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Archives : Vue de Francophonie

 

Janvier-février 2022

 

 

 

« … souvenir d’un vertige si fort… »

 

Poème inédit de Victor Saudan

 

Une image contenant roche, extérieur, rocheux, montagne

Description générée automatiquement

Photo d’Éliette Vialle (le Rocher aux Trous, les Alpilles)

 

Par les vallées

 

I

Lire le paysage

tout autour de moi

pour chercher les indices

énigme du pli et de la rupture

chaque butte une respiration

chaque crevasse un souvenir

 

couche par couche

dévoiler le vide traversé

voyager l’espace

vers d’autres moments

la vie d’autres horizons

 

couche par couche le souterrain

devenu surface

l’infini

abîme simultané

je regarde

j’efface

 

récit impossible

syntaxe en friche

reflets comme dans une mare boueuse

voir enfin le fond de la ligne

je lève les yeux

le vaste perdu

 

apprendre à lire

par l’écriture du lieu.

 

II

Assis dans le creux

du vallon je rêve d’infini

regard imaginé du haut des cimes

confronté au choc des choses plates

l’ombre et la pluie

 

insupportable bruit de l’hélicoptère

ramassant les cadavres des arbres coupés

à l’entrée du village

 

horizons fracturés tous azimuts

vieux palazzo en pierre grise

au raz du plancher des fenêtres-fentes

tout le long du toit sous lequel j’habite

plaques écrasantes de granit et d’ardoise

le regard attiré piégé

par les rectangles transparents tout en longueur

pierres en profondeur

vue dans l’abîme des Cent Vallées

rivière au creux du vallon invisible

trop profond

tunnel fleuve

 

murailles de pierres sèches

seul ancrage horizontal

dans ce monde en chute

fougères sèches écrasées

sur le rouge fané des bruyères en fleur

prés dorés sous les châtaigniers et les bouleaux

habiter au-dessus de l’abîme

en dessous des forêts et des alpages

loin de la lumière des hauteurs

 

horizon perdu des falaises

l’ombre avance dans la vallée

de moins en moins de couches

plis invisibles

tout s’aplatit

s’homogénéise

aucun relief

aucun profil

 

d’un coup un silence absolu

souvenir d’un vertige si fort

si soudain

me tirant vers le gouffre.

 

III

Et réapparaît le monde

S’élevant de la noirceur de la nuit

épiphanie

arbustes

arbres

l’herbe dorée de la châtaigneraie

troncs blancs des bouleaux

tout apparaît

silhouette de la montagne

touchant le ciel

immensité

pierre et terre et végétal

je retrouve la syntaxe du monde.

 

IV

Grésillement continu

contenant

une multitude de sons

argent fluide qui

étincelle

cristaux de neige éparpillés

dans l’ombre

flaques d’eau parfois gelées

la terre noire du chemin

une bouillie marécageuse

 

à flanc de côteau

dans l’entrée du vallon

devant le pli de l’éternité

la combe de l’A

vert foncé, jauni, ocré

transcendance des mélèzes

je cherche la rencontre

de mondes disparus

Orion allongé à mes pieds

accueille goulument

les derniers rayons

du soleil d’automne

avant que l’ombre

remplisse toute la combe

 

côté droit immensité écrasante

des masses de pierre dolomite

côté gauche la pente raide végétale

montagne de schistes érodés

 

plages de sable à l’infini

sans aucune trace d’humain

forêts tropicales géantes

séparées par l’A

coulant à travers l’hiatus

de millions d’années

fossilisées

 

de temps en temps

un cerf et

un chamois

se montrent

 

sur les prés

les plus hauts

 

me regardent

regarder

l’éternité

 

leurs silhouettes lointaines

vibrent dans l’air chaud

qui passe

au-dessus

des massifs argentés

genévriers et

rhododendrons

de l’Alpe.

 

V

Là où se croisent les vallons

jonction des rivières

une forteresse de spiritualité me fait barrage

prend place

tel un sphinx

m’accueille

promeneur arrivé à son but

question oubliée

le bien et le mal

lion et guerrier

rôles échangés

mais qui est le troisième en jeu

comment vivre en face du néant

comment continuer son chemin dans un monde inversé

trinité énigmatique

où es-tu maintenant Rodo

naissance de l’animal dans l’esprit

de l’homme

monde végétal dragons

sont la véritable fondation des immémoriaux

signes d’écriture profonds

dans le paysage et la jetée de pierres

un soupçon de la beauté

reflet du paradisiaque

de calcaire et de sable

vieilles pierres poutres de bois et plafonds

œuvres d’art sorties de la terre

comme des arbres fossilisés

au pied du triangle des Ballons

recherche de traces dans la neige

or plaque brillante

cassée en mille morceaux

le tronc d’arbre

courant d’eau

chaque sculpture un chiffre

l’énigme de la beauté

irrésolue.

 

VI

Vallée des vallées

telle la fleur de camélia

battement d’ailes du paysage

feuille pliée sur feuille

à l’infini

 

tout est crevasse et cassure et rupture

montagnes en chute

cadavres d’arbres qui s’envolent

bruissement sans relâche des hélices

gémissement des scies

 

tendre mise en éventail

des horizons

val sur val

se pose

se couche

 

dos de forêts échelonnés

une centaine de fois

cercle de camélia

des heures

de granit.

 

VII

Pluie et brouillard

flocons de nuages

se détachent des collines

humidité froide

mousses

noire

bleu

vert foncé

le bus part

horaires farfelus

accident de personne

objet abandonné

à travers la vitre du bus

je découvre un pays inconnu

 

aller un peu plus loin

connaître l’autre face

de la montagne lunaire

 

imaginaire

carte sur mes genoux

imagination

perception

bribes de vapeurs froides

les gardiens du seuil

apparaissent

tours dominants la vallée

menaçant

les uns

les autres

 

seuil végétal

bois

rivière

haies sauvages

aussitôt attentes d’absolu

aussitôt

déçues

immense centre d’empaquetage

et de distribution

ovni dans une nature presque alpine

falaises de gré et de gneiss

portant une végétation

luxuriante, méridionale

présence des châtaigniers

 

à Lièpvre

un chevreuil

ou est-ce une biche

nous regarde passer

du haut d’un rocher

juste au-dessus

du village

 

au moment

où je descends du bus

St. Croix aux Mines

centre

la pluie s’arrête

perplexe

villa splendide abandonnée

résidus de parcs infinis

découpés

encadrés

grillagés

 

belles maisons

formes

couleurs

ensembles intactes

mal aimées

habitées sans choix

sans joie

souffrance en souvenir

au bout d’une histoire

 

je cherche un lieu pour manger

seule une pizzeria à guichet automatique est disponible…

je trouve refuge « Au raisin »

assez plein

tout le monde se retourne quand j’arrive

un étranger

fin septembre

non rien à manger

il y a bien longtemps

village mort

je me protège dit la patronne

 

perplexe

 

grande beauté

certains lieux

entrées

fenêtres

couleurs de façade

devantures de magasins

fermés

 

époque des filatures

du beau tissu

avant le synthétique

 

fierté ouvrière

 

vide symbolique

 

questions se posent

 

espèce de malédiction ?

espace d’impuissance ?

traces de la guerre ?

d’abandon ?

du refoulement ?

fuir

 

traces d’humanité

d’engagement

d’harmonie

beauté de l’ensemble

des détails

pli poétique

comme un souvenir

 

immédiateté des signes

pas de maquillage

pas de mise en scène

est-ce cela l’authenticité

traces de la vie

au quotidien

premier pas vers la résilience

 

sont là

une pharmacie

un tabac

une fleuriste

 

l’énigme est là

 

à livre ouvert

continuer la lecture

doute 

mon regard est-il fait de ce que je sais

 

dans quelle mesure un lieu existe-t-il en tant que tel

au-delà

d’un regard

 

le génie du lieu

triste

tragique

utopique

 

et si tout était à venir

et si tout était là

 

l’image me revient

du trésor au plus profond de la terre

fil précieux à trouver dans la mine

 

et si tout était là

 

repérage

 

VIII

dernières roses autour du bassin

sur une ligne centrale

trois jets d’eau en biais

de droite à gauche

cinq de gauche à droite

dont un tout minuscule

plateforme de pierre en arrondie

encadrée d’une grille en fer forgé

bout de place des Vosges au cœur des Vosges

grandiose bâtisse qui dort entre les hêtres géants

rêvant d’un air

triste et prometteur

 

India Song

 

assis sous un frêne immense en agonie

seules les pointes

de ses six majestueuses branches

portent encore quelques

touffes de feuilles vertes

 

les bancs du parc sont couverts de petites mousses et lichens

la roseraie envahit le tunnel d’une longue pergola en bois

envahie elle-même de liserons et de ronces

grandiose composition végétale

décadence joyeuse

 

la monumentale pergola en pierre résiste à cette orgie

et boude un peu dans son coin

quand je repasse

en fin de journée

un groupe de bénévoles

d’une association de jardinage collectif

est en train de tailler les rosiers et ils m’invitent

à faire de même

 

avec fierté une femme me montre le potager en permaculture

qui se trouve tout au fond du parc

illuminé par les fleurs de soucis

répandues partout

 

le petit pavillon en bois et en briques

me rappelle les tourelles en Dordogne

il est fermé

toutes ses ouvertures sont bouchées d’aggloméré

une mise en cadrage abstraite

en honneur des Spindler

 

les colonnes à droite du pavillon

me font penser à des potences

restes d’une autre pergola monumentale

symétrique à celle qui boude

dans son coin

 

face au frêne mourant

de l’autre côté du pré

un jeune frêne à fleurs

bien vert

vigoureux

 

besoin de m’asseoir à nouveau sur un banc

depuis quelques mois la douleur s’est généralisée dans tout mon système de locomotion du côté droit comme si toute la jambe et le bas du dos étaient vrillés par une main géante invisible

au moment du repos j’arrive à détendre un peu le tourbillon

mais sans jamais vraiment en sortir

fascias, articulations, tendons

tendus sur mes os et mes muscles

tel un grand instrument de musique ancien

dont les cordes vibrent aux sons

de toute une vie

 

trois immenses hêtres

derrière le château

(on voit qu’il y en avait quatre)

offrent un tapis de fèves généreuses

ma mère ramassait ces fèves pendant la guerre

pour en faire de la farine

Buchweizen

blé de l’hêtre

 

je rentre dans une atmosphère toute autre

c’est le jardin des vivaces

je me sens comme chez moi

dans cette partie du parc

située entre château et serre

 

la fin de saison est déjà

bien avancée

trace de l’absence

d’une recoupe au milieu de l’été

je profite

des couleurs du fané et desséché

rouge sang

jaunes et ocres effacés

vert amande délavé

écritures noires et blanches sur un tissu végétal dense

en train de devenir transparent

 

le soleil du soir au dos

je bois la chaleur tel un chat allongé

la fatigue du corps se dissout

l’instrument sonore se met en branle.

 

IX

Écouter le silence

 

En attendant le brame des cerfs

Je croque

La pomme

De mon enfance.

 

©Victor Saudan

24 décembre 2021

 

 

 

Ce poème de grand souffle écrit d’un seul trait nous confronte à l’immédiateté de la perception, qui s’avère en fait abyssale et vertigineuse, à l’instar des perspectives renversées et changeantes des hautes montagnes et des alpages : le poète-flâneur, qui sait, en passant « par les vallées », survoler « un monde en chute » et « habiter au-dessus de l’abîme », se perd dans des révélations déconcertantes, portées malgré tout par la simple observation de l’environnement – humain ou non : « dans quelle mesure un lieu existe-t-il en tant que tel / au-delà / d’un regard »… « et si tout était à venir / et si tout était là »…. En tout cas, « l’énigme est là » – et elle s’appelle Poésie : la vraie, l’étonnante, l’insurpassable.

Bien connu désormais de nos lecteurs, Victor Saudan est un poète suisse. Dernière présence à Francopolis, à cette même rubrique, au numéro de janvier-février 2021 ; voir aussi ma chronique à son recueil Intervalles au numéro de mai-juin 2021. Son site personnel : https://victorsaudan.fr/

D.S.

 

 

 

Victor Saudan

Vue de Francophonie, janvier-février 2022

recherche : Dana Shishmanian 

 

 

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