À propos de la poésie hongroise contemporaine
(1)
Les poèmes hongrois
contemporains adoptent souvent un ton nouveau pas nécessairement
liés
aux tendances précédentes et mériteraient
plus d’attention internationale qu’ils n’en reçoivent
actuellement. Cependant, leur adaptation en langue étrangère n’est pas
facile. Le traducteur lui-même est
confronté
au choix des poèmes
qu’il doit traduire et n’aura peut-être
pas l’idée
de ce qui est précieux
et de ce qui l’est moins dans le vaste corpus d’une œuvre. (Bien sûr, il est difficile, même pour les
locuteurs natifs, de déterminer
laquelle des œuvres
contemporaines serait intemporelle.) La relation personnelle est donc
cruciale, bien qu’elle ne soit souvent pas suffisante pour un volume – on
le voit par exemple dans la correspondance française d’Ágnes Nagy
Nemes (2), dont l’anthologie de poèmes
franco-hongroise a finalement été publiée cette année, trois décennies après sa mort. En
ce qui concerne ce qui est traduit, ce n’est pas seulement la qualité esthético-poétique qui est
décisive,
mais aussi la mesure dans laquelle un auteur/une œuvre en langue
étrangère peuvent être intégrés dans
l’environnement de la langue cible.
Actuellement, dans l’enseignement
public hongrois, il est normal de considérer comme contemporains des poètes comme Ágnes Nagy
Nemes (1922–1991), János
Pilinszky (1921–1981), Sándor
Weöres
(1913–1989) qui étaient
de jeunes poètes
en 1945. Cette date est une frontière
politico-idéologique
et non pas une césure
esthétique :
nous y intégrons
les trois années
d’une Hongrie « libre » après la Seconde Guerre mondiale, puis
le régime
oppressif de Mátyás Rákosi (de 1948 à 1956) et l’ère Kádár (de 1956 à 1989) lorsque
les auteurs ont été regroupés en trois catégories « supporté, toléré,
interdit »
en fonction de leur degré
de réponse
aux attentes du régime. La poésie
de György
Petri (1943-2000) ou d’Ottó
Orbán
(1936-2002), qui ont écrit
pendant la plus grande partie de leur vie sous l’ère Kádár, est souvent
enseignée
en tant que contemporains, même
aujourd’hui, bien qu’ils soient morts depuis deux décennies. Il y
a encore quelques années,
Dezső
Tandori (1938-2019), János
Térey
(1970-2019), Szilárd
Borbély
(1963-2014), Sándor
Csoóri
(1930-2016) ou Sándor
Kányádi (1929-2018)
auraient certainement fait partie du canon vivant de la poésie hongroise.
Mais dans cette étude,
je considèrerai
les auteurs vivants comme contemporains, et j’essaierai de me concentrer
sur les plus jeunes afin de tracer un arc de tendance historique.
Des poèmes caractéristiques de la
poésie
contemporaine, tout comme ceux de nos aînés, redéfinissent
constamment le concept du poème,
ouvrant un nouvel espace poétique
à
travers lequel ils font place à
la tradition, non seulement en termes de thématique, mais aussi selon les
lignes de l’art poétique
et de la manière
de parler qui évolue de génération en génération : par exemple
Oravecz dont les thèmes-clés
de sa poésie sont la mémoire
et l’oubli, l’interdépendance
du moi et du toi est proche de Lőrinc
Szabó,
tandis qu’un Petri se réfère à Attila József, c’est-à-dire
(principalement) à
la poésie
moderne tardive des années
1930.
Dans la poésie hongroise
d’aujourd’hui, il y a un pluralisme des valeurs, plusieurs aspirations et
façons
de s’exprimer coexistent. La tendance significative la plus récente est le
post-modernisme, qui accueille le langage quotidien dans la poésie, et montre
les conflits internes du langage et notre immersion sensible dans le
langage. Les sujets le plus souvent traités sont déstabilisation,
déstylisation,
antirhétorique
et fragmentation. Le paradigme post-moderne caractéristique des
années
1960 et 1970 s’est formé
dans le sillage de la poésie
de György
Petri ou d’Imre Oravecz, aux côtés de Dezső
Tandori, et peut être
considéré comme un
tournant dans l’histoire de la poésie
hongroise. Une étape
importante a été l’anthologie Költők
egymás
közt
[Poètes
entre eux] de 1969, dans laquelle Petri a été introduit par István Vas, qui était déjà "établi" et
Oravecz a été présenté par Weöres. L’année symbolique
de la révolution
postmoderne est 1973, car c’est alors que le livre Egy talált
tárgy
megtisztítása
[Nettoyer un objet trouvé]
de Tandori a été publié. (Petri, qui
est célèbre pour ses
poèmes
politiques/émotionnels/sociaux,
a publié
son premier volume en 1971 : Magyarázatok
M. számára
[Explications pour M.] ; et le premier volume d’Oravecz, qui évoque aussi
Paul Celan, est de 1972, intitulé
Héj [Coquille].)
Cela montre aussi que le post-modernisme n’est pas un seul courant poétique, une
seule façon
de parler.
Dans la littérature
hongroise du XXe siècle,
l’idéal
poétique
de chaque époque
était
généralement lié à une revue ou à un atelier
intellectuel : Nyugat
[Ouest] (1908-1941), Újhold [Nouvelle lune] (1946-1991), Holmi [Affaires] (1989-2014). Les
auteurs de Újhold, caractérisés comme hermétiques et
objectifs (principalement Ágnes
Nagy Nemes) sont encore aujourd’hui des prédécesseurs stables. De tels poèmes ont été écrits par de
nombreux poètes,
considérés comme
post-modernes. Takács
et Tóth,
par exemple, renouvellent la tradition de Újhold
du point de vue de l’usage quotidien du langage, Kukorelly s’inspire également de la
néo-avant-garde
hongroise et de la nouvelle sensibilité ouest-européenne, et Parti
Nagy semble penser davantage à
la poésie
des jeux de mots de Tandori. Le post-modernisme hongrois se caractérise également par
une remise en question du confessionnalisme de Petri, Tandori et Oravecz
(3).
Pour mieux approcher les thèmes de
la poésie hongroise, on peut citer quelques poèmes caractéristiques du groupe
« Holmi » :
Ajtófélfámon
jel vagy [Tu es un signe sur mon montant de
porte] par Ágnes
Gergely qui est une confession sur l’absence angoissante d’un père disparu, la
tragédie
de l’Holocauste, l’identité,
l’un des premiers poèmes
du traducteur-enseignant) ;
Ahogyan élek
[Ma façon
de vivre] par Zsófia
Balla, un court poème
sur la patrie du poète
né
en Transylvanie, diplômé de l’académie de
musique, qui a vécu
toute la dictature Ceaușescu
(1974-1989) en Roumanie et n’a émigré en Hongrie que dans les années 1990. De
nombreux membres de sa famille sont morts à Auschwitz mais ses parents en sont
revenus.
A klinikán
még
egyszer [A la clinique encore une fois]
par László Lator, un poème de deuil émouvant, poème d’adieu,
paroles d’amour du plus ancien classique hongrois contemporain, qui a
chanté
les psaumes avec la jeune Ágnes
Nemes Nagy.
Fény
utca [Rue claire] par Zsuzsa Takács, poème funèbre du
traducteur-poète
à
la mémoire
de sa mère.
A felnőttkor
kezdete [Le début de l’âge adulte] par Szabolcs Várady, un bloc-poème philosophique de l’ancien meilleur ami de
Petri et éditeur
posthume de ses poèmes ;
ce poème contient
l’expression « rejtett
kijárat » [sortie cachée], qui est
devenue le titre du volume de Várady en
2003.
Également: Sors bona
par le traducteur-poète
Mónika
Mesterházi,
un poème
sur le manque d’enfants, sur l’identité ;
Hangok
folyója [Fleuve de voix] par la poétesse-écrivain-traductrice-mère Krisztina Tóth, un poème d’art poétique ;
Elhagy
[Abandonner] par la poétesse-traductrice-mère Anna Szabó T. qui dépeint
l’absence tacite de la mère,
la désirant
ardemment, c’est le poème
titre de son cinquième
volume de 2006 ;
Búcsúlevél
[Lettre d’adieu] par l’innovateur de la poésie publique et politique
hongroise, István
Kemény
qui est un poème
amer de 2011 s’adressant à
la patrie.
Mais il y avait aussi d’autres
tendances, comme la poésie
des Kilencek [Neuf] :
leur première
anthologie est intitulée
Elérhetetlen
föld
[Terre inaccessible] publiée
en 1969, le poème
titre a été écrit par János Oláh (1942-2016),
la préface
par László Nagy. Nagy a
souligné
que les auteurs (par exemple Oláh
et Katalin Mezey) sont tous des enfants de travailleurs manuels, ils
connaissent ce travail, mais ils ont ensuite obtenu leur diplôme
universitaire. Ils étaient
liés
poétiquement
plutôt
à
Nagy, Illyés
et à
la tradition de la poésie
populaire. Après
le changement de régime
(1989), ce groupe a une sorte de continuation dans la revue Magyar Napló
[Journal Hongrois] avec János
Oláh
comme rédacteur
en chef, qui est aussi le journal de l’Association des écrivains
hongrois, qui existe encore aujourd’hui.
Le
groupe Forrás [Source] s’est développé en même temps que
les précédents. Le Forrás en tant qu’union
des écrivains
dont le premier volume a été lancé à la fin de
1961 chez le roumain Irodalmi Könyvkiadó [Editeur de
Livres Littéraires],
plus tard édité par la maison
d’édition
Kriterion. Les auteurs regroupés
autour de cette collection représentaient un
idéal
socio-moral et une qualité
esthétique
contre la dictature sont aujourd’hui généralement classés en cinq générations. Les
membres représentant
la nouvelle voix de la première
génération étaient Gizella
Hervay et Domokos Szilágyi
(1938-1976), dans la deuxième
Zsófia
Balla et Árpád Farkas
(1944-2021) – leur anthologie importante est le Vitorla-ének
(4) [Chant de voile] de 1967 –, dans la troisième András Visky (1957)
et Géza
Szőcs
(1953-2020). La quatrième
génération est
comptée
à
partir du volume de 1983 de András
Ferenc Kovács
(Tengerész
Henrik intelmei [Les avertissements d’Henri le
Marin]), la cinquième
génération est le
cercle de ceux qui sont partis après
Ceausescu. Parallèlement,
dans la littérature
hongroise de Voïvodine
des années
1960, un mouvement se développe
autour de la revue Új Symposion [Nouveau
Symposium] avec les poètes
Ottó
Tolnai, István
Domonkos (1940), János
Sziveri (1954-1990). En Oblast de Transcarpatie, au tournant des années ‘60 et ‘70,
les auteurs sont regroupés
autour de Forrás
Stúdió [Studio de
Source], dans les Hautes Terres les auteurs étaient regroupés autour du
journal Iródia
dans les années
‘80.
C’est également à cette époque qu’une
tendance (néo)
avant-gardiste, expérimentale
et visuelle se développe
autour de la revue parisienne Magyar
Műhely [Atelier Hongrois] fondée en 1962 –
les noms de Tibor Papp (1936-2018), András Petőcz (1959) et Károly Bari
peuvent être
mentionnés–,
mais la poésie
sonore et la performance ne peuvent pas non plus être négligées, la poète-performeur
Katalin Ladik (1942) est une légende
vivante. Les efforts de la néo-avant-garde,
souvent considérés comme extrêmes et étonnants,
n’ont pas été intégrés
organiquement dans les valeurs hongroises,
bien qu’il existe encore aujourd’hui certains de leurs praticiens.
Peut-être que le discours sous-stylisé et non poétique de
Tandori et de Petri est l’exemple le plus important pour la plupart des
poètes
d’aujourd’hui. Bien que pendant un certain temps cette tendance lyrique
ait semblé
être
supplantée
par une façon
de parler ironique et joueuse dans les années 1990 marqué de nom de
András
Ferenc Kovács
(poète,
traducteur, éditeur,
membre de la 4e génération de la
revue Forrás [Source]) et
de Lajos Parti Nagy (poète,
écrivain,
éditeur),
qui est extrêmement
difficile à
traduire en raison des nombreux intertextes, mais cette tendance semble
s’essouffler aujourd’hui. Néanmoins,
le langage décomposé de
Lajos Parti Nagy était
très
influent et significatif à
son époque :
une voix parodique qui utilise les registres inférieurs de la
langue parlée,
saturée
de transcriptions et de formations de mots individuelles, repensant la
tradition (de la revue Nyugat),
parfois assez mélodique.
Des pièces
inoubliables sont par exemple Szívlapát [Lame de
cœur], Dallszöveg
[Texte de la chanson] chanson et Merlin,
gerlever [jeu de mot intraduisible] qui sont toutes ancrées dans la
langue et la culture hongroises, cette dernière, par
exemple, renvoie au poème
Szonettek [Sonnets] de Mihály
Babits. La tendance à
la critique linguistique de András
Ferenc Kovács
culmine dans la poésie
de rôle,
tant et si bien que pour lui le texte du poème établit le locuteur sous forme de
pastiches, palimpsestes, périphrases
masques, translittérations.
Le J. A. szonettje [Sonnet de J. A.] qui fait référence à Attila József et János Arany également et le
Pro domo font partie intégrante des
valeurs hongroises contemporaines.
Par rapport à eux, le ton
et le style observés
principalement chez les auteurs du groupe Telep [Habitation] nés dans les années 1980 (e.g.
Dénes
Krusovszky, Péter
Pollágh,
Kornélia
Deres) peuvent être
perçus
comme un changement qui mène
plutôt
à
la purification, il met en lumière
la réduction
et la sous-rhétorisation
du langage, et souvent la manifestation de ce processus lui-même (le besoin
de se conformer au langage et l’exposition au langage). L’œuvre de Petri,
Marno, Szijj et Ferenc Gál
(1961) en sont les plus proches. Le groupe Telep est peut-être la seule
communauté
auto-organisée
des années
2000 qui a également
publié
sa propre anthologie (5).
À
partir des années
2000 environ, les poèmes
sans
syntaxe et à
structure elliptique sont à
nouveau typiques – le poème
est un champ expérimental
pour faire parler la langue. En même
temps, l’émergence
de voix narratives confessionnelles ou du moins à la première personne,
ainsi que l’appréciation
et l’inclusion des aspects des sciences culturelles dans la poésie (du genre
social à
travers l’identité
de genre jusqu’à
la crise climatique), est une nouveauté par rapport aux tendances objectives
et impersonnelles. L’inclusion de la biologie dans la poésie hongroise
connaît
une renaissance et produit de nouvelles tendances auparavant
inhabituelles dans la littérature
hongroise avec la poétique
du corps, les études
animales, le posthumain ou l’anthropocène. Márió Z. Nemes appartenant au groupe
Telep, a créé
des corps post humains bizarres et des hybrides dans sa poésie, même son premier
volume intitulé
Alkalmi magyarázatok
a húsról
[Des explications occasionnelles sur la viande] (2006) est de nature expérimentale. La
fusion de la chair et du monde des machines peut également être ressentie
dans la poésie
de Kinga Tóth
(poèmes
de All machine [Toutes les machines] de 2014). Les créatures
hybrides de Borgès prennent vie dans la poésie de Zoltán Németh qui dans
son volume de 2016 (Állati
férj
[Mari animal]) crée
ses créatures
en mélangeant
des caractéristiques
et des corps humains et animaux, et les utilise pour créer son langage
lyrique unique. Ce sont des poèmes troublants, pas légers, tout comme
dans le précédent livre de
l’auteur Állati
nyelvek, állati
versek [Langues animales, poèmes
animaliers] (2007).
Parmi les auteurs référencés,
Krisztina Tóth
et Anna T. Szabó
écrivent
des livres pour enfants ainsi que le poète-traducteur Krusovszky, fondateur
du groupe Telep, et le poète-traducteur
Dániel
Varró,
qui – à
l’instar de János
Lackfi (1971) – dans sa poésie
« adulte » est également un
représentant
de la poésie
plus légère, plus humoristique,
rythmée
et parlée
à la manière de Weöres
et souvent mise en chansons.
Péter Závada, par exemple, représente une
direction plus classique. Dans ses poèmes les plus récents, il est
particulièrement
remarquable que son modèle
important soit la poésie
d’Ágnes
Nagy Nemes. En comparaison, la carrière
de la poésie
slam (6) et le fait qu’il ait longtemps été membre d’un groupe de rap forment
un contraste saisissant. Au centre de son premier volume (Ahol
megszakad [Où ça casse],
2012) se trouve le chagrin causé
par la perte de sa mère.
Depuis le tournant du millénaire, la littérature
hongroise s’est progressivement centrée sur les traumatismes, le féminisme
post-moderne, l’éco-critique
et la tolérance
envers les opprimés
et les marginalisés
sont passés
au premier plan (7). Une nouvelle caractéristique de la poésie hongroise
contemporaine est qu’elle n’est plus massivement dominée par les
hommes. La plus grande tâche
de la poésie
contemporaine mettant l’accent sur les thèmes féminins est de donner un langage et
une voix appropriée,
et ainsi de la force aux personnes vulnérables, au chagrin et à tout ce qui était
auparavant entouré
d’un sentiment artificiel de honte, même dans la poésie.
Outre les auteurs cités jusqu’ici et
certains de leurs poèmes
mémorables
(par exemple Krisztina Tóth :
Hányszor könyörgtem
[Combien de fois ai-je supplié],
Zsófia
Balla : Ameddig élsz
[Tant que tu vis]), par exemple le livre d’Anikó Polgár, Régésznő körömcipőben
[Archéologue
en talons aiguilles] (2009) est composé de descriptions des changements
corporels d’une mère.
L’avocate-traductrice Zita Izsó
est également
entrée
dans les valeurs contemporaines avec plusieurs volumes, ses poèmes les plus mémorables sont A hír [La nouvelle]
(dans lequel le chagrin nous transperce d’un clic retardé) et Belső
naprendszer [Système solaire intérieur] (une
représentation
lyrique sensible de l’infertilité).
Veronika Horváth
traite de la vulnérabilité et des
maladies du corps féminin
dans son livre Minden átjárható [Tout est
perméable]
(2017).
La poésie lyrique hongroise contemporaine
est extrêmement
diversifiée,
non seulement plusieurs générations, mais
de nombreux courants poétiques
se côtoient,
ne s’annulant pas, mais se complétant.
©Adrienn Pataky
(traduit en français par Anna Tüskés)
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