais
de carnavals aux fûts des arcs-en-ciel
toutes les villes ont leurs histoires
d’hommes libres
des mots à dire sous la fumée des
cigares
des femmes de paille consolatrices des
douleurs
des victoires remémorées au salon du
souvenir
des hommes en guerre sans fin dans
leurs misères
et des remords quelque part dans le
cœur
toutes les villes ont leurs rues
d’enfants inanimés
des blessures noyées dans le fond des
nuits
des amis disparus à l’orée des étoiles
résignées
des fiancés trahis jusqu’à
l’humiliation suprême
toutes les villes ont leurs histoires
d’amour
d’heures libres aux yeux de
l’arc-en-ciel
de femmes blessées dans leur silence
de filles catégoriques dans leur
orgasme
de mains immaculées jusqu’aux bords de
l’ivresse
de pauses certaines au gel de
l’infidèle
de jeunes mariés qui n’aiment plus les
confettis
toutes les villes ont leurs histoires
d’orgues mures
des souvenirs qui ne puissent chavirer
la mer
de fleurs qui se taisent à chaque
angoisse verticale
de matins heureux qui saluent le
bonheur
de tranquilles assassins aux gestes
mendicitaires
de murmures trop voilés qui indiquent
le chemin du désespoir
toutes les villes ont leurs histoires
de révolution
l’enchantement des grands gestes utiles
l’égarement dans la foulée de dix mille
vies
les grâces de l’arc-en-ciel dans les
chaînes de l’espoir
l’illusion de la géographie qui s’ouvre
aux étoiles
la liberté dans les mots qui chassent
les solitudes
le sourire triste quand il ne faut pas
pleurer
toutes les villes ont leurs histoires
de sang
de globules frais
dans la nudité des anneaux
le corps du révolutionnaire englouti
dans les forges
toutes les villes ont leurs histoires
de paix
la belle paix que l’on souhaite à
chaque fenaison
la saison des amours et des cigales Ô
filles
le désarroi des semeurs et des diseurs
de bonne aventure
la longue marche des grévistes aux
carrefours des histoires
la faiblesse des vaincus habités par
mille regrets
les visages qui se lèvent à
l’effondrement de la première victime
toutes les villes ont leurs histoires
de deuil
deuils et mélancolie dans les limbes de
la terre
d’hommes bouleversés vers les mélasses
du quotidien
de mains mouillées aux ancrages des
paquebots
de marins et de marchands d’opium aux
racines de l’oubli
de navires pleins de filles amoureuses
qui rêvent de paradis sur terre
deuils de pluie glacée aux sept plaies
de l’Égypte
ô lait blanchissant mon âme contre tout
fruit défendu
toutes les villes ont leurs histoires
d’enfants
d’enfance à la misée de l’aube aux pas
incertains
de balançoires de filets grimpeurs et
de jets d’eau
d’innocence dans les parcs d’attraction
au creux de la joie
de songes imprévisibles au balancement
des premiers gestes
de rêves apprivoisés au gazouillement
des premiers mots
d’enfants plaintifs à la merci des
étoiles
toutes les villes ont leurs histoires
de mères
de pages trop maternelles aux vallons
des plaisirs
de mères aux deux bras ouverts Ô cœurs
sacrés dans la nuit
de chrysalides aveugles saignant des
ailes et des paupières
de femmes aux yeux torturés d’amour et
d’eau fraîche
de filles qui aiment trop jusqu'à un
léger seuil de tolérance
de fiancées à peine mariées qui courent
déjà après leur ombre
de mères anonymes qui refoulent la mer
au péril des infidèles
histoires d’éternels passagers contre
le temps
vagues d’une égale naissance
voyageurs souverains de chaque matin masqué du soleil
de chaque jour
de chaque feuille morte du bout des
doigts
de chaque enfant
de chaque homme libre privilégié sans
fin
à qui il eût fallu à grands pas
la haute délivrance des jours sans
elles
les villes qui pleurent aux limons des
vacarmes
Saint-John Kauss
Québec
Depuis un balconnet de notre rue
Lamarre
je regardais partir des bateaux à
vapeur
qui vers l'ouest s'en allaient en
larguant les amarres
chargés d'utiles biens sans ambages sans peur
j'aimais Wharf Jérémie
port ouvert sur ma vie
j'aimais Maïs Gâté
porte sur l'étranger
j'aimais Cité Soleil
tes villas sans soleil
et ta Cité de Dieu
tes églises sans Dieu
je fais un premier pas
des mots d'amour je sème
je te dis que je t'aime
je n'en démordrai pas
on en veut à ta peau
à ton altier drapeau
il nous faut étaler de gigantesques haies
une Forêt des Pins du Cap à l'Arcahaie
il nous faut alentour des enclos de dattiers
des pommiers, des manguiers, des champs de caféiers
pour que les eaux boueuses signe de décadence
envieuses de ton heur et de ta résilience
ne viennent bousiller ton propret Champ de Mars
détruire ô barbarie deux siècles de cimaise
abattre l'ilang-ilang de ton Chemin des Dalles
souiller impunément tes fières cathédrales
j'ai des prises de vue de ton palais
tout blanc
tes cercles tes carrés tes grands restaurants
racontant ta gloire ton beau nom ta fierté
tes anciens quartiers et ta vieille beauté
on voit le centre-ville entrechoc de cultures
réservoir de luxe et de haute couture
haut lieu de prétention d'arrogance faux col
sanctuaire des lycées et des grandes écoles
qui vomissaient superbes des agrégés ingrats
des hâbleurs grands mangeurs comptables gros et gras
des maîtres et des profs férus de connaissance
et sans reconnaissance
des docteurs qui te crachent dessus
dont tu n'as rien reçu
des agronomes à en revendre
qui s'ingénient à tout te vendre
patrie pardonne leur
quoiqu'ils sachent ce qu'ils font
car autant que les leurs
je compte mes affronts
pays je n'ai rien fait
pour aider à changer ton misérable aspect
en ingrat je me tais
quand sur toi on se met à gloser sans respect
j'ai péché moi aussi
c'est pour cela qu'ici
ayant joui de tes dons
j'implore ton pardon
Jean-Robert Léonidas
Brooklyn
(NY), Etats-Unis
(extrait de Parfum de
Bergamote,
Les Editions du Cidihca, Montréal, 2007)
La terre saignée partout
A gonflé ses joues
Pour planter des pieux
Sous nos pieds
Sous nos symboles
“Terre, ils sont désormais ta chair”
Les mille chapelets
De notre poumon
Mutilés
Egrenés
Se livrent au flair des chiens.
Mourir comme des chiens
Des fleurs criblées
De balles d’abeilles
Avant l’adieu du jour
Avant les tendres baisers du soir
Les plumes ensevelies retiennent leur
souffle
Ecrire aujourd’hui
Suicide de la Poésie
J’écris quand même
Pour survivre
Je lâche mes vers
Dans la grande fosse
Pour saluer ceux qui partent
Ceux qui attendent le prochain train
Ceux qui ont enterré tout souvenir.
Charlito
Louissaint
Port-au-Prince,
13 Janvier 2010
Sauf les gouttes de rosée
Entre mes doigts
Il m’a tout prit
Sauf la lune
Qui était à ma fenêtre
Triste et solitaire
Je suis le roseau flottant
à la racine raide et ferme
Si un courant m’entraîne
Je ne crois pas que je le suivrai
Dans ce tumulte de déchirures
De cassures et d’éclaboussures.
Les champs retiennent les chants
sur le bas-côté
Aux concerts des hurlements
la ville dépecée devenue folle
enroulée de grosses tresses en barbelé
J’eus le souffle coupé
entrecoupé d’ailes
aux giclements du sang des innocents
jetés au coin du trottoir
Nos flots de Parole en Archipel
interrompue
exportée directement à la morgue
ne sont que lame de feu ressuscitant
envoyé pour la résurrection des fosses
communes
m’embrasser des mots que je voulais
dire
en ce soir du douze Janvier
où le soleil jetait ses derniers
reflets
Mon jeune âge a plus vécu
plus pensé
plus souffert
que la plupart de nous vieillards
officiels
officieux…?
La mort tel un faucon plane
et guette sa proie ici et ailleurs
de tout son poids
Mais nous ne laisserons jamais la
chance à la mort
d’apprendre à Port-au-Prince de mourir
Elle s’affranchira de ce néant qui
scrute

Thélyson Orélien
A
Port-au-Prince, 15 mars 2010
O
odieux
eau feu
les secousses
telluriques
O
au secours
aux carrefours
le non-retour
automatique
O
aux dieux
adieu
les non-dits
ataviques
***
Aèdes
griots
sambas
poètes d’ici et d’ailleurs
vous tous qui apportez
vos mots d’ombre
vos mots de lumière
vos mots miroir
vos mots arc-en-ciel
pour panser, soulager et guérir
les plaies béantes de Port-au-Prince
les blessures mortelles de Jacmel
les lacérations profondes de Léogane
en peu de mots
aèdes
griots
sambas
vous qui empruntez au silence
vos chants rassurants
pour apaiser la profonde douleur
d’Haïti
j’aimerais bien pouvoir me joindre à vous
cependant,
souffrant du mutisme
des mots ensevelis sous les décombres
je ne fais qu’en moi traduire sans répit
l’étonnement de la voyelle O...
Jean-Robert Paul
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