Par les vallées
I
Lire
le paysage
tout
autour de moi
pour
chercher les indices
énigme
du pli et de la rupture
chaque
butte une respiration
chaque
crevasse un souvenir
couche
par couche
dévoiler
le vide traversé
voyager
l’espace
vers
d’autres moments
la vie
d’autres horizons
couche
par couche le souterrain
devenu
surface
l’infini
abîme
simultané
je
regarde
j’efface
récit
impossible
syntaxe
en friche
reflets
comme dans une mare boueuse
voir
enfin le fond de la ligne
je
lève les yeux
le
vaste perdu
apprendre
à lire
par
l’écriture du lieu.
II
Assis
dans le creux
du
vallon je rêve d’infini
regard
imaginé du haut des cimes
confronté
au choc des choses plates
l’ombre
et la pluie
insupportable
bruit de l’hélicoptère
ramassant
les cadavres des arbres coupés
à
l’entrée du village
horizons
fracturés tous azimuts
vieux
palazzo en pierre grise
au raz
du plancher des fenêtres-fentes
tout
le long du toit sous lequel j’habite
plaques
écrasantes de granit et d’ardoise
le
regard attiré piégé
par
les rectangles transparents tout en longueur
pierres
en profondeur
vue
dans l’abîme des Cent Vallées
rivière
au creux du vallon invisible
trop
profond
tunnel
fleuve
murailles
de pierres sèches
seul
ancrage horizontal
dans
ce monde en chute
fougères
sèches écrasées
sur le
rouge fané des bruyères en fleur
prés
dorés sous les châtaigniers et les bouleaux
habiter
au-dessus de l’abîme
en
dessous des forêts et des alpages
loin
de la lumière des hauteurs
horizon
perdu des falaises
l’ombre
avance dans la vallée
de
moins en moins de couches
plis
invisibles
tout
s’aplatit
s’homogénéise
aucun
relief
aucun
profil
d’un
coup un silence absolu
souvenir
d’un vertige si fort
si
soudain
me
tirant vers le gouffre.
III
Et
réapparaît le monde
S’élevant
de la noirceur de la nuit
épiphanie
arbustes
arbres
l’herbe
dorée de la châtaigneraie
troncs
blancs des bouleaux
tout
apparaît
silhouette
de la montagne
touchant
le ciel
immensité
pierre
et terre et végétal
je
retrouve la syntaxe du monde.
IV
Grésillement
continu
contenant
une
multitude de sons
argent
fluide qui
étincelle
cristaux
de neige éparpillés
dans
l’ombre
flaques
d’eau parfois gelées
la
terre noire du chemin
une
bouillie marécageuse
à
flanc de côteau
dans
l’entrée du vallon
devant
le pli de l’éternité
la
combe de l’A
vert
foncé, jauni, ocré
transcendance
des mélèzes
je
cherche la rencontre
de
mondes disparus
Orion
allongé à mes pieds
accueille
goulument
les
derniers rayons
du
soleil d’automne
avant
que l’ombre
remplisse
toute la combe
côté
droit immensité écrasante
des
masses de pierre dolomite
côté
gauche la pente raide végétale
montagne
de schistes érodés
plages
de sable à l’infini
sans
aucune trace d’humain
forêts
tropicales géantes
séparées
par l’A
coulant
à travers l’hiatus
de
millions d’années
fossilisées
de
temps en temps
un
cerf et
un
chamois
se
montrent
sur
les prés
les
plus hauts
me regardent
regarder
l’éternité
leurs
silhouettes lointaines
vibrent
dans l’air chaud
qui
passe
au-dessus
des
massifs argentés
genévriers
et
rhododendrons
de
l’Alpe.
V
Là où se croisent les vallons
jonction des rivières
une forteresse de spiritualité me fait barrage
prend place
tel un sphinx
m’accueille
promeneur arrivé à son but
question oubliée
le bien et le mal
lion et guerrier
rôles échangés
mais qui est le troisième en jeu
comment vivre en face du néant
comment continuer son chemin dans un monde
inversé
trinité énigmatique
où es-tu maintenant Rodo
naissance de l’animal dans l’esprit
de l’homme
monde végétal dragons
sont la véritable fondation des immémoriaux
signes d’écriture profonds
dans le paysage et la jetée de pierres
un soupçon de la beauté
reflet du paradisiaque
de calcaire et de sable
vieilles pierres poutres de bois et plafonds
œuvres d’art sorties de la terre
comme des arbres fossilisés
au pied du triangle des Ballons
recherche de traces dans la neige
or plaque brillante
cassée en mille morceaux
le tronc d’arbre
courant d’eau
chaque sculpture un chiffre
l’énigme de la beauté
irrésolue.
VI
Vallée
des vallées
telle
la fleur de camélia
battement
d’ailes du paysage
feuille
pliée sur feuille
à
l’infini
tout
est crevasse et cassure et rupture
montagnes
en chute
cadavres
d’arbres qui s’envolent
bruissement
sans relâche des hélices
gémissement
des scies
tendre
mise en éventail
des
horizons
val
sur val
se
pose
se
couche
dos de
forêts échelonnés
une
centaine de fois
cercle
de camélia
des
heures
de
granit.
VII
Pluie
et brouillard
flocons
de nuages
se
détachent des collines
humidité
froide
mousses
noire
bleu
vert
foncé
le bus
part
horaires
farfelus
accident
de personne
objet abandonné
à
travers la vitre du bus
je
découvre un pays inconnu
aller
un peu plus loin
connaître
l’autre face
de la
montagne lunaire
imaginaire
carte
sur mes genoux
imagination
perception
bribes
de vapeurs froides
les
gardiens du seuil
apparaissent
tours
dominants la vallée
menaçant
les
uns
les
autres
seuil
végétal
bois
rivière
haies
sauvages
aussitôt
attentes d’absolu
aussitôt
déçues
immense
centre d’empaquetage
et de
distribution
ovni
dans une nature presque alpine
falaises
de gré et de gneiss
portant
une végétation
luxuriante,
méridionale
présence
des châtaigniers
à
Lièpvre
un
chevreuil
ou
est-ce une biche
nous
regarde passer
du
haut d’un rocher
juste
au-dessus
du
village
au
moment
où je
descends du bus
St.
Croix aux Mines
centre
la
pluie s’arrête
perplexe
villa
splendide abandonnée
résidus
de parcs infinis
découpés
encadrés
grillagés
belles
maisons
formes
couleurs
ensembles
intactes
mal
aimées
habitées
sans choix
sans
joie
souffrance
en souvenir
au
bout d’une histoire
je
cherche un lieu pour manger
seule
une pizzeria à guichet automatique est disponible…
je
trouve refuge « Au raisin »
assez
plein
tout
le monde se retourne quand j’arrive
un
étranger
fin
septembre
non
rien à manger
il y a
bien longtemps
village
mort
je me
protège dit la patronne
perplexe
grande
beauté
certains
lieux
entrées
fenêtres
couleurs
de façade
devantures
de magasins
fermés
époque
des filatures
du
beau tissu
avant
le synthétique
fierté
ouvrière
vide
symbolique
questions
se posent
espèce
de malédiction ?
espace
d’impuissance ?
traces
de la guerre ?
d’abandon ?
du
refoulement ?
fuir
traces
d’humanité
d’engagement
d’harmonie
beauté
de l’ensemble
des
détails
pli
poétique
comme
un souvenir
immédiateté
des signes
pas de
maquillage
pas de
mise en scène
est-ce
cela l’authenticité
traces
de la vie
au
quotidien
premier
pas vers la résilience
sont
là
une
pharmacie
un
tabac
une
fleuriste
l’énigme
est là
à
livre ouvert
continuer
la lecture
doute
mon
regard est-il fait de ce que je sais
dans
quelle mesure un lieu existe-t-il en tant que tel
au-delà
d’un
regard
le
génie du lieu
triste
tragique
utopique
et si
tout était à venir
et si
tout était là
l’image
me revient
du
trésor au plus profond de la terre
fil
précieux à trouver dans la mine
et si
tout était là
repérage
VIII
dernières
roses autour du bassin
sur
une ligne centrale
trois
jets d’eau en biais
de
droite à gauche
cinq
de gauche à droite
dont un
tout minuscule
plateforme
de pierre en arrondie
encadrée
d’une grille en fer forgé
bout
de place des Vosges au cœur des Vosges
grandiose
bâtisse qui dort entre les hêtres géants
rêvant
d’un air
triste
et prometteur
India
Song
assis
sous un frêne immense en agonie
seules
les pointes
de ses
six majestueuses branches
portent
encore quelques
touffes
de feuilles vertes
les
bancs du parc sont couverts de petites mousses et lichens
la
roseraie envahit le tunnel d’une longue pergola en bois
envahie
elle-même de liserons et de ronces
grandiose
composition végétale
décadence
joyeuse
la
monumentale pergola en pierre résiste à cette orgie
et
boude un peu dans son coin
quand
je repasse
en fin
de journée
un
groupe de bénévoles
d’une association
de jardinage collectif
est en
train de tailler les rosiers et ils m’invitent
à
faire de même
avec
fierté une femme me montre le potager en permaculture
qui se
trouve tout au fond du parc
illuminé
par les fleurs de soucis
répandues
partout
le petit
pavillon en bois et en briques
me
rappelle les tourelles en Dordogne
il est
fermé
toutes
ses ouvertures sont bouchées d’aggloméré
une
mise en cadrage abstraite
en
honneur des Spindler
les
colonnes à droite du pavillon
me
font penser à des potences
restes
d’une autre pergola monumentale
symétrique
à celle qui boude
dans
son coin
face
au frêne mourant
de
l’autre côté du pré
un
jeune frêne à fleurs
bien
vert
vigoureux
besoin
de m’asseoir à nouveau sur un banc
depuis quelques mois la douleur
s’est généralisée dans tout mon système de locomotion du côté droit comme
si toute la jambe et le bas du dos étaient vrillés par une main géante
invisible
au
moment du repos j’arrive à détendre un peu le tourbillon
mais
sans jamais vraiment en sortir
fascias,
articulations, tendons
tendus
sur mes os et mes muscles
tel un
grand instrument de musique ancien
dont
les cordes vibrent aux sons
de
toute une vie
trois
immenses hêtres
derrière
le château
(on
voit qu’il y en avait quatre)
offrent
un tapis de fèves généreuses
ma
mère ramassait ces fèves pendant la guerre
pour
en faire de la farine
Buchweizen
blé de
l’hêtre
je
rentre dans une atmosphère toute autre
c’est
le jardin des vivaces
je me
sens comme chez moi
dans
cette partie du parc
située
entre château et serre
la fin
de saison est déjà
bien
avancée
trace
de l’absence
d’une
recoupe au milieu de l’été
je
profite
des
couleurs du fané et desséché
rouge
sang
jaunes
et ocres effacés
vert
amande délavé
écritures
noires et blanches sur un tissu végétal dense
en
train de devenir transparent
le soleil du soir au dos
je bois la chaleur tel un chat allongé
la fatigue du corps se dissout
l’instrument sonore se met en branle.
IX
Écouter le silence
En
attendant le brame des cerfs
Je
croque
La
pomme
De mon
enfance.
©Victor Saudan
24 décembre 2021
|